Emid Dictionary

P
PAPILLON

Il n'est rien de plus commun que la fascination pour le papillon. Chez les Grecs, les Hébreux, les Chinois. Le papillon communique le sens du miracle, du mirage, du leurre… de l’évanescence qui serait magie de l’absence dans les coulisses de la présence. Il invite à vivre dans la clandestinité de je ne sais quel au-delà, sans être bouleversé par rien, dans le détachement, au jour le jour. Il est porteur de sérénité. Le papillon dirait : le jour est évanescent, la vie aussi ; le malheur est évanescent, le bonheur aussi. On doit pouvoir s’arracher à l’encroûtement et se recueillir dans l’évanescence universelle du papillon, évanescence du salut et salut de l’évanescence.

Nietzsche ne cache pas le sentiment de légèreté que lui inspire le papillon. Il incarne l'insouciance, la vulnérabilité et l'éphémère. Ce serait comme une révélation sans cesse répétée : « Je regarde d'un œil nouveau le vol mystérieux et solitaire d'un papillon, là-haut, près de la falaise du lac, où croissent tant de bonnes plantes : il voltige de-ci de-là sans se soucier de ce que sa vie ne durera plus qu'un jour et que la nuit sera trop froide pour sa fragilité ailée. On pourrait aisément lui trouver, à lui aussi, une philosophie, bien qu'elle ne risque guère d'être la mienne » (F. Nietzsche, Aurore V, 553, Œuvres, vol. I, Robert Laffont, Bouquins, 1993, p. 1205). Dans le taoïsme, davantage que le sage, le papillon est proche du Tao dont nul ne sait ce qu'il est, d'où il vient et où il mène : « Jadis, Tchouang Tcheou rêva qu'il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu'il était Tcheou lui-même. Brusquement il s'éveilla et s'aperçut avec étonnement qu'il était Tcheou. Il ne sut plus si c'était Tcheou rêvant qu'il était un papillon, ou un papillon rêvant qu'il était Tcheou » (Tchouang-tseu, Œuvres complètes, II, Philosophes taoïstes, La Pléiade, Editions Gallimard, 1980, p. 104).

Fais en sorte que ce soit ton dernier rêve, ton dernier tour de propriétaire, ton dernier désir… ta dernière remarque. Demain sortira d'un cocon. Peut-être.

PARESSE

La paresse réclame l'art de marier les heures creuses et les lectures décousues, les randonnées et les pauses, les repas et les siestes, les conversations et les prières, la compagnie et la solitude. Elle réclame de se lever tôt pour prendre le soleil de court. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de se donner une vocation artistique pour avoir bonne conscience. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de s'adonner à la pétanque. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de collectionner des timbres ou des vignettes. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de se mettre à la pêche à la ligne ou à la chasse aux papillons. Mais ce n'est pas nécessaire.

La paresse est accablante pour quiconque la préconise ou la pratique. Souvent, elle est l’excuse que se donnent le talent ou son illusion pour survivre à l’échec. Pourtant, dans la mesure où l'on sait la cultiver, la paresse est une modalité du bonheur. Les plus malheureux des hommes sont encore ceux qui en ont perdu toute prédisposition pour elle, grincent d'ennui sitôt qu'ils sont au repos et ne cessent de se lancer à la recherche d'une compagnie pour se dérober aux retrouvailles avec soi.

PASSION

La passion se rencontre partout chez les humains. Toutes les passions. Dans une dose ou une autre. Toutes sont motrices et inhibitrices. Dans une mesure ou une autre. Les passions ne calculent peut-être pas, comme le voulait Aristote (Voir Aristote, Politique, V, 1312b25), elles n’en machinent pas moins, contre soi autant qu’autrui. Les passions sont le moteur de l’homme, les mauvaises – la haine, la colère, la vengeance – davantage que les positives – l’amour, l’amitié, la générosité. Elles seraient du reste toutes mauvaises, à l’exception des passions naturelles. L’homme ne montrerait de disposition désintéressée qu’en assumant, sans détours et sans marchandages, la nature en soi. C'est ce que pressentait Rousseau.

La passion tourne volontiers au tourbillon qui risque de nous précipiter dans les abîmes alors même qu'on s'imagine s'élever aux hauteurs. On ne cède pas à la passion sans perdre la tête et sans perdre pied. Or sans passion, on se contenterait du mugissement de vanité du vent et de l'éclat de rire de la vague. Les passions sont l'encre où l'on trempe sa plume, son pinceau, son couteau. Ce sont encore les plus inspirées des encres, les mieux dosées pour restituer une réalité où se loge ou manque de se loger l'art. C’est dans l’excès de passion que pointent l’inspiration et la création, celles du monde non moins que celle du poème. L’illumination que guette la démence aussi. Je ne sais quelle passion inspire quoi ; je sais seulement que sitôt qu'elle s’éteint, la création s’amenuise.

