The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
Emid Dictionary
C'est désormais la grande parade du monde. Des ballets, des cortèges princiers, des carnavals, des festivals, des concerts, des défilés de mode… des courses de chevaux. Ca chante, ça danse, ça crache du feu et… du venin. Ca prie, ça se repent. Ca prêche, ça homélise. Ca se dispute, ça œcuménise, ça se réconcilie. Ca s'exhibe, ça pose, ça cacophone. Les uns vendent leur poisson, les autres leur volaille. Les plus charlatanesques proposent leurs remèdes, les plus chevaleresques leurs conseils. Les philosophes se disputent avec les sophistes et l'on ne distingue pas toujours les uns des autres. Ca braille, ça discourt, ça raisonne, ça devine, ça commente, ça prophétise. Certains invoquent leurs dieux, d'autres leurs démons. Bien sûr des comédiens, des cabotins, des artistes, des magiciens. Chacun accomplit son tour, son morceau, son numéro. Les peintres exposent leurs toiles, les sculpteurs leurs pièces. Les poètes bredouillent leurs poèmes, les prosateurs présentent leurs livres. Les promoteurs et les bonimenteurs sont légion. Ils vendent de tout et de rien. Des livres délétères et des livres suaves. Des chants navrés et des musiques nacrées. Certains crient victoire on ne sait sur qui, d'autres s'avouent vaincus on ne sait par qui. Certains concluent la paix avec leurs bêtes noires, d'autres déclarent la guerre à leurs bêtes de compagnie. Les plus désabusés proposent leurs balivernes en guise de perles. Les plus discrets se contentent d'une citation à laquelle ils donnent l'envergure d'une légende.
Les badauds se plaisent à cette grande brassée des entretiens. Ils s'improvisent volontiers photographes pour avoir quelque chose à montrer et s'attirer une illusoire marque de tendresse virtuelle. Certains se contentent de voir ; d'autres sont tant pénétrés de leur balourdise qu'ils ne distinguent pas plus entre l'humour et le sarcasme qu'entre la sagesse et la bêtise, la prose des gens qui passent et la poésie des gens qui mendient. On devine de grandes doses de tendresse, de générosité, de bonté et derrière tout ce déballage d'amitié – une grande solitude. On aurait l'illusion de converser avec le monde entier alors que la plupart du temps on ne s'entretient qu'avec soi-même. On déroule les accueils sans s'attarder. Dans le meilleur des cas, on aurait des trainées de souvenirs, de nostalgies et de goûts moisis. Le héros le plus populaire de la place reste sans conteste Charlie Chaplin.
Depuis que les vieilles personnes ont découvert la place, ils y passent leur retraite. Ils ressassent leurs souvenirs et se livrent à une revue nécrologique de leur passé. Des revenants, que l'on croyait morts, surgissent des classes ternes où l'on conjuguait l'ennui et des tentes moites où l'on couvait des rêves de bonnes actions : « Te souviens-tu de moi ? » Répondre non serait vexer, répondre oui serait mentir et courir le risque de s'empêtrer dans une conversation qu'on ne saurait comment conclure. La mort est plutôt absente. De rares décès, qu'on regrette, de discrètes condoléances, qui dispensent de se déplacer. Des hommages à des étoiles qui se sont éteintes. Le sacrilège consisterait désormais à supprimer la page d'un disparu devenue sa page de souvenir.
Ce n'est ni l'agora d'Athènes ni la place Jama el-Fnaa de Marrakech, c'est la place des places, c'est le royaume de Z. où l'on n'est pas tant admis comme ami que comme badaud. Pour le meilleur et pour le pire. L'entrée est peut-être gratuite mais ça manque d'odeurs et de saveurs...
L'aliénation au sens clinique du terme guette dans les processus de normalisation inhérents à l'acculturation et à la socialisation de l’individu. D'un côté, elle recouvre une carence ; de l'autre, un excès. Souvent, un mélange inextricable des deux. Dans les cas de carence, l'aliénation couve sous des démarches qui n'aboutissent pas. On végète en deçà de ses attentes, de ses rêves et de ses promesses. On a voulu être ceci ou cela ; on n'est devenu ni ceci ni cela. On est en deçà de ce qu’on voulait être, de ce qu’on devait être. On ne se résout pas à cette discordance ; on ne s’en fait pas une raison. La relation qu’on entretient avec soi est perturbée. L'aliénation risque alors de se muer en douce démence. Dans les cas d'excès, l'aliénation couronne des processus d'exaltation – religieuse, politique, romantique – qui ne recueillent pas la reconnaissance souhaitée. Elle se déclare quand la passion – l'une ou l'autre – donne à la raison l'allure échevelée ou morbide d'on ne sait quelle conviction – chez soi – et quel délire – au regard d'autrui. Elle n'est déraillement qu'autant que le raisonnement est détourné de son cours normal (?), hors des sentiers balisés par la société, par des considérations plus impérieuses que la lucidité du bon sens. Elle risque de tourner à la folie, souvent vécue comme super-raison, plus impérieuse que tous les démentis objectés au nom de la réalité et du sens commun, douée d'une logique interne inexorable, résistant à toute tentative de raisonnement. Elle se coule dans les prédispositions humaines pour le mythe, l'illusion, la ratiocination. Cette folie menace l’individu de démantèlement et il ne s'en remet pas sans procéder à la déconstruction du récit longuement concocté et ruminé dans la clandestinité d'une méconnaissance, d'une exclusion, d'une illumination ou d'une hallucination.
Les engrenages et mutations des passions s’accompagnent de glissements de l'esprit, de crispations, d’emballements et d’aveuglements. C'est le moral (mental-moral) qui déraille au point où l’on ne distingue plus, dans les cas limites, entre moralité et immoralité. La plupart des aliénés sont du reste « moraux, trop moraux », au point de succomber à l'une ou l'autre des victimisations qui perturbent la vie courante. Cette prédisposition pour la folie serait l'un des traits les mieux partagés par les humains (en Occident) qui ne seraient normaux qu'autant qu’ils rangeraient leur aliénation potentielle sous le registre religieux ou poétique. Peut-être même est-elle constitutive de l'humanité et ne prend-elle une tournure pathologique que parce qu’elle déborde les possibilités qu'autorisent la réalité et la civilité. Plus généralement, l'aliénation accompagne la « dénaturalisation » civilisationnelle de l'homme – son arrachement au régime de nature. L’homme est un animal « dénaturalisé » qui tire gloire de sa « dégénérescence » et l’exalte comme puissance, culte, sainteté, créativité… génie. Ce serait à maîtriser son aliénation qu'il se consacre dans et par la vie domestique qui le voue à sa progéniture ; par et dans la vie religieuse qui le voue à Dieu ; par et dans travail qui le voue à une œuvre. Dans la première, il lie sa vie par des engagements et des devoirs ; dans la seconde, par des rites ; dans la troisième, par des rythmes. L'aliénation est le meilleur chantier de création puisqu’elle exacerbe le génie que sa paradoxale évolution dégénérative imprime à l'homme. Le singe ne passera à un palier supérieur que lorsqu’il commencera à donner de premiers signes d'aliénation, d’écarts avec sa condition naturelle et son comportement habituel.
L’homme se cherche davantage qu'il ne cherche le bien ou le mal. Il attend une révélation qui l’arracherait au désespoir de mourir. Dans et pour son malheur, il ne se doute pas que la conscience du non-sens est encore celle qui lui donne sa plus grande dignité. Le jour où il ne la brouillera plus, il se départira de sa vanité et se recueillera dans le miracle – volontiers divin – de sa présence.
On ne sait pas ce qu'est l'âme ; on ne le saura pas. Ce serait ce qui survit au corps si toutefois quelque chose lui survit. Elle n'est ni dans le cœur ni dans le cerveau, ni dans les entrailles ni dans la chair. Elle est partout et nulle part. Elle est scellée dans le mystère de la présence qui ne se laisse pas percer ; elle en est la clé aussi. L'âme est ce qu'on a trouvé de mieux pour ne rien trouver. Elle est ce rien dans le tout et ce tout dans le rien. Elle est le nœud de toutes les questions que seule la mort dénouerait. Elle est ce vide où l’on sombre et d’où l’on s’extrait. L’âme est je ne sais quel accent dans le tourbillon de la vie, quelle étincelle dans la condensation de la divinité. Elle est ce qui déborde la présence dans le transport religieux, la cristallise et la dissout dans l'extase religieuse et la coule dans la déréliction religieuse. Elle est d’amour et de haine, de soie et de velours, de nostalgie et de souhait, d’abîme et de recueillement… de papier de verre et de papier brouillon.
Dans toutes les mystiques, l'âme se présente comme l'empreinte de Dieu en l'homme, qu'elle soit le siège de la raison, de l'intuition, de la révélation ou de tout autre prédisposition pour l'immanence ou la transcendance. Angelus Silesius : « L'image de Dieu est imprimée en l'âme / Heureux celui qui porte cette monnaie dans un linge pur » (Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, III, § 76, Editions Payot & Rivages, 2004). Il dit encore : « Mon âme est une coquille où un petit poussin / Veut être couvé par l'esprit de l'éternité » (Id. II, § 87) L'âme est ce pli de la conscience où loge Dieu en guise d’interrogation suprême.
L’âme est un palimpseste recueillant les strates de vécus, l’une recouvrant l’autre, sans que l’on ne sache quelles interactions postuler entre elles. Plutôt que de s’épuiser, ses gisements ne cesseraient de s’enrichir et de changer. De s'étioler enfin. Sa division en trois parties est si courante qu'elle suscite l'indulgence pour ses bonimenteurs. On ne s'entend pas pour autant sur les parties. Toutes ces distinctions ne prétendant qu'à une vérité poétique, je dirais pour ma part : la première partie se tisse de vices et de vertus : c'est la partie morale ; la deuxième de vanité : c'est la partie mondaine ; la troisième des secrets qu'on ne dévoile à personne : c'est la partie secrète. La première partie accompagne le corps ; la seconde se dissout avec nos leurres et nos illusions ; et seule la troisième serait… éternelle.
L’âme est, je ne sais pourquoi, volontiers païenne, acquise au merveilleux et à l’éphémère de la vie, tourmentée par un intrus, désirable et indésirable, que les hommes nomment Dieu. L'âme est ce qu'on a trouvé de meilleur pour pointer le miracle de notre présence et distinguer entre ce qui lui donne sens et ce qui lui parait non-sens.
L’âme, distillée dans le corps, n'est en vérité que son talisman.
L’Andalousie, dans le sud de la péninsule ibérique, est un mythe composé et raturé par l’histoire des trois religions. Une sublime avancée de l’Arabie, qui se risqua jusque-là pour chercher un sens à ses conquêtes et les arrêter. Philosophiquement, religieusement, poétiquement. Les Omeyyades ont d’abord bâti leur khalifat qui a vite éclaté en royaumes des Taifas qui se proposent désormais à nous comme autant de royaumes de villégiature. Les Omeyyades ont été suivis par les Almoravides, dont l’esprit de conquête s’est heurté aux charmes et aux loisirs de la contrée. Les Almohades leur ont succédé en une cavalcade berbère dont on occulte la puissance et souligne l’intransigeance. L’Andalousie ne se remettait pas du bouillonnement des uns et de la rigueur des autres qu’elle succombait à la reconquête chrétienne. Elle s’en serait peut-être remise si l’Inquisition ne s’était mise à la vider de ses Juifs et de ses Maures. L’histoire aurait été bouleversée si ce premier lieu de rencontre entre les trois religions monothéistes, en lequel d’aucuns décèlent un laboratoire de coexistence, n’avait décanté en vestiges architecturaux et en bribes poétiques.
La poésie fut d’abord, dans la meilleure des traditions bédouines, une émulation au combat. Mais quand les guerriers, succombant aux insinuations des saisons et aux délices de la vie, se retiraient dans leurs palais et leurs casernes, ils se mettaient à l’amour et au vin. Le style passait pour une vertu et un talent, voire pour un don où continuaient de retentir des velléités prophétiques. Le chant – en arabe, en hébreu, en latin – conte la romance de l’Andalousie où convergent l’engouement des Bédouins et des Berbères pour ce seuil de l’Europe, la tendresse de Juifs pour ce bout de l’exil et l’attachement des Chrétiens pour cette pointe de l’Europe. L’Andalousie, dont « nous portons en nous », disait Jacques Berque, « à la fois les décombres amoncelées et l’inlassable espérance », est devenue une métaphore méditerranéenne.
La création artistique participe du culte religieux, la contemplation artistique aussi, et jusqu'au commerce de l'art. Le génie remplace la piété, le talent le rite. La pratique de l'art ne représente souvent, pour reprendre Adorno, qu'un succédané de religion pour les sans-religions : « L’art est la magie délivrée du mensonge d’être vraie. Puisque les œuvres d’art décrivent quoi qu’on puisse dire des fétiches – doit-on blâmer les artistes qui ont un comportement un peu fétichiste envers leurs productions ? » (T. Adorno, Minima Moralia, Payot, 1983, & 143, p. 207).
L’art convertit le désenchantement en enchantement. Il ruse avec le non-sens en lui donnant contenance et il ne s’en acquitte pas sans verser un tribut à l’on ne sait quel sacerdoce. Il entretient le culte de l’œuvre, d’autant plus sacrée qu’elle est auréolée du prestige qui lui vient du talent, présumé ou avéré, de l’artiste, de la passion – au sens religieux autant qu’artistique du terme –, de sa consécration par la critique et surtout de son prix dans les catalogues. La magie de l'art serait plus particulièrement dans cette valeur qu'on ne saurait pas plus caractériser qu'estimer. Elle est peut-être plus commerciale que poétique, elle n'en convertit pas moins de malheureuses pièces artistiques en fétiches désensorcelés pour les verser aux trésors archéologiques de l'humanité.
Depuis que l'objet d'art est un objet de culte, malgré ou grâce à sa valeur marchande, l'art s'impose comme le plus prestigieux producteur du fétichisme de par le monde. Dans tous les cas, son prix dépasse son coût, que ce soit en valeur de travail, de talent et/ou de génie. L’art n’atteint au fétichisme absolu qu’autant qu’il réussit à dissimuler le travail derrière le génie. Sans cela, on a du mal à s'expliquer l'intérêt qu'il rencontre chez les amateurs les plus riches. Quand on a tout acheté, on se lance dans l'acquisition d'objets d'art. On investit dans l'achat d'un tableau plus que dans l'achat et l'aménagement d'un château et sûrement plus que dans le sauvetage de milliers de victimes de tremblements de terre et d'épidémies. Pourtant, un tableau de Rubens, quoiqu'en disent les connaisseurs, ne serait ni plus ni moins réussi ou troublant qu'une copie réalisée par un imitateur de talent ou reproduit par les nouvelles photocopieuses HD. Il aurait pour lui l'authenticité, la rareté, la consécration d'une tradition. Or celles-ci sont battues en brèche par la sophistication de plus en plus poussée dans la reproduction mécanique et digitale et par un dessillement, volontiers philistin, sur les vertus de l'art qui, quoiqu'on dise, ne répondrait à aucun besoin vital. La romance d'une immortalité artistique pour compenser la perte de l'immortalité religieuse participe, elle aussi, du fétichisme – sans plus.
Parce qu'ils se posent en lieux de culte et qu'ils mobilisent tous les arts – autorisés – et les accueillent dans leur périmètre, les sanctuaires sont destinés à devenir des musées et les musées actuels ne seraient qu'autant de sanctuaires d'un genre nouveau pour un culte esthético-religieux où l'on simule ou pratique le plus désintéressé, insensé, passionnant et glorieux des cultes.