PASSION (2)

L’âme est un creuset alchimique de passions qui se nourrissent d'elles-mêmes et ne cessent de transmuer. Plus on les assouvit et plus elles en réclament et surenchérissent les unes sur les autres. Nous sommes les somnambules de nos passions, nous ne savons pas même qu’elles nous gouvernent. Elles résistent aux incantations, aux exorcismes et même… aux années. Sitôt excitées, elles entrent en purulence. C'est leur tournoiement qui imprime son tournis à l'âme et c'est ce tournis qui l'oriente dans un sens ou l'autre. Le maître soufi Rûmi disait : « C'est cette jalousie aussi qui fait tourbillonner la poussière au gré du vent[1]. » L'homme est d’autant plus caricatural qu’il n’est pas conscient de leur action sur lui, d’autant plus vaniteux qu’il en alimente toutes sortes de vocations, d’autant plus risible qu’il se les voile, d’autant plus pathétique qu’il se pose en victime de celles des autres.

Les passions n'écoutent qu'elles-mêmes et ne cessent de calculer pour parvenir à leurs fins. Leur emprise sur les hommes pervertit jusqu’aux processus de rationalisation consciente et inconsciente concernant des questions pratiques, en l’occurrence morales, n’autorisant que des relations politiques empreintes de plus de rouerie que d’intelligence. Les « raisonnements » de la passion sont d’autant plus pernicieux qu’ils assimilent volontiers les contradictions, les écueils et les dogmes, tournant immanquablement à la ratiocination qui résiste aux démentis, reconstruisant la réalité plutôt que de s’avouer vaincue par elle. Il n’est de rationalisation saine, dit-on, que de la passion éclairée par l’intelligence ( ?), sans que la première ne cherche à discréditer la seconde, la seconde à neutraliser la première. Mais je ne sais s’il est un intellect ni ce qu’il peut être et l’intellectualisme moral recouvre un de ces débats dans lesquels la pensée ne cesse de s’empêtrer. Le dosage des passions n’est pas tant intellectuel – on ne trouve pas passions plus impérieuses que chez les intellectuels patentés – que passionnel, politique et rhétorique. Sinon les passions sont contenues par la crainte du châtiment, par les dogmes qui seraient autant de nœuds passionnels et par des rites qui ne seraient qu’autant de contraintes passionnelles. Seule la religion, parce qu’elle est super-passionnelle, réussit encore à aiguiller les passions charnelles-intellectuelles et à les contrôler quand elle ne les brime pas au prix d’excitations de masse encore plus véhémentes et dangereuses que les passions individuelles. La passion peut tourner à la démence et se révéler un marécage duquel on ne sort que contraint et forcé par la douleur ou la violence.

On n’a jamais fini de dissiper les pouvoirs qu’exercent les passions, qu’elles soient sensuelles ou religieuses. On ne se laisse autant bercer et berner par elles que parce qu'on n’est ni de nature ni par éducation des êtres « logiques ». On accède bien à la logique pour mener des recherches, on n'inscrit pas pour autant notre vie sous son régime. Les passions nous en empêchent, et la plus impérieuse est encore celle qui nous porte au merveilleux et à l'irrationnel. Le sens même se niche dans le récit concocté dans la peur et dans l’espoir. La meilleure manière de surmonter l’une et de s’accrocher à l’autre est encore de se mobiliser au service d’une cause transcendant la vie et la mort. Le courage est dans cette galvanisation qui porte la peur au seuil du destin où elle risque de succomber au vertige. L’art de vivre réclame peut-être de maîtriser ses passions, les moduler, les voiler, les transmuer, pour le meilleur et pour le pire, mais sur ce point on aurait plus de flagorneurs que de héros. Les passions font de l’homme soit un abcès sanguinolent, soit un abcès cicatrisé. Dans le premier cas, il est harassé et harassant ; dans le second, il est couturé et caricatural.


[1] M. D. Od-Dîn Rûmî, Odes mystiques, Points, Sagesse, 1973, 997, p. 388.