L'art moderne reste souvent incompréhensible. Il se présente comme autant de ratures de l'on ne sait quoi. Pourquoi toutes ces pièces ne nous convainquent qu'après avoir été encensées par une critique qui ne saurait plus quel canon invoquer et sans avoir été adoubées dans des galeries ou des musées ? Pourquoi cette déconstruction et cette décomposition ? Pourquoi cette déliquescence qui ne serait pas tant un signe de décadence que d'une quête insensée ? Pourquoi la veine poétique – sans laquelle il n'est pas d'art – tarit-elle au point qu'on trouve de moins en moins de poésie dans l’art ? Pourquoi ne disposons-nous plus de critères, les amateurs autant que les experts, pour distinguer entre l'art et la camelote ? Pourquoi nous vend-t-on toutes sortes de montages dénués d'intérêt pour de l'art ? Pourquoi nous soumettons-nous, sans que l’on puisse regimber, à une certaine dictature du goût ? Pourquoi achetons-nous des pièces douteuses que nous installons dans les meilleurs musées ? Pourquoi le talent déserte-t-il de plus en plus les artistes ou du moins toutes ces natures artistiques qui se posent en artistes ?
Dire son embarras devant les tableaux de Klee, les textes de Joyce ou les morceaux de Wagner serait encore plus vulgaire que de reconnaître ne point avoir l’œil pour Klee, la patience pour Joyce ou l’oreille pour Wagner. Chiffrer un tableau à un milliard de dollars en dit plus long sur le marché de l’art que sur son intérêt. Dugas, Renoir, Gauguin auraient sombré dans l’oubli, avec des milliers d’autres, ni plus ni moins talentueux, sans que l’art ne s’en ressente. La terreur exercée par le bon goût est l’une des plus subtiles et insidieuses : elle pave la voie à la philistinisation moderne des esprits. Le grand scandale artistique du XXe siècle, qui menace d'enterrer l'art au XXIe, a consisté à délivrer une aura à un art en gestation ou en déliquescence. On ne peut dénoncer l'imposture sans encourir le ridicule et sans être traité de réactionnaire ou d'attardé.
Même lorsqu’il tire sa raison d'être de la motivation poétique ou de la quête de reconnaissance/gloire, l'art moderne persiste à chercher sa vocation dans la mimésis. Adorno précise les paradoxes inhérents à ses prétentions : il se propose à la fois 1) de restituer la réalité par ou dans une représentation non réaliste ; 2) de changer la réalité en lui objectant une non-réalité se posant quelquefois en surréalité ; 3) de représenter l'esprit en recourant au sensible qu’il récuse. Comme en définitive l'art moderne n’imite pas plus qu’il ne représente, son intérêt se mesure à celle des distorsions qu’il propose de la réalité et des tournures qu’elles prennent pour donner la mesure – la démesure – de ses tentatives. Leurs illusions, leurs allusions, leurs correspondances… leurs portées sémantiques. Adorno en vient à voir dans l'art abstrait une expression de l'anémie tant de la subjectivité que de la réalité.
L'autre est d'abord et avant tout en moi. Il sème le trouble dans ma vie, il perturbe son cours normal, il m'arrache à moi-même. C'est mon double idéal et/ou dissolu. Le censeur ; l'épouvantail ; le tentateur. Le démon ; l'ange. Le dieu ; le diable. C'est ce que Rimbaud voulait dire quand il déclarait : "Je est un autre." Je ne suis pas celui que je vous semble être ou celui que vous me croyez être ; je ne suis pas même celui que je me donne à être et parais être. La version moralisatrice, recommandant l'autre entendu comme prochain à mon secours ou à mon service, n'a rien à voir avec cette découverte de l'autre en moi qui participe davantage de l'altération confinant à la déliquescence pathologique de soi que de je ne sais quelle exaltation de la découverte de l'altérité de mon prochain. C'est parce qu'on découvre l'altérité en soi – et autant qu'on la découvre – qu'on consent à l'altérité de l'autre entendu comme autrui ou comme prochain.
L'autre que moi – qu'il soit proche ou lointain, entendu comme autrui – est souvent sinon toujours ailleurs. Lui et moi ne voyons pas les choses sous le même angle et les causes ne manquent pas. Chacun est claquemuré en soi, sourd à l’autre, et les prédicateurs de l’altérité non moins que leurs détracteurs. On ne se range du côté d'autrui qu'autant qu'on se substitue à lui pour voir le monde de son point de vue et vivre, autant que possible, sa vie de l'intérieur. La tolérance consiste à reconnaître la légitimité de sa vision sans présumer davantage de sa vérité que de la nôtre.
L'invocation – constante – de l'autre par certains tourne souvent à un assourdissant bruitage qui tourne à l'incantation. On ne bute pas contre lui sans se sentir désarmé ou neutralisé. On ne comprend plus rien, on ne sait plus rien. On se laisse entraîner dans une gnose de l'altérité qui exerce d'autant plus ses charmes qu'elle s'illustre dans des sermons que nul ne comprend ni ne pratique. Face à son succès, plus incantatoire que convaincant, il m'arrive de me croire partiellement autiste et de pousser mes soupçons jusqu'à me soupçonner je ne sais quelle cécité – partielle ou totale – à autrui, que je l'abhorre ou l'aime. Dans le meilleur des cas, l'autre est un sésame philosophique non moins troublant que les notions de dialectique ou de phénoménologie. Dans les textes autant que dans les prêches.
Seule une détermination de l'autre pourrait m'aider à me prononcer, seule sa nomination m'aider à voir. Or ses bonimenteurs s'interdisent ou évitent de le déterminer, de le préciser ou de la nommer.
On ne sait quelles étaient la langue et la religion de Babel. On sait que ses hommes parlaient la même langue et qu’ils s’échinaient à bâtir une tour qui se proposait peut-être comme autel – le plus commun et monstrueux au monde. Babel venant de Bab El ou Porte de Dieu, on incline à voir en elle un monument érigé en l'absence de Dieu et à son absence. Le texte biblique serait partiellement humoristique. Malgré le gigantisme de la tour que l’on érige pour aller prospecter le ciel et alors qu'on s'imagine le gratter, Dieu doit encore descendre pour découvrir ce qui se trame sous lui ou derrière-lui :
« Or, toute la terre parlait un même langage avec les mêmes mots… Ils dirent : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet (touche) au ciel et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas disséminés à la surface de toute la terre. L'Eternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes. L'Eternel dit : voici un seul peuple ! Ils parlent tous un même langage, et voilà ce qu'ils ont entrepris de faire ! Maintenant il n'y aurait plus d'obstacle à ce qu'ils auraient décidé de faire. Allons ! descendons ; et là, confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus le langage des uns des autres. L'Eternel les dissémina loin de là sur toute la surface de la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Eternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Eternel les dissémina sur toute la surface de la terre » (Genèse 11, 1-9).
Le commentaire rabbinique – le midrash – est ambigu. D'un côté, il loue le langage commun des Babéliens ; de l'autre, il réprouve leur audace. On ne sait de quelle nature était ce langage pour qu’il leur permît de croire qu’ils pouvaient accéder au ciel. Peut-être un langage logique recouvrant autant de propositions scientifiques et analogue au langage des protocoles de nos laboratoires sur le génome et le cerveau. Dans un mince traité d’une cinquantaine de pages, intitulé Traité logico-philosophique, Ludwig Wittgenstein privilégiait au début du XXe siècle le déploiement logique auquel devait se plier tout langage pour que ses propositions soient positives et fassent sens. Toute proposition dérogeant à sa logique était écartée comme non-sens et considérée, dans le meilleur des cas, comme expression de sens. Wittgenstein ne résista pas longtemps à son monisme logique et dut convenir que le langage logique de la science n’est qu’un « jeu de langage » parmi d’autres et que les autres jeux de langage articulent autant de sphères de vie telles l’éthique, l’esthétique et… le commerce. Les tracés entre les sphères n’autorisant pas des transitions entre elles, on commet des transgressions linguistiques et s’expose à des… mécompréhensions sitôt qu’on parle d’une sphère en des termes qui relèvent d’une autre, comme lorsque le philosophe des sciences parle de Dieu ou un maître d’esthétiques donne des instructions morales. Le langage positiviste de Wittgenstein éclatait en mille et un jeux de langage dont chacun aurait sa logique interne. Ce n’est pas dire pour autant que les chercheurs dans les sciences naturelles ne parlent pas le même langage et ne sont pas tous mobilisés à la construction d’une tour dont on ne sait si elle ne mènera à la lune ou n’avortera d’un robot transgénique, voire génético-numérologique. La bombe nucléaire n’a pas arrêté la cavalcade des sciences naturelles, rien ne l’arrêterait sinon… Dieu.
Le langage commun la plus terrible est encore le langage totalitaire. On dit ceci ; on ne dit pas cela ; on dit ceci, on pense autre chose. On parle tous d’une même voix que personne n’écoute vraiment. On recourt à des clichés et l’on s’exécute pour ne pas risquer sa vie. On redoute des poursuites ou des représailles. On se trouve embarqué dans des chantiers volontiers barbares où la vie est d’autant plus gratuite qu’elle n’a pas d’importance et ne trouve de sens que dans l’érection de tours qui se dresseraient, même quand elles se réclament de Dieu, contre le ciel. La tâche devient si ingrate et répétitive que l’on ne s’entend plus sur les chantiers : « Quand l'un disait à l'autre : "Donne-moi de l'eau." On lui donnait du sable. Ils se battaient et s’infligeaient des blessures à la tête. "Apporte-moi une pelle." On lui donnait un râteau. Ils se battaient et s’infligeaient des blessures à la tête » (Genèse Rabba, Yalkout Shimoni). Les dirigeants – les patrons – prennent des mesures de rétorsion. On exerce la terreur. On arrête ; rééduque ; enchaîne. Les victimes se plaignent. Dieu entend leurs cris. Il vient à leur secours et c'est grâce à lui qu'ils se dispersent pour échapper à leurs maîtres, à leurs patrons… à leurs dirigeants. Un beau jour la tour s’écroule sur ses contremaîtres et ses ouvriers. C’est la débâcle ou la Perestroïka. Les Babéliens n'ont pas été exterminés à l'instar de la génération du déluge, parce que parlant la même langue, ils s'aimaient les uns les autres (Voir Genèse Rabba). Dans le texte biblique, c'est Dieu qui multiplie les langues pour dissuader les Babéliens de poursuivre leur œuvre ; c'est lui qui sème la mécompréhension entre eux et lui qui les disperse aux quatre vents. C'était peut-être le premier rêve mondialiste, centré sur un seul temple, qui volait en éclats. Dieu se déclinerait en plusieurs langues, pour le meilleur et pour le pire. Il pointerait de nouveau derrière chaque échec totalitaire, que ce soit en Russie ou en Amérique du Sud.
Le langage commun le plus pernicieux serait encore celle du travail. On serait programmé pour travailler. Le culte de la tour de Babel était peut-être celui du travail qui domine et formate tant nos vies qu’on ne saurait plus pour quelles raisons l’on s’échine autant. Pour gagner sa vie. Pour acquérir les richesses et tout ce qu'elles autorisent. Pour s'oublier. Pour être une victime propitiatoire sur l’autel du travail. Le travail ne sauve plus, le travail force, le travail perd. Le souci de la carrière l'emporte sur toute autre chose et l'on perd à la longue sa vocation. On accumule sans cesse, pris dans un engrenage qui nous domine davantage que nous le dominons. Nous devenons des bêtes de labeur qui pratiquons le travail pour le travail. Selon un autre midrash, les Babéliens ont été dispersés parce que le rendement du travailleur était plus important que sa personne : « Quand un homme s'écroulait, on ne faisait pas attention à lui ; quand une pierre tombait on se désolait et pleurait : "Malheur à nous, quand remontera-t-on une autre à sa place" Et c'est Abraham qui passant par là maudit les Babéliens en ces termes : "Engloutis, Dieu, divise leur langue. " » (Pirkei de Rabbi Eliézer). On a l'impression d’un culte gratuit auquel l’on se livre pour rien. Une civilisation claquemurée et, pour reprendre la Kabbale, « orpheline de Dieu », à moins que le travail – avoda en hébreu – ne se résorbe dans le service de Dieu – avoda en hébreu.
Le langage commun n’a cessé de hanter l’humanité. On connaît la tentative de l’esperanto qui s’attache encore de nos jours de pittoresques partisans. On est surtout impressionné par la conquête des échanges et des esprits par l’anglais et amusé par le combat de coq que lui livre le français.
La tour de Papier
Le texte biblique serait le premier manifeste de la dissémination. On parle peut-être la même langue ; on ne se comprend pas pour autant. Les uns parlent de ceci, les autres de cela. Au milieu du XXe siècle, la tour de Babel est devenue de… papier. C’est la bibliothèque universelle où l’écrivain argentin Jorge Borges s'est taillé une place de choix en se déclarant citoyen du Babel des livres. Il n'est métaphysicien qu'autant qu'il a été perverti par les livres, désespéré et comblé à la fois, tournant en aveugle dans une bibliothèque désormais plus obscure que lumineuse :
« Moi, je dérive sans but aux confins
De l'immense et profonde bibliothèque aveugle. »
Borges se perd immanquablement dans le labyrinthe des livres, où les lecteurs, parce qu’ils n'ont jamais lu les mêmes ouvrages, ne se comprennent pas. Dans la Bibliothèque de Babel, les livres « enregistrent toutes les combinaisons possibles de symboles orthographiques, tout ce qu'il est possible d'imaginer d'écrire dans toutes les langues possibles... Tout : l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue, fidèlement tenu à jour et conforme à la Bibliothèque, des milliers de catalogues faux, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue faux, l'Evangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le compte rendu véridique de ta mort, la traduction de tous les livres en toutes les langues, les interprétations de chaque livre dans tous les livres... » Borges se plait à brouiller encore plus les labyrinthes de sa bibliothèque en inventant des livres fictifs, poussant la malice jusqu'à en présenter des recensions critiques.