PERRUQUE

Il portait une étrange pelure sur la tête. On ne savait si elle était en plastique ou en cire ; si c'était une calotte ou une perruque. On ne savait surtout ce qu'elle cachait. Personne ne se risquait à lui poser la question. On inclinait à croire qu'elle lui tenait lieu de perruque. Pourtant ce n'en était pas une. Car il aurait pu commander une véritable perruque, sur mesure, tressée de cheveux se mariant naturellement avec les cheveux de ses pattes. On en fabriquait de très belles, on les posait délicatement. Nul ne les remarquait, nul ne s'en émouvait. En outre, depuis qu'on s'était mis à greffer des cheveux, on ne s'encombrait plus de perruques. En hiver, elles volaient avec le vent ; en été, elles portaient chaud. Ce n'était sûrement pas une question d'argent, il n'en manquait pas. Il n'avait ni parents ni héritiers ; il n'avait que des économies. On ne lui connaissait pas de liaisons et dans cette ville sodomique où les prostitués venaient du monde entier, entretenir un homme ou une femme ne l'aurait pas ruiné. On ne savait si c'était par coquetterie et si ce l'était ce qu'elle trahissait.

Cette pelure voulait sûrement dire quelque chose. Elle détonnait tant qu'on en restait interdit. Elle dissuadait toute enquête sur son caractère, ses mœurs, ses désirs. Elle était si grotesque qu'on ne se risquait pas à l'interroger sur sa vie ou son personnage. On se séparait de lui en se posant toutes sortes de questions sur sa... pelure. La gardait-il quand il était seul chez lui ? S'en séparait-il pour se laver ou pour dormir ? Comment la ressentait-il ? Quelle place occupait-elle dans sa vie ? Quel rôle lui attribuait-il dans ses relations avec les autres ? Se doutait-il qu'elle ruinait chez ses interlocuteurs les questions les plus métaphysiques sur l'homme pour les rabattre sur de plates questions de coquetterie ? Quel message cherchait-il à communiquer ? Quelle importance lui conférait-il ? Se décidera-t-il un jour à s'en débarrasser ? Dans quelles circonstances et à quelles conditions ? Demandera-t-il à être enterré avec sa pelure ?

C'était peut-être plus qu'une perruque. C'était toute une armure ; c'était une couronne. C'était une nouvelle mode qui ne se décidait pas à se propager. La bannière d'une philosophie qui ne prenait pas dans les esprits. Le titre d'un récit qui attendait sa rédaction. C'était sa marque et son héritage. Il la laisserait au musée des bizarreries humaines avec le manteau de Pirandello et le nez de Gogol...

Philopoésie

On ne peut penser pareillement face la Méditerranée que face à la mer de Chine ou à l’océan Pacifique. Ni du reste dans une ville méditerranéenne comme dans une ville continentale, que ce soit Paris, Londres ou Prague. Ni dans une oasis du désert comme dans une hutte de la Forêt noire. L’éternité est de remous de vagues et l’on envisage plus sereinement de retourner à la mer qu’à la terre. D’un côté, une pensée méditerranéenne, héritière de la pensée grecque ; de l’autre, une pensée continentale, plus latine que grecque. Le penseur méditerranéen se double volontiers d’un poète, malgré son scandaleux bannissement par Platon, le penseur continental d’un prédicateur. Le premier pense de tous ses sens et peut-être dans tous les sens, le second de toutes ses neurones et il s’engoue pour une réduction ou l’autre. L’un se porte vers la lumière, hors de toute caverne, poursuivant la beauté ; l’autre se porte vers l’ombre, dans la caverne de la bibliothèque ou la lumière technique du laboratoire, poursuivant la vérité. Le premier est comblé ; le second déçu. D’un côté, des pensées claires et convaincantes, qui se passent de commentaires ; de l’autre, des pensées obscures, qui réclament l’interprétation.

PHILOSOPHIE

La philosophie serait l'expression de l'étonnement, de l'embarras, de l'engouement et/ou de l'emballement de l'homme dans sa quête de sens. Elle se présente comme la tentative constante d'accompagner les mues du savoir passant du mythe à la science. Elle persiste à chercher la pierre philosophale que seule la science est en mesure de découvrir. Les grands philosophes étaient alchimistes dans l’âme, les grands hommes de science ont commencé par l’être. Un philosophe dénué de tout bouillonnement alchimique se borne, dans le meilleur des cas, à se poser en commentateur. Sitôt que la philosophie répond à ses questions, parvient à des solutions, les étaie, les convertit en instructions et en applications pratiques, elle s'illustre dans la science où elle trouve son couronnement et son dépassement.

Dilthey, parmi les derniers philosophes classiques, persiste à assigner à la philosophie la tâche de fonder, légitimer et coordonner les sciences. Elle remplirait le rôle une haute instance de la pensée, chargée de l'interminable instruction du savoir. Désormais, toute activité philosophique qui n'attesterait pas une maîtrise préalable et nécessaire de la philosophie des sciences s'illustrerait soit dans la scolastique soit dans la littérature fantastique d'un genre ou d'un autre, y compris la métaphysique. Elle se traînerait, fantomatique (sur le continent) ou famélique (outre-continent), derrière la science, commentant ses découvertes et émettant ses critiques, se tissant des chutes de ses questions et des résidus de ses réponses, comblant ses carences.

Quand la philosophie se voue – désormais ? également ? en parallèle ? exclusivement ? – à la quête de sens sans considération pour les acquis des sciences et pour sa vocation scientifique, elle s'illustre soit dans la poésie (artistique, littéraire…), soit dans la religion, qu'elle soit naturelle ou institutionnelle, présume d'un seul dieu ou d'une pluralité de dieux, se consacre à animer la présence ou l'absence.

La philosophie serait comme l'écume sur l'intelligence de l'homme, qu'il poursuive la science ou s'en détourne, piste le sens ou en désespère.

PHILOSOPHIE (2)

La pensée se tourne volontiers vers des textes et se dépose dans des textes, les traités philosophiques autant que les manuels religieux et les essais littéraires. Il n'est jusqu'au caractère (de la personne) qui ne se documente dans et à l'interprétation des textes sacrés ou classiques, canonisés par une vocation, une tradition, une passion. Ce recours aux textes – leur invocation, leur mention, leur citation – serait plus attachant et pathétique que convaincant pour une humanité en désarroi, en quête de sésames destinés à décacheter le sens et qui ne réussiraient qu'à convaincre de l'incrédulité congénitale de homme, malgré ses prêches religieux, ses découvertes scientifiques, ses rengorgements intellectuels et ses oraisons poétiques. Le gris, pour paraphraser Nietzsche, domine la pensée. Le cerveau est gris, la méditation est grise, l’écriture est grise. Je ne connais pas de philosophie multicolore. Même le surréalisme n’était que bariolé. Peut-être parce que l’esprit, même quand il se montre conciliant avec les sens, est incolore.

La philosophie, pour ne mentionner qu’elle, part de textes et se dépose dans des textes. Quiconque prétend concocter sa pensée sans recourir aux matériaux de ses prédécesseurs, les ruminant et les déglutissant, est plus puéril que malhonnête. Or plutôt que de dissiper les mystères, elle les cultive de commentaires qui déploient à la longue des scolastiques, consignées précieusement dans des livres plus abscons que clairs. Leurs longues et harassantes phrases, transmises de génération en génération en une saga de l’incongruité, de l’incompréhension et de… la superbe intellectuelle, ne s’étiolent que sous les assauts de la science. Les textes doivent être lus à petites doses pour leur trouver ou leur donner sens. La philosophie se présente souvent comme le balbutiement d’esprits encombrés, plus phraseux que lucides, qui ne se décident pas à entrer dans un laboratoire de recherches.

C’est peut-être pour cela que la tendance est de célébrer béatement les textes ou de les déchirer (les déconstruire). On passe plus de temps à démanteler les constructions philosophiques qu’à les monter. Pourtant, sans construction, on reste en deçà des attentes, de soi autant que des autres. Dans toutes les constructions philosophiques, derrière tout montage de citations et de commentaires, dans les replis de toute méthode subsiste un rien amateur où se loge souvent le meilleur du génie de l’auteur. Désormais, face aux monceaux des textes, la pensée est condamnée à l’errance, butinant d'une bibliothèque à l'autre, portée par des désirs contradictoires, ne s’arrachant à une passion que pour succomber à une autre. Elle ne peut décemment prétendre à une vérité positive que dans le chantier de la science ou à une vérité existentialiste que dans celui de la vie.

On s'attache plus volontiers à des textes et à des notions qui souvent ne recouvrent presque rien qu'à des textes clairs et lisibles et à des notions communes. Les textes les plus obscurs et abscons – philosophiques autant que religieux – seraient les plus envoûtants, requérant notre interprétation sinon notre adhésion davantage que notre compréhension. Les controverses, les débats et les commentaires leur donnent l'envergure de textes sacrés ou classiques. La mésinterprétation est souvent le sillon où germera une nouvelle excroissance doctrinale qui se révélera d'autant plus fertile que la mésinterprétation est inconsciente. L’ésotérisme trouve son épanouissement dans une surenchère herméneutique sur le mystère et le degré d’initiation requis pour le percer.