Ce bibliothécaire est déluré, déréglé sinon débilité par les livres. Un faussaire des lettres, assumant la rouerie littéraire pour mieux se rire des lettres, pratiquant le trucage littéraire comme ultime genre littéraire : « Celui qui voudrait écrire un livre nouveau devrait posséder une force d'imagination assez immense pour lui faire oublier l'existence de la Bibliothèque ; mais Borges n'a pas d'imagination. Et d'autre part, il n'arrive pas plus à comprendre les livres dont il prend la défense : il ne sait plus les lire, il en confond les lettres, il en a perdu la clef, il feuillette de faux catalogues. Il ne lui reste plus qu'un moyen. Faire des résumés, ou des recensements très documentés et d'une grande érudition, de quelque livre peut-être oublié sur une étagère poussiéreuse de la Bibliothèque[1]. » Blanchot dit de Borges qu'il est « un homme essentiellement littéraire (ce qui veut dire qu'il est toujours prêt à comprendre le mode de compréhension qu'autorise la littérature)[2]. » Un fumiste des lettres qui ne pouvait mourir puisqu'il n'aura jamais pris le temps au sérieux, vivant dans un univers qui ne serait qu'un scabreux mirage. Borges lui-même n’était qu'une fiction, moi-même, qui me trouve lui accorder de l'importance, n’en serais qu'une, nous retrouvant, lui, moi et toi, dans la même éternité ou la même illusion. Borges assimile le monde au livre, le livre au monde, au point de prendre le livre pour l'archive du monde : « Mais si le monde est un livre, tout livre est le monde, et de cette innocente tautologie, il résulte des conséquences redoutables[3]. »
On ne sait que penser de la fascination de Borges, Georges Steiner ou Umberto Ecco pour Babel. C'est trop sophistiqué et critique. On n'est pas prêt de se remettre de cette manie de produire de la culture en procédant à sa critique. Dans tous les domaines. La peinture autant que la littérature. Nietzsche, pourtant l'un des pionniers de cette critique, la dénonçait, elle et ses volcans qui exercent « à satiété l’art de faire bouillir la vase. » On ne sait plus qui a dit quoi. On accumule les commentaires. Les textes sur les textes. On ne sait plus qui sait quoi, on ne sait plus à qui s'adresser. Une écriture hallucinée produisant un sur-texte sur le texte, sans grande considération pour le hors-texte, créant l'illusion que le texte comble, sans cesse, l'abîme qui pourrait béer dans le hors-texte. On écrit pour écrire ; on s'oublie dans l'écriture. Le discours bascule dans le babil – onomatopée de Babel – sinon dans le baratin. C'est l'ère de la dissémination, expression d'un désarroi philosophique qui recouvre comme un désarroi textuel : « Perdre la tête, ne plus savoir où donner de la tête, tel est peut-être l'effet de la dissémination[4]. » Dans cette dissémination, on se perd plutôt qu’on ne prend son plaisir. Certains Babéliens seraient dénués d'humour et celui des autres serait pour le moins douteux. Tous les Babéliens. Ceux de la tour. Ceux de Steiner. Ceux de Derrida. Ils nous compliquent la vie davantage qu'ils ne l'enchantent. Ils nous écrasent sous leur érudition. Ils sont tellement talentueux qu'ils dissuadent le talent. Seul l’’auteur du texte biblique en montrerait. Par-ci, par-là.
Cette exaltation du texte pour le texte ne devrait pas nous induire en erreur. L’orientation dominante de la civilisation babélienne reste technologique. Derrière la science, on n'exalte pas tant le savoir que la prouesse technologique. La tour symbolise la tentation pour la surenchère. On n'arrête pas de bâtir des tours de plus en plus hautes. Sans cesse un étage de plus. On ne comprend pas pourquoi. Peut-être pour irriter le ciel, sûrement pour le gratter. C'est le symbole de l'ostentation. On n'arrive pas à renoncer à ses desseins. On ne sait quand arrêter. On n'a pas de critère d'échec. On persiste jusqu'à la débâcle. On rivalise dans le gigantisme au point qu'on assiste à une inversion dans le statut de l'homme. De maître de la nature, il se met au service de la technologie et devient un instrument. On se croit, pour reprendre une interprétation du Zohar, en haut alors qu'on est en bas. Les tours s'élèvent vers l'abîme plutôt que vers le ciel. Elles sont condamnées à s'écrouler. On ne sait si dans l'avenir les séismes ne seront pas encore plus violents que ceux que nous avons connus jusque-là. L'histoire de Babel pose la question des limites à mettre à la surenchère technologique.
Les tours portent à son accomplissement la volonté de centralisation qui œuvre dans la ville moderne. On vit sous le régime de l'anonymat, dans une société impersonnelle. Sans curiosité pour le voisin du dessus ou du dessous. Ce n'est pas seulement l'incompréhension générale, c'est l'indifférence générale. Dans les grandes tours, concentrés sur un même lieu, on vit davantage repliés sur soi que lorsqu'on est dispersés. La dispersion n'est peut-être pas une si grande malédiction. Toutes sortes de dispersions. L'homme dispersé est davantage intéressant que l'homme replié et concentré. Sur son intimité où tout serait permis du moment qu’on s’astreint aux convenances publiques. Cette immunité de la sphère privée contre toute intrusion de l’autorité morale serait le revers de la séparation des sphères. C’est ce qui exciterait l’inquisition religieuse, qu’elle soit judaïque, chrétienne ou musulmane, c’est ce qui paverait la voie aux totalitarismes. Jean traite Babel de « Grande Prostituée ». On serait à la limite tous prostitués. On dit ceci ; on pense cela. On préconise ceci ; on pratique cela. La prostitution serait une catégorie morale. Peut-être la catégorie morale – ou immorale – par excellence. De Babel dont le culte se réduirait au boniment, à la réclame, à la publicité.
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[1]P. Citati, « L'Imparfait Bibliothécaire », L'Herne, J.-L. Borgès, 1981.
[2]M. Blanchot, Le Livre à Venir, p. 140.
[3]M. Blanchot, Le Livre à Venir, p. 141.
[4] J. Derrida, « Hors Livre », La Dissémination, p.27.
La beauté se révèle volontiers de l'éphémère, de l’homme que guette la vieillesse, du paysage qu'investit le printemps ou que dépouille l'automne, de l'oiseau qui passe, de la bête qui bondit, sauvage et insaisissable. Rien n'est plus provoquant ; rien n'est plus rassérénant. Elle rehausse la présence et affine le sens ; elle dissipe les contradictions et comble les carences. Elle met du baume aux cœurs et de l'entrain à la vie ; elle exauce les vœux les plus intimes et accorde on ne sait quelle grâce. La beauté est d'abord sensuelle et charnelle, nimbant les allures, les traits, les lignes, les couleurs, les gestes, les mouvements... les insinuations. Elle modèle le sens des jours, certains sont plus vibrants que d'autres, plus enchantés et heureux, la beauté pointe alors avec l'aube et s'étend à la terre entière.
La beauté restitue son éclat à la condition naturelle. Elle ne parle pas tant à la raison qu'à la passion se situant à la croisée des sens, de même qu’à celle des facultés. C'est encore l'excitant le plus naturel et l'aphrodisiaque le plus suave. Sans beauté, on se replie dans un sens partiellement ascétique ou se délie dans un sens dissipé. Elle est d’autant plus envoûtante qu’elle est muette, voilée de mélancolie, peut-être parce qu’une note de regret se glisse dans le recueillement esthétique qu’elle inspire ou intime – il n’est pas plus noble regret que de la beauté et de son désir. On ne la contemple pas autant qu’on s’incline devant elle. Elle intime la sérénité et la dignité humaines. Elle embaume l'esprit et tend à se craqueler dans la parole – le roman n’est beau que par ses plages de silence.
La beauté n’est ni un scandale ni un paradoxe, encore moins une croix. Elle délivre son cachet de vérité au dévoilement en mettant son éclat à ce qui est dévoilé et en exerçant son ascendant sur les hommes. Le dévoilement (de ceci ou de cela), pour reprendre Heidegger, trouve sa consécration dans la beauté, perçue comme vérité par excellence ou vérité poétique : « Beau n'est pas ce qui plaît, mais ce qui tombe sous ce destin de la vérité qui se produit quand l'éternellement inapparaissant, et partant l'invisible, parvient dans le paraitre le plus paraissant » (M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? PUF, 1959, p. 31). Ce serait sans conteste la plus troublante, directe, visible, voire la plus impressionnante des vérités.La beauté auréole une divinité naturelle qui n'a pas de yeux pour voir, d'oreilles pour entendre, de mains pour toucher, de narines pour sentir. C’est une déesse d'honnêteté dont la providence s'exerce comme désir. On ne peut la récuser sans se mentir. Son culte est du reste le seul naturel dans une société mécanisée et ritualisée. Il garantit une vie esthétique, au-delà du bien et du mal, du souci et de l'insouciance, de la peur et de l'espoir, du rire et de la larme, du cri et du silence. Pour ses partisans, n'est moral que ce qui cultive la beauté, immoral que ce qui la souille. On commet moins de crimes en son nom qu'au nom d’autre chose. La beauté ne se retourne pas contre elle-même, elle ne nourrit ni grandes convoitises ni grandes passions. Elle est bonne de nature et n'attend rien sinon qu'on la reconnaisse, et cette reconnaissance vient d'elle-même. Le leurre d’immortalité aussi trouve son éclat dans la beauté, C’est pour cela que les Grecs décelaient ou postulaient une consonance entre le Vrai, le Beau et le Bien.
On doit pouvoir neutraliser les accents belliqueux de la Méditerranée pour mieux célébrer ses échos cosmopolites. Malgré les tensions et guerres de religion, malgré les replis intégristes, malgré la persistance de veines nationalistes. Alexandrie continue de susciter un pincement au cœur, Beyrouth d’attendre un sursaut cosmopolite. Jérusalem même serait vouée, au-delà des hargnes interreligieuses, au cosmopolitisme. Sans cela, Alexandrie ne serait plus qu’une ville dénuée de toute résonance, Beyrouth que l’ancienne capitale d’un Levant décomposé, Jérusalem qu’un crachoir pour des caricatures de dieux et leurs satanés prophètes. On ne recouvrerait l’entente que si l’on confine Dieu aux mosquées, aux églises et aux synagogues. La Méditerranée réclame, autant le reconnaître, une neutralité quasi épicurienne. Il est peut-être temps de modérer les ardeurs anti-idolâtres du monothéisme et d’assumer les accents païens de nos âmes vacancières. D’instaurer une thalassocratie si l’on ne veut pas basculer dans la piraterie. La Méditerranée était le berceau du cosmopolitisme, il le redeviendrait. C’est un lieu d’échanges, de rencontres, de pèlerinages. De partout, on vient voir Athènes, Rome et Jérusalem. On ne peut mourir sans avoir trempé le regard dans la Méditerranée.
Albert Camus donne les pièces ce que l’on pourrait considérer comme une philosophie méditerranéenne et elle serait d’abord grecque : « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin. » Elle est allergique aux convulsions de toutes sortes. A l’exaltation qui caractérise l’Europe également. Il donne ses coordonnées : « la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs ». C’est à elles que se rapporte la permanence. Camus dénonce la volonté, le pouvoir, la domination : « La pensée grecque s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison, parce qu’elle n’a rien nié, ni le sacré ni la raison. » Camus pratique la philosophie en poète. Il penserait avec ses sens davantage qu’avec son cerveau. Il coulerait sa philosophie dans la poésie. Parlant de la grâce sensuelle qui se dégage des paysages italiens, il écrit : « Elle est d’abord prodigue de poésie pour mieux cacher sa vérité. » Ce remue-ménage poético-philosophique ne nourrit ni la pensée ni le cœur. Ce serait comme une vague qui nous traverserait sans rien laisser. Ni embruns ni sels. Peut-être est-ce qu’il recherche ; peut-être est-ce ce tout que la Méditerranée peut proposer. Une mystique quasi païenne où l’homme s’extasie dans la nature : « Jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde. » Entre sens et non-sens, Camus mise sur l’énigme sans que l’on ne sache ce que ce mot recouvre : « Un sens qu’on déchiffre mal parce qu’il éblouit[1]. »
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[1] A. Camus, « L’énigme », dans Noces suivi de l’Eté, p. 149.
Les gens du cirque seraient des artistes de l’humanité à laquelle ils impriment des tours sensationnels. Ils la sortent de sa vulgaire domesticité et de son accablante vulnérabilité. Ils la poussent au-delà de ses carences et de ses limites. Ils lui arrachent des prouesses et des prodiges. Ils lui font courir tous les risques. Ils la portent à la plus puissante de ses plastiques. C’est au cirque que l’homme donne le meilleur de soi et trouve son brio. Sans trucage, sans bavure, sans prétention, sans vanité. Il risque ridiculement et noblement sa vie. Heureusement que le clown est là pour le caricaturer.
La clarté est de rigueur. Dans le ciel et sur terre. Dans les paysages et les décors. Dans les cœurs et les esprits. Avec ou sans Dieu. Ni Kant ni Hegel ; ni Heidegger ni Sartre. Les Anciens bien sûr, grecs et romains, que l’on lit et comprend toujours aujourd’hui. Sans se prendre dans les toiles que l’araignée scolastique tisse autour des esprits embrumés. Ce n’est pas un hasard si Nietzsche, le plus clair des penseurs allemands était aussi le plus méditerranéen. Ses meilleurs aphorismes lui vinrent dans ses tâtonnements entre Nice, Sils-Maria et Turin. C’est la luminosité qui garantit et requiert cette clarté. Ce ne peut être si obscur que cela ; ce doit être plus rudimentaire et lucide.
Le désert et l’océan impriment ses deux saisons à la Méditerranée. Bleue et placide sous l’étreinte du Sahara, grise et ombrageuse sous les semonces de l’Atlantique. Les vents étésiens attisent les chaleurs et celles-ci, excédées par l’insensibilité et l’implacabilité du soleil, s’ennuieraient à des décors éméchés. Les humains aussi cèdent à ces accès de chaleur, peut-être pour connaître le soulagement de s’en remettre quand elle se craquèle sous la pression du mistral ou du borée. Le vent serait le ciseau de l’on ne sait qui poursuit quel dessein. Il s’insinue partout et polit tout : « Sa fugitive étreinte me donnait », écrit Albert Camus, « pierre parmi les pierres, la solitude d’une colonne ou d’un olivier dans le ciel d’été[1]. »
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[1] A. Camus, « Le Vent à Djémila », dans Noces suivi de l’Eté, Les Editions Gallimard, 1959, p. 30.
De rencontre en rencontre, par les rues et les quais, les gares et les ports, les îles et les bouges, les sanctuaires et les bordels. Les uns me lèguent leur sourire, les autres leur regard. Les uns me tendent la main ; les autres leur aumône. Les plus houleux me couvrent d’invectives ; les plus brumeux me servent des prêches ; les plus déments partagent avec moi leurs illuminations, les plus éloquents leur silence, les plus nobles leur solitude. Ces rencontres présentent un côté miraculeux, elles concrétisent le hasard. Dans Les Démons, Chatov a cette phrase : « Nous sommes deux êtres, et nous nous retrouvons dans l'infini… la dernière fois dans le monde[1]. »
Tant d’êtres humains – je ne sais combien de milliards – devraient inciter à plus d’humilité et de clandestinité. Cesser de se combattre et de débattre et se résoudre à la miraculeuse instantanéité de la mort. Chanter de désenchantement et consentir à se clochardiser, intérieurement sinon extérieurement. On se met sur la touche pour suivre le manège du monde. L'humanité s'est dissoute, la terre n'est plus qu'un vaste décor dénué de promesse. Ce serait une belle manière de survivre à sa mort. On en serait plus serein.
J'aurais été couturier, j'aurais passé mes jours et mes nuits à habiller et à déshabiller des mannequins. J'aurais été entremetteur, j'aurais passé ma vie à assortir les désirs. J'aurais été dieu, j'aurais passé l'éternité à créer des êtres humains, pétrir leur chair, modeler leurs formes, teindre leur peau, ciseler leurs traits, planter des regards, dessiner des sourires, tresser des cheveux. Or je ne suis qu'un clochard et je passe mon ennui à écouter le babil des enfants, le gazouillis des oiseaux et le délicieux caquetage et sanglant cliquetis des hommes sur terre.
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[1] F. Dostoïevski, Les Démons, Babel, 1995, vol. II, p. 70.
Rien de plus insidieux que ce démon que les Grecs plaçaient derrière les hommes et qui n'était visible qu'aux autres. Chacun aurait son démon, planqué dans les recoins les plus intimes de son être, ses désirs les plus secrets, les lignes les plus discrètes de ses traits, les harmoniques les plus sourdes de sa voix. On a beau le chercher, il reste insaisissable ; on a beau l'exorciser, il reste irréductible. Sitôt qu'on se lance à sa recherche, il disparaît. Pourtant, le premier venu le voit. Il est perché sur nos épaules, en travers de votre vie, cherchant la meilleure manière de nous prendre de court et nous empêcher de rallier notre destin. Il raille ou exauce nos prières et ruine ou sanctionne nos efforts.
Chacun serait l'incarnation d'un démon. Sans précédent ; sans pareil. Quiconque en serait dénué n'aurait pas de caractère ; quiconque s'accommode d'un démon général serait générique. On ne chasse pas son démon autant qu'on le maîtrise et ne le maîtrise qu'autant qu'on l'incarne et lui compose la simulation requise pour le satisfaire et le soutirer au regard public. La meilleure manière de faire bon ménage avec son démon est encore de l'oublier et d'exercer le meilleur de son charme pour atténuer son caractère ingrat aux yeux des autres.
Les démons sont d'autant plus pernicieux qu'on est intimement convaincu de leur inexistence. On ne les voit pas, ne les sent pas, ne les reconnaît pas. Ce sont pourtant eux qui nous habitent et déterminent notre manière d'habiter le monde. Ils nichent partout. Dans les esprits mités, les cerveaux dérangés, les cœurs harassés, les entrailles rouillés. Dans l'exaltation, l'hallucination, la rationalisation, le recueillement. Ce sont de grands alchimistes des passions qui transmutent les vices en vertus et les vertus en vices. Ils les brouillent pour mieux sortir leurs victimes d'elles-mêmes et leur permettre de se livrer à leurs excès. Ils nous excitent, nous incitent, nous poussent, nous troublent, nous pervertissent. Ils terrassent les anges et ruinent les meilleures intentions des plus honnêtes gens. Ils impriment les postures et les impostures, trament les rêves et les cauchemars, cultivent les espoirs et les hantises, meublent les panthéons. Ce sont les parasites les plus constants des humains. Il n’est pas de dieux, il n’est que des daimon, des doublures de soi démoniaques et divines à la fois. Les dieux sont condamnés à devenir des démons et ce sont les hommes qui commandent cette conversion.
Les démons donnent leur envergure aux hommes. Leur grandeur et leur déchéance ; leur intérêt et leur désintérêt ; leur démence surtout. Plus le démon qui habite une personne est terrible et plus cette dernière peut prétendre à un grand destin. Sous l’influence de la traduction grecque, le dieu latin Genius a été assimilé au démon échu à chacun : les génies ne seraient que les plus doués des démons, les plus exacerbés aussi.
Le désir se dérobe à toute intentionnalité. Il ne cherche rien, il ne trouve rien. Il porte en lui son pouvoir de persuasion et de galvanisation. Il n'exerce de violence ni contre les sens ni contre la raison. Il lève de lui-même les interdits qui pèsent sur lui. Le désir dessine les contours de la vie et lui donne son envergure. Le plus désarmant est sa gratuité ; le plus passionnant aussi. Le désir est l'hameçon auquel la vie ne cesse de mordre. Sitôt qu'elle le mord, elle l'avale ; sitôt qu'elle l'avale, elle s'en soulage ; sitôt qu'elle le satisfait, il guette de nouveau – on ne l'a pas tôt oublié qu'il reparaît. Caresser un désir est souvent plus mobilisateur et intéressant que de le satisfaire.
Le désir machine – au sens de machination – le temps humain. Il le remonte et le démonte, l’accélère et le ralentit, le concentre et le délaie. Le temps n’a pas grand sens hors du désir, que ce soit le désir amoureux ou le désir de (re)connaissance ou de gloire. C'est le sablier qui scande le balancement de l’homme, entre le sommeil de la nuit et le réveil du jour. Sitôt que la vie arrête de poursuivre le désir, elle commence à dépérir. La santé et la lucidité réclament de reconnaître la trame du désir dans toute relation, religieuse autant qu'amoureuse.
Le désir se situe au-delà du bien et du mal, du bonheur et du malheur, du sens et du non-sens. Il couve dans les coulisses des sens et de leurs distinctions, voire dans celles du sens qu'il noue et dénoue. Soit l'on bride son désir et comble l'ennui qu'on trouve à sa routine ; soit on le délie et poursuit l'extase qu'il réserve et dérobe. Souvent, on ne s'excite que pour connaître la gloire d’une cavalcade dans le vide d’un champ intérieur, qui réclame qu’on le retourne, dans tous les sens vers nulle part, à l’assaut d’un absolu qui se dilue, dans une exténuation bestiale, l’expiration du rêve et/ou un silence exaucé.
Le désir ne se déclare pas sans recouvrir la possibilité de sa satisfaction, même si toute satisfaction se révèle, à un degré ou l'autre, déceptive et c'est encore ce trait qui légitime la permanence ou la rémanence du désir religieux.
Le désir le plus lancinant, comme l'atteste la riche et sidérante production kabbalistique qui se coule dans le moule du Cantique des Cantiques, est encore celui qui se trame dans le dos de Dieu ou dans son sillage.
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Le destin se veut désormais à la convergence du hasard et de nos choix. Il ne cesse de se jouer de notre volonté à laquelle il donne l'impression de se laisser guider par elle alors qu'il pèse de tout son poids sur elle. Il est d’autant plus lourd à porter qu’il charrie des atermoiements inconsidérés, des découvertes tardives, des reculs, des regrets, des remords. Il est d'autant plus accablant qu’on traîne derrière soi des personnages manqués qu’on aurait pu incarner si seulement on avait pris les bons tournants, donné les bonnes réponses, prononcé les bons mots. Il est d’autant plus amer qu’on ne se décide pas à se séparer de ces personnages et continue de leur donner des destinées potentielles. Il est d’autant plus désespérant qu'on les investit de pouvoirs inquisitoriaux et se soumet à leurs harcèlements. Ces personnages hantent les décombres de notre destin. Même quand on s’insurge contre eux, on reste sous leur emprise. Se détourne-t-on, rebrousse-t-on chemin, accomplit-on un saut, on prend son destin avec soi.
On n'arrête pas de considérer son destin, négocier avec lui, se le voiler, tricher avec lui, se dérober à lui, tenter de le remanier. On ne cesse de calculer pour tenter de l'aiguiller, de le considérer sous tous les angles, se livrer à des variations où entrent les passions autant que les dons qu'elles nourrissent. On consent des concessions ; on se laisse aller à des compromissions ; on procède à des compensations. Ce calcul brime autant qu'il soulage ; égare autant qu'il console ; déraisonne autant qu'il raisonne. Il condamne chacun à piétiner au seuil de ses limites, de ses incapacités et de ses impuissances. Le destin est l’ornière de notre vie, le récit à rebours de la mort. Il nous taille le rôle d'un personnage principal dans une production grandiose qu'on persiste à ramener aux coordonnées de notre dérisoire existence. Epictète était un maître du destin : « Souviens-toi que tu es acteur d’un drame que l’auteur veut tel : court, s’il le veut court ; long, s’il le veut long ; si c’est un rôle de mendiant qu’il veut pour toi, même celui-là joue-le avec talent ; de même si c’est un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. Car ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre. »
En définitive, le destin est cet acculement à soi de toutes parts, par la naissance, la culture, les habitudes, les inhibitions, les échéances… les traits de caractère, plus incoercibles qu'on ne le pense ou que les thérapeutes ne le présentent. On n'a d'autre choix que de s'incliner devant lui, on ne le domine qu'en se soumettant à lui. Sinon, il s'acharne contre nous pour nous laisser exsangue. L’éthique même ne peut grand-chose pour ou contre lui. Chez les Grecs, l'écartèlement entre l'éthique et le destin engendre la tragédie ; chez les Hébreux et leurs héritiers chrétiens et musulmans, la théologie. Dans tous les cas, le destin ridiculise l’éthique, ruinant ses prétentions à colorier le Vrai de Bien pour ne point parler d'accommoder l'un à l'autre, et ruine la théologie, défiant toute théodicée personnelle ou collective.
Quoique la volonté ne réussisse que dans la mesure où elle s'exerce dans le sens du destin, la vie gagne à baigner dans un rêve dans la réalisation duquel elle chercherait son salut. Cela dit, le rêve qui ne collerait pas au destin ni ne lui serait sensible tournerait au cauchemar plutôt qu'il n'enchanterait la vie.
On accède au paradis quand on devient le personnage qu'on caresse d’être ; on vit l'enfer quand on endure le personnage dans lequel l'on est interné.
On cherche le sens ; on le trouve par-ci par-là ; il tourne au non-sens ; on se remet à le chercher. L’homme est cette interrogation constante sur son être, écrasé à la fois par sa petitesse et par sa grandeur. Il peut se résoudre à son insignifiance, il ne peut se dérober à sa complexité. Pour être aussi intelligent et borné, dominateur et dérisoire, bon et mauvais, pour être autant conscient du miracle que recouvre sa présence étrange sur cette planète menacée ou prometteuse, errante ou stable dans l’espace intersidéral, il ne peut s’empêcher de postuler une complexité et une intelligence encore plus grandes que la sienne. Dieu est désormais le nom qui lui vient aux lèvres quand il réalise la gratuité et le miracle de sa présence. On aura beau récuser son existence et l’enterrer sous son silence, il n’en palpite pas moins en chaque homme qui, les yeux tournés vers le ciel, se pose la question de sa propre existence. On peut l’oublier, pour un instant ou une vie, dans la routine du quotidien ou la dissipation du loisir, par dessillement ou incrédulité, il revient à l’occasion d’un rebondissement dans le hasard et le destin.
Dieu comme transcendance absolue est une trouvaille philosophique davantage qu'un réel vécu de l'expérience religieuse. Elle est l’échappatoire la plus courante de la littérature théologico-philosophique – la transcendance du sujet autant que celle de Dieu. On ne peut invoquer – religieusement – la transcendance divine sans la convertir aussitôt en immanence et sans en être investi pour l'incarner d'une manière ou d'une autre : elle n'est pas vécue hors de soi mais en soi et autour de soi. Sinon ce n'est qu'une des nombreuses notions incantatoires qui embrouillent l'esprit plus qu'elles ne dégagent les brumes scolastiques qui l'encombrent. Un Dieu absolument transcendant ne serait du reste que le Dieu d’Epicure qui ne s’intéresse pas plus aux hommes qu'il ne les engage. Dieu est immanent ou n’est pas : il est dans les cœurs et les âmes, les entrailles et les reins. Dans la nature naturante aussi.
On ne croit pas tant en Dieu parce qu’il existe que parce que l’homme existe et qu’il en déborde, que ce soit par et dans le recueillement, la méditation, l’interrogation, l’étude... la prière. Il ne cesse de bruire et de se taire en chacun, ardant chez les uns, se recueillant chez les autres. Dieu est peut-être plus incompréhensible que ce qui est le plus incompréhensible chez l'homme, il n'en présente pas moins le mérite de résoudre l'inconnue humaine. On l’investit de nos soucis et le plus lancinant est encore celui de combler le trou en soi, sous ses pieds et au-delà de sa mort. La quête de Dieu, nourrie par la nostalgie de sa proximité, tour à tour oubliée et recouvrée, caractérise au plus haut degré l’humain.
Dieu reste un mot de reconnaissance entre les hommes qui documentent leur émerveillement en puisant leurs légendes dans les religions du monde. Il recouvre l'anarchie et la grâce d’être ; il convertit la déréliction d'être en astriction à être. Il se révèle comme auréole de la raison ou dans ses interstices : dans le premier cas, il est silencieux ; dans le second, délirant.
Dieu n’est ni un être ni un non-être, il n’existe qu’autant que j’existe et l’invoque, il vient à mes lèvres en guise de cri de détresse ou de joie. Il est témoin de mes pensées les plus intimes, de mes désirs les plus cachés. Il est la vérité que j’établis avec moi-même et l’unité que j’instaure dans mon être. Il est le destinataire de mes confidences quand je me livre en toute sincérité. Il est mon compagnon de solitude. Il est mon procureur et mon protecteur. Il est mon être quand je l’assume en toute bonté et toute beauté. Je ne l'invoque pas sans instaurer une intimité charnelle et intellectuelle avec lui. On ne peut croire en Dieu et ne pas l’incarner pour être sauvé. Ce n’est pas un dogme chrétien, mais la conclusion la plus immédiate de toute phénoménologie de la foi qui ne serait pas entière et complète tant qu’elle maintient une distance entre le moi et Dieu. Aussi n’est-il révélation plus intime que : « Je suis Dieu » et démenti plus éloquent que : « L’autre aussi est Dieu ». Ce démenti, parce qu’il est logique et politique, n’efface pas l’empreinte originelle de la révélation.
La notion personnelle de Dieu réclame une religion personnelle, voire ne s’accommode que d’elle. On ne peut établir une relation personnelle avec lui et continuer de s’inscrire dans une révélation collective, surtout si celle-ci est de plus en plus contestable et contestée. Cela dit, on peut tailler sa relation personnelle à Dieu dans la texture d’une religion ou d’une autre, soit parce qu’on a été bercé par elle, soit parce qu’elle documente encore le mieux nos sentiments religieux. Elle n’aurait pour autant qu’une vérité poétique et domestique, toute relative, n’excluant aucune autre. La vraie religion est désormais personnelle et si elle prend des accents judaïques, islamiques, chrétiens, hindouistes ou bouddhistes, ce n’est que parce qu’elle s’exprime dans cette révélation historique de Dieu comme elle s’exprime en hébreu, en latin, en arabe ou en chinois. De son côté, une notion crédible de Dieu ne saurait tolérer qu’on le prie mieux selon le rite chrétien que bouddhiste, en latin qu’en chinois.
La personnalisation de la révélation trouve son couronnement dans une spiritualisation, réticente aux rites et aux pratiques. Martin Buber assimile la révélation à la réponse toute personnelle que l’on donne à la question qui nous est adressée et que l’on s’adresse : « Ce qui m’arrive me dit quelque chose, mais ce qu’il me dit ainsi, nulle science secrète ne pourra m’en informer, car cela n’a jamais encore été dit auparavant, et ne se compose pas de sons qui aient été prononcés » (M. Buber, La vie en dialogue, p. 117). Pourtant, Buber ne cesse d’expliciter son « autel invisible édifié dans l’esprit » dans les termes du judaïsme, quoiqu’on décèle chez lui une tendance inavouable de s’arracher au cadre, somme toute étriqué, du judaïsme, qui le retient et pour lequel il se passionne, et de donner à ses considérations religieuses une portée universelle.
On ne peut rester insensible à l’ordonnancement de l’univers et à la présence, somme toute miraculeuse, de l’homme sur la planète terre. On se sent au nœud d’une Intrigue qu’on n’a de cesse de résoudre. On postule avec Malebranche je ne sais quel horloger sensible aux milliardièmes de seconde et invite ou dissuade l’homme, dans un prêche ou dans des remarques, à parier sur une égale sensibilité chez lui à ses prières. Dieu titre l’inconnu qui perce dans la contingence avec laquelle l’on ressent sa présence au monde. C’est le nom le plus commun que l’homme donne au sens de sa vie et que les religions invoquent pour réunir les fidèles en communautés dans le culte d’une même nomination et de ce qu’elle recouvre comme récits et comme dogmes. Vécu comme un recours contre la déréliction, on persisterait à le chercher et à l'invoquer même quand l'on est convaincu qu'il n'existe pas. Par désir de sens, qu'il soit sublimé ou non ; pour donner à sa vie la tournure protocolaire, faite de cérémonies et de rites, d’une religion aussi. On ne continuerait de croire en lui, quand on a cessé de croire, que pour continuer de croire. C'est parce que l'homme est aux prises avec la vie et la mort, le sens et le non-sens, les cieux et la terre, qu'il mise sur Dieu et ce pari, pour reprendre le terme pascalien, couronnant son interrogation serait son véritable trône. La meilleure manière d'éluder l’incompréhension congénitale qui assaille un chacun et persiste chez lui serait encore de lui donner le nom de Dieu.
Certains assimilent Dieu au Tout, en l’occurrence à la Nature naturante qui palpite jusque dans l’homme se posant la question de Dieu. Dans ce cas, celui-ci ne se rencontrerait pas tant en l'homme qu'en l'animal, plus patent dans une termitière ou une ruche que dans une société humaine. Dans ce cas encore, il ne serait d'autre manière de le servir que de cultiver la nature en soi et hors de soi. L'homme étant d'abord un être de nature, il serait pour le moins immoral ( ?) de se détourner d'elle ou de médire d'elle. Il ne peut du reste l'ignorer totalement, la conservation de sa santé réclamant un soin minimum de la nature en lui, son bonheur un culte minimum. L'homme ne serait aussi disert sur Dieu que parce qu'il s'est arraché à la nature, qu'il l'occulte en lui et cherche une compensation à cette aliénation dans une religion qui présente, quoiqu’on dise de ses sacrements et de ses pratiques, un côté disciplinaire.
Désormais un doute ronge l’humanité, de plus en plus, malgré les régressions et crispations intégristes. Dieu n’est peut-être qu’une illusion vitale que l'on doit soutenir si l'on ne veut pas se décomposer dans tous les sens. Dieu, tel que les religions nous l'enseignent, tel que l’homme l'invoque, n'existe peut-être pas. Depuis longtemps, depuis toujours. Il n'est rien derrière le grandiose spectacle de l'univers ou le minuscule organisme du moustique. Il n'est pas de salut surnaturel, il n'est d'autre destinée que terrestre, d'autre providence que naturelle, d'autre source de révélation que l'étude et la recherche guidées et instruites par la raison, quoiqu’on entende par ce terme. Aussi la tendance – intellectuelle ? religieuse ? – dominante serait-elle de ne voir en Dieu ni un être ni un non-être. Il n’existerait qu’autant que j’existe et l’invoque. Il vient à mes lèvres en guise de cri de détresse ou d’allégresse. Il est témoin de mes pensées les plus intimes, de mes désirs les plus cachés. Il est la vérité que j’établis avec moi-même et l’unité que je réussis à instaurer dans mon être. Il est le destinataire de mes prières quand je me livre à lui en toute sincérité. Il est mon compagnon de solitude ; il est mon procureur et mon protecteur ; il est mon être quand je l’assume en toute bonté et en toute beauté. Je ne l'invoque pas sans instaurer une intimité charnelle et intellectuelle avec lui, au point de l’incarner dans mes regards et mes considérations. Certains prêchent Dieu comme Tu éternel ou comme Autre absolu et ces prêches – qui seraient autant de variations intellectuelles (théologico-philosophiques ?) sur Dieu – donnent un sens, principalement éthique, à leurs vies.
En définitive, dans tous les cas, c'est le même Dieu qui pointe partout, que ce soit le démon de Socrate ou l'encombreur de Shakespeare. Derrière la science et la révélation. On ne peut pas plus postuler deux dieux qu'on ne peut croire que le Dieu qu'on prie varie d'une religion à l'autre. C'est le même Dieu derrière le principe de causalité, le principe d'incertitude et le postulat de la liberté. Il se dérobe à toute représentation, y compris celles des religions institutionnelles, qu’elles soient païennes ou monothéistes. C'est le Dieu des dieux et il ne se prête à tous les noms qu’autant qu’on lui concède cette nomination plurielle. Il ne pouvait que se dérober à la curiosité de Moïse s’intéressant au buisson ardent dans le désert, abandonner Jésus l’invoquant sur la croix, vouer Mahomet à une interminable conquête pour en répandre la présence. Dieu est l’otage des hommes qui s’en réclament dans les religions monothéistes autant que dans les religions asiatiques et sitôt que l’on s’avise de le libérer on est accablé de toutes sortes d’accusations de trahison ou d’hérésie.
La philosophie n’aurait pas grand-chose à dire sur Dieu, à moins qu’elle ne se résolve à passer à la théologie sous l’étiquette de quelque « pensée nouvelle ». Elle peut également se récuser et ne pas se prononcer sur la question de Dieu en faveur de l’anthropologie seule habilitée à traiter avec plus ou moins de rigueur de l’incontournable présence de Dieu dans les archives – archéologiques, textuelles, architecturales… de l’humanité – et à se prononcer sur leurs inspirations divines.
L'Ecclésiaste mérite assurément d’être mis au goût méditerranéen. Il propose un diagnostic prosaïque et laconique de la vie. Il relève le caractère immuable du monde. Les mêmes levers et couchers du soleil. Le roulis des jours qui se suivent et se ressemblent. L'absence de toute nouveauté sous le soleil malgré la relève incessante des générations. On assiste à sa propre dégradation : « Tout provient de la poussière, tout retourne à la poussière. » L'Ecclésiaste constate la contingence de toute chose. On ne maîtrise pas plus son destin qu'un animal : « La supériorité de l'homme sur la bête est nulle. » Le plus lancinant est l'absence de justice : « Il y a un juste qui périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge (son existence) dans sa méchanceté. » Ces observations recouvrent, pour reprendre plus d'un sage talmudique, le constat qui articule toute théodicée : « On ne voit ni justice ni juge, toute limite est levée » (Lévitique Rabba XXVIII, § 1). Bien sûr, l'Ecclésiaste souligne le caractère irrémédiable de la mort dont Camus dit qu'elle représente « le suprême abus ». Rien ne lève sa menace ; rien ne répare sa ruine. L'Ecclésiaste en est à privilégier le néant sur l'être : « Moi, je déclare les morts plus heureux d'être déjà morts que les vivants d'être encore vivants, Mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n'a pas encore existé et qui n'a pas vu l'œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. »
L'Ecclésiaste serait l'anti-prophète par excellence. Il est seul et il s'accommode de sa solitude. Il n'est pas de bonne vie, il n'est de vie que telle qu'elle se présente, et l'on commettrait une faute de goût que de ne pas la vivre. Aussi recommande-t-il de vivre le moment sur le moment. Il ne cède pas à l'utopie. Ni Messie ni autre monde. Tout se joue en ce monde : « J'ai reconnu qu'il n'y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce qui est bon pendant sa vie. » Il ne se laisse pas abuser par la sagesse puisqu'il récuse jusqu'aux livres. Sa recherche est un tourment, sa maîtrise un leurre. On reste dans l'incrédulité et rien n'est plus humiliant : « C'est un souci fâcheux que Dieu donne aux humains comme moyen d'humiliation. » C'est peut-être contradictoire ; ce l'est sûrement. C'est peut-être paradoxal ; ce l'est sûrement. La veine nihiliste de L'Ecclésiaste perpétue dans le judaïsme, se tressant d'hédonisme, de piétisme… voire d'épicurisme. Leur servant peut-être de soubassement.
L'Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilisme négateur – le dire non à toute chose – ni dans le nihilisme affirmateur – le dire oui à toute chose comme dans le gam zo lé-tova[1] (Cela aussi est pour le mieux) talmudique, le tout est bien de Kirilov dans Les Démons[2] ou l'amor fati nietschéen : « Ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. » Il ne sacrifie rien. Ni sa postérité à l'instar d'Abraham ni son être à l'instar de Job. Il n'exerce pas de violence. Ni contre lui-même ni contre les autres. Il se laisse bercer par la vie et en reste à un doux nihilisme sur lequel planerait Dieu. Des bâtisses, des palais, des parcs. Des esclaves. Des richesses. Des arts. Des femmes : « Je n'ai refusé aucune joie à mon cœur. » Tout est peut-être « dans la main de Dieu ». Or ce Dieu se propose comme le Hasard réservant indistinctement le même sort – arbitraire – à tous plutôt que comme une Providence protectrice : « Tout arrive également à tous : même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur. »
L'inclusion de L'Ecclésiaste dans le canon biblique ne laisse d'intriguer sur les motivations de ses éditeurs. Peut-être n'envisageaient-ils d’autre héroïsme que de soutenir le désarroi métaphysique, d'assumer le nihilisme, de s’extasier devant l’ordonnancement infini de l’univers et sa complexité infinitésimale, de montrer la plus grande noblesse morale, de célébrer le miracle de sa présence et de prier Dieu. Dans tous les cas, il ne serait de sens que dans le dépassement du nihilisme. On ne peut l'éviter, on doit passer par lui pour accéder à une divinité transcendant les calculs, les intérêts… voire le sens et le non-sens. Souvent, Dieu ne serait pas moins absurde et ne pointerait pas moins le néant. Coléreux sinon haineux comme dans le Pentateuque. Inconséquent comme dans Job. Inhumain comme dans nombre de passages du Talmud où il ne trouve rien à rétorquer aux reproches des sages que : « Ferme-la, c'est ce qui m'est venu à l'esprit[3] ! » Il est peut-être une manière d'invoquer Dieu sur le mode du rien : Dieu au (en ?) lieu de Rien ; Dieu au-delà de Rien ; Dieu plutôt que Rien. Sans saut ; sans pathos ; sans voltige. Les derniers versets de L'Ecclésiaste sont sûrement un ajout. Peut-être ne s'entendait-on qu'à un Dieu plaqué sur le vide ou, pour reprendre Rabbi Nahman de Bratslav, sur « la grande béance »[4]. Sinon tout le reste n'est que variations métaphysiques, prédications morales, prêches religieux, prescriptions pseudo médicales, enluminures spirituelles. Dans le meilleur des cas.
Considérer le judaïsme en disciple de l'Ecclésiaste, c'est considérer Dieu comme une illusion vitale que l'on doit soutenir si l'on ne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs somme toute prometteuse et se décomposer dans tous les sens. On continue de le chercher et de l'invoquer même quand l'on est convaincu qu'il n'existe pas. Par désir de sens, qu'il soit sublimé ou non ; parce qu'il cligne dans le miracle de notre présence ; pour donner un semblant protocolaire à la vie. Dans l’invocation judaïque du nom de Dieu résonnent à la fois la vanité de l’existence et le souci d’en maîtriser la béance. Il réside dans son invocation et on doit l'invoquer de tous ses sens, ses entrailles et ses raisons pour s'insinuer en lui et l'incarner. Il arrive que cette invocation prenne des harmoniques anarchistes. Or l’anarchie pour les plus dessillés requiert une pédagogie pour les masses – une théologie. Si Dieu ne rachète pas de la mort – ne ressuscite pas – il n'est aucun besoin de lui ; si la religion ne console pas – ne promet un monde à venir – il n'est aucun besoin d'elle. L'homme ne se résout pas au néant de sa mort, il a besoin de postuler un au-delà. Il a besoin de s'inscrire dans le dessein d'une éternité pour endurer sa précarité et son caractère éphémère. Il doit s'en remettre à une mémoire qui conserverait le souvenir de son passage en ce monde. Or l'Histoire ne convainc plus ; la postérité généalogique non plus ; les monuments encore moins ; les œuvres ne séduisent plus autant. Seul Dieu conserverait encore le souvenir de notre âme parce qu'il serait son créateur et qu'il la récupérerait à la mort. Peut-être le dogme des dogmes. On est acculé à Dieu et l'on se retrouve avec un Doute en guise de Dieu, qu'on convertirait ou non en foi, porteuse de réconfort, de consolation et, dans les cas extrêmes, de tourment, d'inquisition, de persécution et de terreur. Un Paradoxe aussi, provenant du néant qui persiste à coller à lui et grince dans son silence, son absence et son impuissance – paradoxe, pour reprendre Camus, « d'un Dieu tout-puissant et malfaisant ou bienfaisant et stérile »[5]. Car dire de Dieu qu'il est invisible, irreprésentable et inconnaissable, c'est persister à le nimber du néant auquel son silence ramène… toute chose, et cette nimbe se décline dans les trois grandes religions méditerranéennes.
C'est parce que l'homme désespère de la vie et de la mort, du sens et du non-sens, des cieux et de la terre – qu'il n'a rien à quoi s'accrocher – qu'il mise sur Dieu. C’est le premier et le dernier mot du sens. Il est un antidote contre la déréliction. Il brise les chaînes de la nécessité. Il reconnaît l’inconnu qui perce dans la contingence. Il permet une trouée vers le ciel. Dieu est le nom que l’homme donne au sens de sa vie et que les religions invoquent pour réunir les hommes dans le culte d’une même nomination. Sous son nom, l’on se livre à des variations tour à tour morbides et exaltées sur soi. Sans Dieu, qu’il existe ou non, la vie est insensée et c’est là tout son pouvoir. Le désespoir est son trône. Il est cet épouvantail contre la mort qui ne la contient que le temps pour chacun de mourir. Il donne l'illusion de l'écarter ou de la transmuer et c'est cette illusion qui garantit toutes les autres. On peut bien sûr concevoir de mener une vie qui s'en tiendrait à l'absurde sans avoir le nom de Dieu aux lèvres, balançant entre l'enthousiasme du dire oui et l'accablement de dire non. Se résoudre à une vie maniaco-dépressive qui serait la marque la plus distinctive de l'homme post-divin : « Nier d'un côté et exalter de l'autre », déclare Camus, « c'est la voie qui s'ouvre au créateur absurde. » Il précise aussitôt : « Il doit donner au vide ses couleurs[6]. » Or ces couleurs sont de guerre et de paix, de haine et d'amour, de noir et de bleu. Chacun aurait les siens selon qu'il s'inscrit dans une tradition religieuse ou se pose en créateur de ses propres couleurs. Le nihilisme n'est ni un cachet de vérité ni de mensonge. Ni une garantie de bonheur ni de malheur. C'est le lot de l'homme en exil hors de sa condition animale, voire de l'homme comme créature. On reconnaît volontiers avec Camus : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l'absurdité du monde[7]. » On peut concevoir que Dieu ne soit pas pour certains le dernier nom du sens. Le non-sens guette les sens. On doit pouvoir l’assumer. Camus a encore cette phrase : « Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. »
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[1] Voir TB Taanit 21b.
[2] F. Dostoïevski, Les Démons, Babel, 1995, vol. II, p. 56.
[3] Cf. TB Menahot 27b.
[4] Voir D. Scher, « Le Maître des Herbes », dans Rabbi Nahman, Contes de Bratslav, Waterloo, Avant-Propos, 2013.
[5] A. Camus, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 358.
[6] A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 154.
[7] A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 129.
La surpopulation serait en train de dépasser le seuil de tolérance de la terre. On en décèle les incidences dans la pénurie des ressources vitales, de l’air à l’eau ; dans la promiscuité propice à l’exacerbation de nouveaux conflits et à l’émergence de nouvelles maladies ; dans l’accentuation des clivages entre l’opulence des sur-privilégiés et le dénuement des masses. Cette surpopulation est d’autant plus menaçante que le taux de croissance, quel qu’il soit, ne peut l’accompagner sans accélérer le pillage de la planète et porter atteinte aux conditions vitales climatologiques et sanitaires. Le réchauffement est causé, autant le reconnaître, par la surcroissance motivée par la surconsommation et la sur-reproduction que réclame la surpopulation. L’humanité risque bel et bien de sécréter la serre où elle trouvera son linceul.
Le dérèglement climatique provoque de telles catastrophes « naturelles », souvent derrière notre dos, que la disparition de l’humanité est désormais concevable. Les températures augmentent, les glaciers fondent, les continents sont inondés, les incendies déciment les forêts. Dans une décennie ou deux, la terre croulera sous des déchets de plus en plus intraitables, les fonds marins revomiront les déchets nucléaires et des décharges en Afrique ou en Asie se dégageront des relents pestilentiels. Les menaces écologiques, qu'elles soient exagérées ou non, mettent la terre au centre des préoccupations. On parle volontiers de son avenir, de sa conservation, de sa préservation pour créer les conditions vitales requises à la perpétuation de l’espèce humaine sur terre. Or, on ne peut privilégier le souci de la nature sans procéder à une régulation dans le culte qu'on voue communément à l'homme et qui trouve ses expressions les plus éloquentes dans l'anthropomorphisme et l’anthropocentrisme qui caractérisent philosophies et religions.
L’homme s’insère de moins en moins dans la nature et s’en rend de plus en plus maître. Il brise les amarres qui le lient à ses univers cosmogonique et/ou cosmique. Il ne prend pas le temps de tisser de nouveaux liens que ceux-ci sont rompus par des révisions, des corrections et des ratures, dans le sillage de nouvelles découvertes scientifiques et des applications technologiques qu’elles autorisent. Il n'est plus dans le monde, mais hors de lui, voire hors de soi et ce n'est pas tant un signe de vitalité que de tarissement. Ce n'est plus une créature, mais un chercheur, un programmateur, un technicien… un robot. L'homme n'est plus chez lui auprès de ses dieux et ce n'est que maintenant qu’il expérimente l'exclusion du paradis dans toute son aliénation. L'histoire est davantage celle de la science, de la découverte et de la technologie que des révolutions, des guerres et de leurs personnages et cette histoire semble douée d’une logique irréversible et irrésistible quasi apocalyptique. La sensibilité écologique ne saurait se limiter à la protection de la nature ; elle requiert de s’inscrire dans sa trame. En l’absence d’une nouvelle sensibilité poétique, volontiers panthéiste, la transition écologique se révèle réactionnaire, ne convainc pas et se solde par un échec.
Le sauvetage de la terre réclame une plus grande considération pour sa vitalité, son pouls et ses battements. La responsabilité est d'abord et avant tout pour son avenir et c'est de cette responsabilité que découleraient toutes les autres : on ne serait plus tant responsable de son prochain devant le Ciel que de l'avenir de la terre pour assurer une habitation plus équitable par les générations à venir. Celle-ci réclame la mise en place d’une morale écologique soucieuse de garantir la terre contre la logistique du calcul généralisé de la science, de contenir son viol technologique, de n'en tirer que ce qu'elle autorise. Elle prendrait en considération de vieilles sagesses à l'instar du taoïsme pour qui il n'est pas signe plus désastreux que la perturbation des saisons. Elle privilégierait le sens de la bohême au détriment de celui de la thésaurisation. Elle stigmatiserait la conquête des marchés pour promouvoir celle des villages qui menacent de se vider, que ce soit en Europe ou en Afrique, ou de se déglinguer, que ce soit en Amérique ou en Asie. Elle encouragerait un art de vivre alliant la sobriété matérielle à la retenue morale dans cette consonance du beau et du juste qui reste la vocation de tout humanisme.
L'idéal qui régit les sociétés occidentales serait celui de l'insatiabilité. On renchérit sur tout. Sur la consommation bien sûr. Sur les gains et sur la croissance. Sur les soins de santé et la longévité. On doit changer pour changer. Les vêtements ; les articles ménagers ; la destination des vacances. On doit s'indexer aux modes dont la succession endiablée ne cesse d'huiler les chaînes de production. L'insatiabilité incite à la surconsommation et celle-ci préconise la consommation pour la consommation, sans plus de considération pour une économie qui prendrait en considération les ressources de la terre et privilégierait les besoins vitaux de l'humain. Elle tourne les limites et les quotas pour assouvir le besoin du besoin qu'elle cultive. Elle incite à s'enrichir, acheter et vendre, se prouver à soi et aux autres qu'on peut encore plus. On se donne volontiers son paradis sur terre. On achète des îles, on voyage dans des avions privés, on se donne des bateaux de plaisance. On se bâtit des demeures à la démesure de ses rêves. On se donne des progénitures variées avec diverses femmes ou divers hommes.
L’insatiabilité déliée imprime le tournis à nos dérisoires vies. On ne se contente pas de son lot, on veut sans cesse plus. On est prêt à mettre le prix pour surpasser ses parents, rivaliser avec ses concurrents, en remontrer à ses proches. Demain doit être meilleur qu'aujourd'hui. Plus fastueux ; plus clinquant. On ne se soucie guère du prix que paient les autres pour notre succès. Nos serviteurs ; nos administrés ; les générations à venir. Derrière toutes les considérations, pointe désormais le culte de la richesse pour la richesse et ce culte trouve son expression la plus pathétique et la plus caricaturale dans le culte de l'allégresse. On doit être heureux à tout prix, on doit le montrer, on doit exhiber sa beauté, on doit cultiver son talent, on doit brader sa vie dans un dévoiement de tous les instants. Sans plus se soucier vraiment du beau, pour ne point parler du sobre, ni du plaisir, pour ne point parler du loisir. Le caviar n'est aussi bon que parce qu'il est hors de prix. Les pierres ne sont précieuses que parce qu'elles sont réservées à des privilégiés. La vente aux enchères des tableaux de grands ou petits maîtres n'atteint des sommes aussi colossales que parce qu'on ne les accroche plus aux murs. Nul ne me convaincra que le caviar servi dans un salon où rien ne manque est plus succulent que des olives ou des radis sous les ponts, un diamant plus lumineux et émouvant qu'un beau galet et un tableau de Picasso plus attachant que le dessin croqué par notre fillette. L'insatiabilité se résorbe dans un fétichisme généralisé, du vêtement, de l'art, de l'accessoire, encore plus rebutant que celui qui se rencontre dans les religions primitives. La marchandise, sans cesse nouvelle, nimbée de magie par une publicité aussi mensongère que poétique, perpétue l’aliénation libérale en alimentant le besoin du besoin.
Les changements continuels dans les moyens de production et les modes de consommation n’autorisent qu’une économie perlée de crises à l’échelle mondiale. Dans les pays riches, la surconsommation déliée dégénère en dilapidation des ressources naturelles. On s'est mis à investir sans compter ; à s'équiper sans compter ; à dépenser sans compter ; à s'endetter sans compter. Au-dessus de ses moyens, empruntant aux banques qui se sont acquises un pouvoir pernicieux sur les gouvernements. Le monde est contrôlé par un consortium de banques qui se sont donné des agences de notation pour mieux contrôler les gouvernements et réguler leurs dépenses. Les intérêts des multinationales l'emportent désormais sur les intérêts nationaux ou étatiques et cette situation se poursuivra jusqu'à ce que se produise un krach bancaire à l’échelle mondiale sous la pression de la masse des petits clients et épargnants ou sous celle des Etats s'insurgeant contre cette colonisation bancaire.
Le libéralisme économique n'incite à l’insatiabilité et par conséquent à la surconsommation que pour mieux stimuler la croissance. Il ne peut marquer de pause sans s'exposer à la crise s’accompagnant de poches de chômage, de cessations de paiement des pouvoirs publiques, d’insubordinations chez les forces de l’ordre. Or cette poursuite aveugle de la croissance est condamnée à se heurter à une limite. L'épuisement des ressources terrestres ; les perturbations climatiques ; le tarissement de la matière grise ; l'insurrection des désespérés, des indignés… des révoltés. Dans les milieux où elles règnent, l’insatiabilité et la surconsommation génèrent, d'une manière ou d'une autre, la dérive dans non-sens. En revanche, dans ceux où sévissent la pénurie et la sous-consommation, secteurs déshérités dans les sociétés libérales ou populations démunies dans des contrées économiquement sinistrées, persiste, d’une manière ou d’une autre, la quête de sens sinon la crispation sur le sens. D'un côté, on n'aurait plus rien à gagner ; de l’autre, rien à perdre.
L’écriture est un embroussaillement et un débroussaillement qui donnent sa végétation à la pensée. Ses normes et contraintes stylistiques ne sont pas sans influer sur elle. La pensée écrite n’est pas un calque de la pensée orale, mais celle-ci est à celle-là ce que l’esquisse est au tableau. L’écriture accule la pensée à la forme, quoi qu’on pense par ce terme, requise par et pour sa communication. On ne dicte pas sa pensée sans prendre en considération le lecteur sinon le critique. On la coule dans des moules, ne serait-ce que ceux de la syntaxe et de la grammaire, qui lui impriment leurs contours. La pensée se dépose dans l’écriture au prix d’une aliénation qui se cherche, se résout, se reconnaît ou se réserve dans l’écrit. Les meilleurs auteurs seraient encore ceux qui ne se reconnaissent pas dans leur texte et encore moins dans les louanges dont on l’entoure.
Depuis que l’écriture n’engage plus autant que par le passé, ne nourrit plus d’expérience mystique, ne véhicule plus autant le sens, c’est l’acte de l’écriture qui est au cœur de la mystique d’écrire. On écrit pour écrire comme on priait pour prier, si ce n’est qu’on ne dispose pas de bréviaire ni de règles. On n’écrit pas sans s’interroger sur l’écriture. Sinon on verse dans la banalité d’écrire et ne produit rien qui puisse remanier les contours de ce temple dont on attend qu’il s’écroule à son tour : « Ecrire », dit Blanchot, « c’est vouloir détruire le temple, avant de l’édifier ; c’est du moins, avant d’en passer le seuil, s’interroger sur les servitudes d’un tel lieu » (M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 302). La mystique de l’écrire se double au demeurant d'une mystique de l’échec. L’œuvre n'est jamais aboutie, elle trahit les lacunes que seul l’auteur – le lecteur le plus intime – connaîtrait. Comme Moïse, l’écrivain ne connaît pas la Terre promise : « Pour l’écrivain », écrit Barthes, « la responsabilité véritable, c’est de supporter la littérature comme un engagement manqué » (R. Barthes, « Ecrivains et Ecrivants », Essais critiques, Le Seuil, 1964, p. 150).
L'écriture dissémine notre présence et son souvenir en les cachetant dans des textes que l'on sème à tous vents. C'est le suaire que brode l'homme acquis au pouvoir d'évocation des mots et à leurs vertus de transmission, de persuasion, de perpétuation et d'immortalisation. De documentation, d'exhortation et de prédication aussi. On ne cesse de construire du sens en posant des mots sur l’abîme du non-sens et c'est la scénographie du texte qui détermine son intérêt – sa capacité à mettre le sens en scène. Le jour où l’on arrêtera d’écrire, on cessera de mentir et de raconter des banalités. Le jour où l’on arrêtera de lire, on cessera de se disputer. L’écriture archive le chahut et le désarroi des hommes.
Ce n’est rien moins qu’un démon qui nous dicte nos meilleurs et nos pires textes. On n’écrit pas sans être inspiré, sans se sentir un devoir, sans poursuivre une vocation. C’est Méphistophélès qui dit à l’écolier : « Ayez grand soin d’écrire, comme si le Saint-Esprit dictait » Goethe, Faust et Le second Faust, Garnier, 1969, p. 79. On écrit aussi pour vider une querelle, prendre une revanche, démentir des allégations, plaider une cause… se soulager : « Quand on a mis du noir sur du blanc, on rentre sur soi tout-à-fait soulagé » (Ibid.). L'humanité est de sens, de chair et de désir et c'est encore ce dernier qui s'enrobe d'encre pour célébrer ses enchantements et dire ses désenchantements et quiconque se présente au nom d'autre chose est menteur.
Roland Barthes souligne le caractère impérieux, irrépressible et irrésistible de l'écriture. Elle se dérobe à la volonté de l’écrivain, elle la déborde : « Pour l'écrivain, écrire est un verbe intransitif » (R. Barthes, « Ecrivains et Ecrivants », Essais critiques, Editions du Seuil, 1964, p. 149). La réalité n’étant que prétexte au déploiement de l'écriture, il procède à une réhabilitation de la rhétorique puisque l’écrivain est contraint d'étudier la littéralité – ses charmes – de son écriture pour mieux accrocher le lecteur auquel il destine son message : « La rhétorique est la dimension amoureuse de l'écriture » (R. Barthes, Essais critiques, p. 14). Barthes reprend les considérations de Blanchot sur « la parole errante » qui n’a pas plus de centre que de commencement et de destination, ne s’arrête pas, persévère et se poursuit jusque derrière le silence ou sous lui : « En elle, le silence éternellement se parle » (M. Blanchot, Le livre à venir, p. 308). Barthes donne ses lettres de noblesse à la manie de l’écriture. L’écrivain ne peut laisser passer un jour sans écrire, un peu comme le joueur ne peut laisser passer un jour sans jouer.
On n’attend rien ni personne. L’ennui guette l’attente pour l’attente, il niche dans les interstices entre les instants, il restitue la réticence que montre le temps à passer, il déborde de son piétinement. C'est le taedium vitae, le dégoût romain de la vie, « plus durable que l’airain » (Horace, Odes, III, 30). Le spleen baudelairien aussi, ennui des bruines et des brouillards mis au goût du Boulevard. L'ennui est grincement dans le sillage de l’attente vaine que ne comble aucune religion et pour laquelle ne plaide aucune métaphysique.
Dans l'ennui, on tourne en soi autour de soi sans réussir à se départir de soi. Tous les accès sont bloqués. L’ennui serait une ancre invisible qui nous empêche de partir ou un abîme plat où l'on tente vainement de sombrer. C'est aussi un mur qu'on est condamné à longer et qui ne se termine pas. Il peut s’élever dans le visage et le regard d’autrui. Dans une vision qui n'embrasse rien, la monotonie d'une voix qui ne dit rien, une passion moisie qui dégage des relents inodores et incolores.
Il n'est meilleure manière de briser l’ennui que de le ramoner de désir : on cherche à se dérober à l'ennui, on tombe dans le désir ; on cherche à se dérober au désir, on tombe dans l'ennui. Le désir noue l'intrigue qui élude l'ennui, la romance qui élude la déréliction, le sens qui élude le non-sens. L'ennui ne cesse de revenir derrière l'absence du désir et c'est l’extinction de ce dernier qui creuse la tombe de chacun. C'est un grain de poussière qui réduit la vie en poussière.
L’ennui reste le principal moteur de l’homme. C’est par crainte de l’ennui qu’on se décarcasse en vain ; se lance dans la guerre ; incite à la haine ou prêche l’amour. C’est pour écarter le spectre de l’ennui qu’on encombre sa vie de compagnons et de compagnes ; de corvées et de divertissements. L’ennui suscite de la rouille qu’on ne cesse de dissoudre dans le rêve ou l’alcool, crée le vide qu’on ne cesse de combler de sornettes et de sagesses. Il exerce sa pression à connaître la dissipation dans le loisir. C’est le démon par excellence. Sitôt qu’il se déclare on ne recule devant rien pour le chasser et c'est le combat contre lui qui peuple le monde de poèmes, de légendes… d’œuvres. L’homme a la hantise de l’ennui et c’est peut-être la hantise la plus universelle, à la fois créatrice et destructrice. C’est par ennui qu’on persiste à lire des livres assommants et à écrire des livres accablants.
C’est l’ennui qui bée dans le bâillement. C’est l’heure de dormir. Celui de mourir aussi.
Le sens de l'éphémère relaie le sens historique. On ne s'encombre plus autant de considérations messianiques. Malgré les alarmes et menaces écologiques, on est de moins en moins disposé à sacrifier le présent pour l’avenir. On ne s'émeut plus autant du devoir de dévouement parce qu'on sait combien les sacrifices n'ont pas servi à grand-chose dans le passé – ni pour changer l’homme ni pour améliorer les conditions de vie sur terre. On ne souhaite plus se soumettre aux chantages ou en exercer sur les jeunes générations. On ne reconnaît plus l'autorité des livres, des dogmes, des autorités. On est volontiers anarchiste et l'on ne s'accommode des contraintes et régulations sociales qu'autant qu'elles nous permettent de nous épanouir dans notre coin entourés de nos proches. On est séduit par le miracle d’être et ne veut plus le brader, ni sur le marché du travail ni sur celui des mots. Le perpétuer ne vaut peut-être pas une corvée à perpétuité.
L'homme est de plus en plus acquis à son caractère éphémère. Aujourd'hui, il est là ; demain, il ne sera plus là. Il habite la parenthèse que le miracle lui ménage dans l'éternité. Il n'est pas encore mort, il ne va pas tarder à mourir. Même à ses moments de gloire, il est à la veille de mourir ; même à ses moments de sérénité, il se prépare à mourir. Il peut oublier la mort ; elle ne l'oubliera pas. Elle donne sa coloration à la vie. Elle détermine l'ambiance qui règne dans ses coulisses. Angelus Silesius disait :
« Homme, si ton visage est beau et ton âme blême
Tu es vivant pareil à un sépulcre[1]. »
Lie-tseu, le chantre du vide et du silence, pousse le non-agir à vaguer dans le néant pour goûter le loisir (la vertu) d’assister à sa propre absence.
Bien sûr notre maison est branlante et précaire, ses portes sont vulnérables, leurs gonds rouillés et demain est imprévisible. Bien sûr qu’elle est hantée de toutes sortes de dieux et de démons entretenant entre eux un manège dont on ne suit plus les rebondissements. Bien sûr que les murs se lézardent, les machines tombent en panne, les lampes s’éteignent. Quand on sonne à la porte, on ne sait pas quel messager va se présenter et de quelle nouvelle il serait porteur. Bien sûr que les jours réservent de nouveaux tracas, misères ou douleurs. Mais si tu es encore là, si je suis là, c’est signe que cette cavalcade de jours, en ce monde, enduites tour à tour de deuil et de grâce est plus prenante qu’une éternité paradisiaque ailleurs. Aussi contente-toi autant que possible de placer des cales sous les jours instables. De vivre le jour comme s'il ne t'était donné que de vivre ce jour et si le jour ne t'est pas garanti de vivre l'instant. Sans regrets, sans remords et sans soucis. Pour mieux le célébrer, en goûter la saveur, s’intéresser à sa teneur. Le bonheur est dans l'instantanéité de la présence, dans sa voltige et dans sa sérénité. Rien ne serait plus harassant que de poursuivre le vent, en l'occurrence celui qu’on prédit pour demain. Le sens de l'éphémère fait de chacun de nous un passant et, dans le cas où l’on est acquis à la perpétuation de la lignée, un passeur. La vie n’est peut-être qu’un cocon et qu’il ne faut pas moins d’une vie pour s'en dégager et prendre son envol pour la mort. Sans plus.
[1] Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, III, 101, Editions Payot & Rivages, 2004, p. 229.
L'État ne recule devant rien pour pressurer les contribuables. Quand on pratique une politique déliée de l’impôt, un jour vient où les couches populaires et moyennes, les plus laborieuses, ne sont plus à même de couvrir leurs dépenses et se trouvent rétrogradées, comme le prédisait Marx, au rang des couches déshéritées. Le travail n'assurant plus la subsistance ou n'assurant plus qu’elle, les travailleurs se trouvent réduits au rang d'esclaves trimant pour survivre. La dignité qu'ils trouvent à travailler est battue en brèche, soit parce que les emplois proposés sont indignes, ne correspondant pas aux qualifications et aux compétences, soit parce que travailler ne rime plus à rien. L'indignité s'étend à des secteurs de plus en plus larges de la population qui allient la colère à une conscience politique désenchantée. Ils sont diplômés ou qualifiés, ils sont encore jeunes et ils ne sont qu'endettés sinon enserrés par leurs servitudes domestiques autant que professionnelles.
La TVA est peut-être l'expression la plus éloquente de la rapine étatique. Elle illustre la surenchère dans l'imposition. L'impôt sur le revenu, l'impôt sur l'habitation, l'impôt sur les services. Puis l'impôt le plus scélérat de tous : celui sur la consommation – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit derrière la TVA – qu'autorisent des revenus déduits de tous les autres impôts. On n'en termine pas à la mort puisque l'on doit régler pour vous l'impôt sur la succession sous prétexte de redistribuer les richesses alors qu'il s'agit davantage de nationaliser une partie d'entre elles. Il s'est trouvé des États pour pousser la scélératesse jusqu'à imposer les concessions mortuaires, voire pour recourir à l’impôt pour promouvoir une nouvelle Weltanschauung – comme dans la transition écologique – quitte à plier la population en la soumettant à de nouvelles taxes. Dans tous les cas, l’État vacille le jour où il devient une machine à pressurer qui ne servirait que ses agents et seulement ses agents, que ce soit les politiciens ou les fonctionnaires. On aurait d'un côté les pensionnés de l'État, de l'autre, les parias de l'État qui n'en voient pas l'avantage. Or ce sont ces derniers qui entretiennent les premiers. Sans les impôts des uns, les autres n'auraient pas de salaires. Même les syndicats protégeraient les acquis des pensionnés davantage que des déshérités acculés à susciter une mouvance anarchisante qui ne saurait quelle société appeler de ses vœux et quelles structures étatiques se donner.
L'État libéral donne des signes de grincement quand il ne peut plus poursuivre sa surenchère de l'imposition requise pour assurer les services publics qui lui confèrent sa légitimité. Il ne s'écroulera peut-être pas ; il n'en devra pas moins connaître des mutations qui le métamorphoseront, peut-être quand les indignés se décideront à prendre d'assaut les syndicats, à en prendre le contrôle et à les investir d'une vocation anarcho-délibérative.
Baudelaire, poète jaune s’il en est, était horripilé par le monstre étatique. Il se voulait trop clandestin et anarchiste pour s'accommoder de sa bureaucratie: « Cette cohue de vendeurs et d'acheteurs, ce sans-nom, ce monstre sans tête, ce déporté derrière l'Océan, État[1]. »
[1] C. Baudelaire, Etudes sur Poe, La Pléiade, Vol. II, p.327.
L'homme est doué d'une fonction fabulatrice qui concocte des mythes pour garantir la survie de l'individu et la cohésion sociale. Ce serait « une faculté spéciale d'hallucination volontaire » (Voir H. Bergson, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, P.U.F, 1965, p. 207 et suiv.). Procédant par intuitions, elle s’inscrit dans l’élan vital pour corriger les perturbations qu'elle introduit dans le régime de nature. « Innée à l'individu », elle est décelable à « quelque degré chez tout le monde » et préside à cette création « des personnages dont nous nous racontons à nous-même l'histoire ». Plus généralement, elle instruit toute création, en l'occurrence celle des dieux.
L'homme est l'animal fabulateur par excellence. Ses illusions ne recouvrent pas tant un égarement qu'une ruse de l'instinct pour parer aux dangers de l'intelligence calculatrice et fabricatrice : on ne se leurre pas sans raison, mais pour des raisons supérieures à la raison : « Qui sait même si les erreurs où elle [la fonction fabulatrice] a abouti », déclare Bergson, « ne sont pas les déformations, alors avantageuses à l'espèce, d'une vérité qui devait apparaître plus tard à certains individus. » (Ibid., 114). On se demande malgré tout dans quelle mesure cette fonction est consciente ou inconsciente ? Dans le premier cas, quelles seraient ses considérations ? dans le second, ses motivations ? Comment Bergson peut-il continuer de plaider la cause d'une fonction dont il présente les erreurs comme ses principales vertus ? L'erreur est-elle plus utile – vitale ? – que la vérité ? La fonction fabulatrice est l'une des idées les plus pertinentes et déroutantes de la littérature psychologique. Bergson omet d'étendre son action – fantasmagorique ? – au domaine sexuel. Peut-être ne le souhaitait-il pas.
Le commun des mortels inscrivent leur vécu à la croisée de fantasmes – sexuels, religieux, philosophiques, sociaux... –, qu’ils poursuivent de leurs désirs, de leurs prières, de leurs vœux… de leurs quêtes de sens et de gloire. Ensemble, ils composent et déploient la fantasmagorie, en partie secrète, en partie déclarée, à la fois cohérente et contradictoire, servant de trame au récit personnel que chacun se raconte à lui-même et qu’il raconte ou manque de raconter aux autres. Ce récit entretient avec la fantasmagorie, poursuivant la réalisation des fantasmes qui la composent ou leur résistant, des rapports qui varient selon les cas et selon les stades de la vie. Elle est d’autant plus vitale qu’elle est tramée par le désir contenu/refoulé/réprimé/entravé par sa sublimation morale, religieuse, culturelle, sociale – ou la débordant. Elle bruit dans les coulisses du récit dont l’on se trouve être le héros principal. On ne renonce pas à « sa » fantasmagorie, ni sous la pression intellectuelle ni sous la contrainte politique, mais y colle, par accoutumance autant que par commodité. Ne se prêtant qu'à de légères retouches, elle participe du rêve – entre le rêve éveillé et conscient et le rêve engourdi et inconscient. Elle est alimentée par un potentiel onirique-visionnaire dont les fantasmes, entre lesquels notre mode de vie assure autant que possible la coïncidence, la compatibilité, la complémentarité, lui impriment ses allures, ses tournures, ses retournements… son échevèlement.
La vie est trop courte pour accomplir une réelle mutation fantasmagorique. Dans les cas où cela se produit, plus rares qu'on ne le pense, elle ne serait que la dernière phase dans un processus de dédoublement de la personnalité (ou de recristallisation de la personnalité), caractérisant tant les individus occidentaux, ou bien la première phase dans une conversion qui mettra du temps à couver. Ces mutations fantasmagoriques réclament une incubation, consciente et/ou inconsciente, à l’issue de laquelle l’on s’arrache au récit prosaïque de sa vie pour entrer dans le rôle que réclame le nouveau récit que l’on caresse, voire qu'on a toujours caressé, généralement plus commode parce que plus rassurant, plaisant ou glorieux. Dans tous les cas, on ne quitte pas un récit sans entrer dans un autre, le passage de l'un à l'autre prenant l'allure d'une mue qui revêt un caractère sensationnel, ne répudiant pas en l’occurrence l'ancien récit sans le dénoncer comme une simulation ou une erreur. Sans avoir soupçonné ces ressorts fantasmagoriques, William James invoque « l’incubation subconsciente » pour expliquer la conversion religieuse : « La religion subliminale, quelles que soient ses autres propriétés, est le rendez-vous d’une foule d’impressions, soit clairement conscientes, soit subconscientes, qui petit à petit s’accumulent, s’élaborent d’après les lois ordinaires de la psychologie et de la logique, et peuvent atteindre une « tension » assez forte pour faire explosion dans la conscience ordinaire » (W. James, « L’expérience religieuse », Bibliothèque de l’Homme, 1999, p. 272). Chez lui, la conversion religieuse consacre un déplacement des idées périphériques au « cœur » de la pensée et de l’être : « La conversion d’un homme est le passage de la périphérie au centre du groupe d’idées et d’impressions religieuses qui devient dorénavant son foyer habituel d’énergie personnelle » (« L’expérience religieuse », p. 230).
Souvent, la fantasmagorie personnelle se détache sur le fond d’un mythe collectif, plus ou moins complet sinon total, auquel on adhère à un degré ou l’autre, le mode d'adhésion influant en retour sur la tournure fantasmagorique commandant l’insertion dans la réalité. Une adhésion dogmatique à une religion commande une insertion mystique ; l’adhésion à une poétique une insertion enchantée. La réalité – si tant est qu’il est une réalité en soi – n’entame pas la fantasmagorie qui instruit et meuble le récit de chacun. On ne persiste dans sa fantasmagorie – religieuse, artistique, philosophique... sexuelle – que parce qu’elle est encore plus intéressante et passionnante que ladite réalité. Un univers sans dieux reste plus accablant qu’un univers gouverné ou hanté par eux ; un univers dénué de beauté plus aride qu’un univers qui en est verni ; un univers sans illusion plus désolant qu’un univers qui en recouvre ; un désir dépouillé de toute romance plus stérile qu’un désir qui en est enrobé.
Le rêve – au sens de fantasmagorie – auréole bel et bien la réalité, chez les physiciens autant que chez les poètes. L’individu qui ne vit plus sur ce mode fantasmagorique se condamne à sur-vivre ou à sous-vivre. C’est souvent le cas dans la vieillesse.
La foi s'apparente à un brouillard tissé de croyances, de principes, de dogmes, de superstitions à travers lequel l'on cheminerait plus sûrement que dans le vide de la science. C'est voilé, ouaté, poisseux, moisi, doux, velouté, gracieux, rigoureux. Dans le brouillard, on ne voit que ce qu'il autorise et il n'autorise que ce que l'on croit. Il imprègne tant les sens, les sensations, les sentiments qu'on ne conçoit pas que l'on puisse être et vivre autrement et cela concerne les autres autant que soi. On n'a pas tant la foi qu'on est dans la foi, baignant en elle au point d'y vivre comme des poissons dans l'eau. Sans cette immersion, on ne comprendrait rien à la religion, aux monothéismes autant qu'aux panthéismes. L'immanence n'est pas le pôle opposé de la transcendance, comme on tente de nous en convaincre, mais une condition nécessaire pour expérimenter la transcendance.
La foi dite d’airain se révèle souvent de pâte à modeler, dans les relations avec Dieu autant qu'avec autrui. Elle résiste aux contradictions et aux désaveux, s’accommode de leurs imprévisibles tournures et leur prête des desseins impénétrables. Elle ne persiste du reste que parce qu’elle est un alliage d’airain et de plastique. L’humilité et la droiture sont censées la conditionner. Sans elles, ce ne serait qu’une acrobatie (intellectuelle) ou une simulation (religieuse). Les véritables hommes de foi seraient si humbles qu’ils ne parlent pas, ni pour prêcher Dieu ni pour le nier. Or le discours philosophique sur la foi, de Kierkegaard à Karl Barth, est saturé de vanité. Ce sont la peur et l’espoir qui alimentent la foi et rien d’autre, ni la contradiction ni le paradoxe, ni le témoignage ni l'altérité. Faire de ceux-ci des leviers de la foi, plutôt que des écueils, dénote plus de malhonnêteté intellectuelle que de bonne foi religieuse. C’est dire à quel point la foi moderne sécrète une démangeaison religieuse davantage qu’une immersion dans la divinité, une incarnation de la divinité ou une comparution devant la divinité.
La foi religieuse n’est pas tant un viatique pour le monde à venir qu’un permis ou une couverture pour continuer d’endurer la détresse de vivre en ce monde. La peur de la mort n’est nulle part plus poignant et le deuil plus lancinant que dans les milieux où domine la foi religieuse. Cette dernière n'est ni dans le cœur ni dans le cerveau, ni dans les entrailles ni dans les pores. Elle est dans l'âme qu'elle constitue. Ceux qui clament avoir la foi l'ont perdue pour le prétendre et ils ne le font que pour s'accrocher à une bouée de sauvetage qui ne serait qu'une épave dérivant dans le non-sens. Ceux qui prétendent avoir recouvré la foi ne l'ont jamais totalement perdue ou ne recouvrent qu'une mascarade qui caricature leur vie.
Partout, le hasard guette. Au détour d’une rue, d’une aube, d’un regard. Il nous attend au réveil, nous accompagne au coucher. Il nous colle aux basques, en bon ou mauvais génie. Tantôt, il nous berce ; tantôt, il nous nargue. On a beau prendre des précautions, on n’est jamais à l’abri de ses surprises. Sans cesse, il surgit pour nous arracher à nos calculs, nos programmations, nos prévisions et nous plonger aux abîmes de la détresse ou nous élever aux cimes de la gloire. Quand le hasard nous est propice, c’est la grâce ; quand il s’acharne contre nous, c’est la disgrâce. On doit néanmoins s’armer pour le brasser et en dégager son destin. Zarathoustra se posait en « rédempteur du hasard ». Je ne sais ce qu'il voulait dire sinon qu’il demandait de s’incliner devant le hasard dans une geste d’acquiescement à la vie, à son cours, à ses détours, ses recours, ses déboires, ses écueils et ses retournements.
Le hasard recèle autant de promesses que de déboires, de sens que de non-sens, de charme que de contrariété. D'un côté, le royaume des intentions ; de l'autre, celui des hasards. La vie se situe à leur croisée, ceux-ci ne cessant de ruiner ou de renforcer celles-là. Elle se coule plus ou moins intentionnellement dans un hasard plus ou moins contrôlé qui lui donne son caractère arbitraire et sort l'homme de soi pour l'humilier sur l’autel de ce qui révèle être son… destin. Nietzsche incitait chacun à se connaître soi-même et à emprunter la voie qui lui est destinée – sempiternel vœu pieux intellectuel du philosophe. On ne se connaît pas soi-même qu’on ne connaît l’autre. Le hasard présente l'insigne mérite d'être à la fois humain et divin et serait, lui aussi, candidat au rôle de Dieu – du moins, sa main, imprévisible et paradoxale, serait-elle encore la figure la plus convaincante de la providence particulière.
On ne se dérobe pas au hasard en empruntant les voies strictement balisées – par le rite, le travail, les engagements… – de la vie sans paver de servitudes sa destination à la mort alors qu'on pourrait s’acheminer plus distraitement vers elle en s’en remettant à lui.
Certaines notions, comme celles du hasard, du destin, du sort, de la chance, de la liberté, de la nécessité, sont si inextricablement liées qu’elles renvoient immanquablement les unes aux autres.
L’herméneutique – de Hermès, le messager des Dieux – est la discipline qui permet de comprendre et d’interpréter des textes et des œuvres qui nous sont étrangers, soit parce qu’ils remontent à un passé immémorial, soit par qu’ils sont d’une aire culturelle qui nous est étrangère. Depuis Nietzsche, l'herméneutique n’est plus une discipline auxiliaire mais la discipline fondamentale de la compréhension qui s'accompagnerait, dans tous les cas, d'une interprétation. Les sciences humaines recouvrent et présument d’une pratique herméneutique, qu'elle s'exerce sur des textes ou des faits, des signes ou des indices. Pour Gadamer, l’herméneutique n'est universelle qu’autant que la compréhension humaine du monde est langagière, s'exerçant sur les productions du langage et s'illustrant dans une production du langage. Il se démarque de l'herméneutique traditionnelle et classique qui s'encombre de procédures en précisant : « Sa tâche ne consiste nullement à développer une procédure de compréhension, mais à élucider les conditions qui permettent la compréhension » (H.-G. Gadamer, Vérité et Méthode, Editions du Seuil, 1976, p. 135).
La connaissance – toute connaissance – se présente comme procès herméneutique où convergent compréhension, interprétation et application, voire où elles se mêlent inextricablement. Gadamer souligne le caractère paradigmatique de l'herméneutique juridique soucieuse d’interpréter la loi en vue de son application dans un cas concret qui influe en retour sur la compréhension de la loi : l’herméneutique juridique établit une passerelle entre le présent et le passé dans sa tentative de se prononcer sur un cas présent qui n'invoque pas la jurisprudence cristallisée jusque-là sans la revisiter à partir du cas en question : « La tradition transmise élève la voix au cœur du présent et doit être comprise au sein de cette médiation, ou mieux, en tant que cette médiation » (Ibid. p. 171). De même, l'herméneutique religieuse poursuit le sens à la croisée du présent apostolique et de la tradition passée (de l'avenir eschatologique aussi) dans une 'exégèse' du texte sacré, alliant les trois dimensions de la compréhension, de l'interprétation et de l'application. De même que l’interprète juridique l'est de la loi, l’interprète religieux l'est de la Parole divine, l’interprète littéraire d'une œuvre et l'interprète philosophique d'une prétention au sens consignée dans un texte.
Cette promotion de l’herméneutique au rang de discipline universelle est animée par une 'morale du penser' qui réclame de se dégager des procédures et des méthodes pour, dans un souci de probité, procéder à une analytique de l'inclusion générale – dans son milieu, dans sa culture, dans son langage… dans l'être – du penseur-herméneute. Elle consiste à examiner ses habitudes de langage et ses modes de pensée, les préjugés qui nourrissent sa compréhension et les intérêts qui la commandent. L'herméneutique comme discipline universelle présume que toute interprétation est motivée et reste limitée, commençant quelque part et s'arrêtant quelque part, toujours à l'étroit entre ses bornes. Ses actes sont ceux d'un lecteur qui pose une question à un texte (entendu au sens large du terme) qui recèle une réponse. D'une certaine manière, le texte se propose en partition sur laquelle l’interprète exerce sa compréhension-interprétation-application. L'herméneute taille le texte à sa mesure et s'efforce d'en proposer une exécution magistrale pour ne pas encourir trop de reproches de trahison, de corruption ou de mécompréhension.
L'hirondelle est plus éternelle que l'homme, pour la simple raison qu'elle ne se distingue pas d'une autre hirondelle. De tous côtés qu'on tourne la tête, c'est la même, et elle ne semble aussi cordiale et distante que parce qu'on ne sait rien d'elle. L'an passé, c'était elle ; l'an prochain, ce sera de nouveau elle. C'était elle avant ma naissance, ce sera la même après ma mort. L'hirondelle ne meurt pas ; elle se réincarne en hirondelle. Tout ce qu'on en dirait serait beau et elle ne chercherait ni à le démentir ni à le corriger. Personne ne la conçoit dans une cage.
L'hirondelle jouit d'une popularité particulière auprès des philosophes taoïstes en quête d’icônes pour un loisir de vivre qui ne s'encombrerait ni de questions creuses ni de vains soucis. Ils la considèrent comme l’oiseau le plus sage, créature du Tao, s'inscrivant le plus élégamment dans sa trame : « Elle n'arrête jamais ses regards sur un endroit qui ne lui convient pas. Même quand elle laisse tomber une graine, elle s'enfuit en l'abandonnant, tant elle craint les hommes[1]. »
Je ne parle de l'hirondelle parce que je ne sais rien sur elle et qu'elle veille sur mes souvenirs d'enfance.
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[1] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XX, Philosophes taoïstes, La Pléiade, Editions Gallimard, p. 237.
L’homme est l’esprit du monde, pour le meilleur et pour le pire. Il lui donne ses coordonnées et ses repères. Son sens et son non-sens. Ses limites et ses horizons. Ses caricatures et ses représentations. Ses poids et ses mesures.
L’homme n’est qu’un passant inconnu auquel l’on prête un nom et sa maison n’est qu’un relais dans une pérégrination dont il ne maîtrise pas le parcours. Il n’a pour tout entrain que son désir, pour tout équipement que ses sens et son intelligence et pour toute vocation que de cultiver la beauté en lui et autour de lui.
L’homme est une créature de chair et de lettre. C'est un animal romantique qui ne cesse de mettre sa nature en vers pour mieux s’en accommoder. Il sécrète d'autant plus de mots qu’il est malade de sa vie. Sans un minimum de talent poétique, il n'acquerrait pas l’art de vivre et basculerait dans une variété ou l'autre de débraillé caractériel. C'est en définitive une œuvre littéraire, souvent bâclée, qui se termine mal.
L'homme est le site par excellence de la temporalité. Il n'entend l'éternité que comme un écho du vide, qu'il tente de combler, et l'immortalité que comme le creux d'une illusion, où il finit par se coucher.
Nous assistons à un déclin de l’intellectuel. On n’est plus autant impressionné par lui. On n’est plus autant convaincu par son charisme ni séduit par son intelligence, si tant est qu’il en montre. Cela n’est pas nouveau, même si la déconsidération actuelle de l’intellectuel se ressent du remaniement de l’agora sous la pression des réseaux sociaux, il n’a jamais été vraiment populaire, ni à Athènes ni à Rome, ni à Florence ni à Londres. Paris est une exception et encore ne l’a-t-elle été que pendant la courte période où la presse tenait le haut du pavé et qu’elle avait besoin de plumes pour rehausser son prestige. Les intellectuels se doublaient de gens de plume et c’était principalement de leur plume qu’ils s’engageaient. Quand ils s’avisaient de donner des formes plus concrètes à leur engagement, ils ne réussissaient qu’à se discréditer, de Platon à Sartre.Ceci dit, les médias ont passablement « vulgarisé » l’intellectuel en le sortant des pages de ses livres et des colonnes des journaux où il jouissait de l’autorité de l’écrit qui ne prête pas à autant de vaines controverses que les panels télévisés relayés par les réseaux sociaux. Auparavant, il ne parlait pas autant qu’il écrivait et l’écriture le rangeait parmi cette noblesse de plume qui lui garantissait une certaine immunité – du moins sous les régimes éclairés. Désormais, ce sont les médias – ces caisses à résonance qui ne raisonnent pas – qui lui délivrent l’habilitation à prendre la parole pour soutenir l’écrit qui, autrement, resterait lettre morte. Or, les médias inclinent naturellement à promouvoir des vedettes du théâtre, du cinéma ou de la télévision qui, parce qu’elles se sont acquises une certaine notoriété sur les planches ou sous les caméras, sont courtisées pour délivrer leurs considérations ou leurs diatribes sur des questions somme toute prosaïques qui n’engagent ni l’avenir de la pensée ni le destin de l’humanité et ne présentent d’autre intérêt que d’exciter la curiosité populaire. Les intellectuels n’ont d’autre choix que d’entrer en conversation avec elles et de rivaliser avec elles, bradant une parole intellectuelle censée embrasser le débat public, éclaircir les tenants et aboutissants, cerner les positions et, le cas échéant, en prendre une, voire préconiser une action.
L’intellectuel présume de son érudition, qu’il veut critique, et de son intelligence, qu’il prétend avisée, pour clamer sa probité et promouvoir sa ou ses positions. Mais on reste interdit devant tous ces livres et ces discours qui se bousculent en une sarabande déliée qui donne le tournis et l’on serait en quête d’un nouveau mode de penser – une nouvelle « pensée nouvelle » ?! – qui puisse concurrencer celui, de plus en plus convaincant, quoique partiel et déshumanisant, de la science, et de plus en plus sidérant, quoique rassurant et compensatoire, de la religion. La sphère intellectuelle menace de crouler sous son interminable verbiage se tissant de redites qui ne riment à rien alors que les religions allient dans leurs versions modérées l’austérité à la simplicité pour bercer l’humanité de toutes sortes d’homélies, recouvrant souvent des chantages, qui proposent un sens meurtri ou serein contre un non-sens accablant ou échevelé et lui faire miroiter toutes sortes de promesses compensatoires dans un autre monde (ou dans les religions asiatiques la radiation de la chaîne des réincarnations). Le verbiage est tel qu’on ne sait plus qui dit quoi à propos de quoi et pourquoi on le dit – et ce n’est pas dû seulement à la popularisation de la prise de parole rendue possible par les réseaux sociaux. Le chahut est si assourdissant qu’il envoie les personnes allergiques aux impostures décelables derrière les postures intellectuelles au couvent, au concert ou à… la mer. Il n’est plus besoin de lire les livres qui paraissent à un rythme effréné, ni pour se divertir ni pour s’instruire – pour ne point parler des « philosophies » dont nul ne sait vraiment ce qu’elles disent ou visent. Ce n’est pas un hasard si les lecteurs sont égarés par les commentateurs, les chroniqueurs et les critiques qui célèbrent à tort et à travers les brouillons de l’on ne sait quels galimatias et si les plus avertis et les plus consciencieux se rabattent sur la Bible, le Coran, les Védas ou les œuvres classiques sanctionnées par les siècles. Plutôt des valeurs sûres et reconnues, gratuites, derrière lesquelles ne se tiennent ni les boniments d’auteurs présumés ni les incitations marchandes des maisons d’édition qui n’ont jamais autant fleuri que depuis que le marché du livre est en crise que des ouvrages dont on ne sait vraiment ce qu’ils réservent. Dans les livraisons actuelles, il est bien des pièces rares, ni plus ni moins que par le passé, sinon qu’elles ne percent pas tant les quantités des publications les cachent et les baratins publicitaires les marginalisent.
De son côté, l’intelligence traîne un soupçon démoniaque. Elle serait perversive, de plus en plus instigatrice de perversion, dans les choses de l’esprit autant que dans les choses de la chair, dans les relations morales autant que sociales. L’intelligence, quoiqu’on entende par ce terme, est telle qu’on se résout de moins en moins à concéder qu'autrui puisse être plus intelligent que nous ne le sommes, malgré sa notoriété ou à cause d'elle, malgré ses livres ou à cause d'eux, malgré ses titres ou à cause d'eux. Elle ne s'incline qu'écrouée par un échec patent, souvent vécu comme méconnaissance, malchance ou acharnement du sort. Peut-être parce que l’intelligence est ce que l'on trouve de plus trouble chez l'homme, qu'elle se décline en plus d’une variété (intellectuelle, sensitive, poétique, politique…), qu'elle désespère volontiers d'elle-même et que l'on est contrarié sitôt que l'on se risque dans l'intimité de présumées grandes intelligences. Dans Les Démons de Dostoïevski on a cette déclaration d'un personnage qui confie d’un ton conspirateur : « Nous ne sommes pas les êtres les plus intelligents sur terre, vous et moi, il y en a de plus intelligents que nous. » Depuis Les Intelligences multiples de Howard Gardner, on sait que l'intelligence est multiple, on ne les savait pas toutes aussi partiales pour ne pas dire bornées. Rien ne serait plus pernicieux que les nœuds intellectuels – toutes sortes de crispations dans le style de pensée de chacun à la convergence de ses intérêts, de ses préjugés, de ses attitudes, de ses habitus, de son érudition, surtout lorsqu’ils se nouent autour de notions réductrices ou prétendument critiques comme la transcendance, la dialectique, l’altérité… l’inconscient. Je ne conçois pas pour ma part de pensées qui ne soient nouées et noueuses ni d’intellectuels qui ne soient des pelotes de nœuds : on agit du reste plus volontiers étranglé par ses nœuds que libéré d’eux.