L'illumination se logeant dans les anfractuosités de la révélation se comble volontiers de dévotion ; le génie se logeant dans les lacunes de l'intelligence se vernit de vénération. Pourtant, leurs productions sont souvent déroutantes, leurs histoires sidérantes et leurs observations accablantes. Des versets, des litanies, des incantations, des légendes, des mythes ; des sacrements, des cérémonies, des rites aussi. Montaigne, Descartes, Nietzsche, Bergson ne sont plus intéressants que parce que plus lisibles et pertinents. Des milliers de traités disparaîtront que les Pensées de Pascal continueront de nous accompagner.

PHILOSOPHIE (3)

Pourquoi la philosophie semble-t-elle donner des signes de sénilité ? – Parce qu’elle radote en vain, n’engage plus sans exercer des charmes somme toute sectaires sur les partisans de l’une ou l’autre des sommités, que ce soit Spinoza ou Hegel, Freud ou Lévinas ? – Parce qu’elle est de bric et de broc et propose, dans le meilleur des cas, un délassement intellectuel proposant, par-ci, par-là, des illuminations intéressantes et des bribes de sens ? – Parce que désespérant de toute doctrine du salut, elle bascule volontiers dans le prêche invoquant un Dieu paradoxal, un Dieu épouvantail, un Dieu de paille ou même un Dieu transcendant ? – Parce qu’elle rature davantage qu’elle n’énonce ou éclaircit ? – Parce qu’elle s’est discréditée dans le travail de déboulonnage des sommités du passé sous prétexte de remplir son rôle critique ? – Parce qu’elle recherche l’éclat plutôt que la pertinence ? – Parce que sa médiatisation l’accule à s’aligner sur le sens du poil des auditeurs et des spectateurs parmi lesquels se recrutent ses lecteurs ? – Parce qu’elle est tellement débordée par les sciences et leurs applications technologiques et qu’elle ne traite pas des questions qu’elles soulèvent, soit parce qu’elle ne sait pas comment les aborder, soit parce qu’elle ne se risque pas à en traiter ?

Souvent, la philosophie se présente comme une science occulte. Ses textes constituent un univers hermétique où l’on doit s’insinuer pour saisir des lueurs entre les interstices de ses profondeurs. Elle embrouille tant les choses qu’on perd le sens de la réalité. Elle embrume tant l’esprit qu’elle fait  passer des lubies pour des lanternes. Elle séduit tant l’intellect qu’il se croit investi de tous les pouvoirs. Elle envoûte tant ses partisans qu’ils se sentent auréolés de sagesse. Elle n’est pas moins pernicieuse et nocive que tout autre science occulte, internant volontiers ses maîtres et leurs disciples dans des doctrines étranges. On en est à se poser des questions qui horripileraient les casuistes de la philosophie : pourquoi l’abscons et l’obscur sont-ils marques de gravité philosophique ? Pourquoi les auteurs les plus confus sont-ils considérés comme les plus sérieux ? Pourquoi la clarté et la lisibilité sont-elles signes de vulgarisation sinon de platitude ? Pourquoi la confusion exerce-t-elle autant d’envoûtement sur les esprits sains ? De deux choses l’une : soit la compréhension des textes philosophiques passe par leur explicitation-traduction au sens commun, soit elle persiste à les commenter en termes philosophiques, renchérissant sur leurs énoncés, les pastichant ou les ensevelissant sous des commentaires encore plus recherchés. Finalement, la philosophie ne présente qu’un seul avantage sur les autres sciences occultes, d’Orient et d’Occident, et c’est qu’il lui arrive de s’arracher au ressassement de soi, de briser les charmes occultes et de s’illustrer comme poursuite de la science : la philosophie serait si dissolue que seule la science peut encore la réduire au silence. Sinon le philosophe reste prisonnier de son territoire philosophique et de ses limites linguistiques comme, pour citer Wittgenstein, « just as a man can spend his life travelling around the same little country and think there is nothing outside it ».

Le lecteur philosophe doit renoncer à voir éclore une nouvelle philosophie qui ne serait pas celle de la science, éclaircissant ses postulats, ses thèses, ses percées et ses incidences éthiques, sociales, politiques, thérapeutiques, voire religieuses. Autrement la philosophie risque bien de titrer une noble et irritante sénilité qui rechignerait à reconnaître les doses de dogmatisme qui se glissent dans ses considérations.

PHILOSOPHIE (4)

Dans la civilisation occidentale, le philosophe en est venu à camper le commentateur par excellence. Sans lire ses écrits, on resterait inculte ; sans acquérir son sens critique, on ne saisirait pas les phénomènes ; sans sa parole, on resterait sans voix. On se tourne volontiers vers lui pour le prendre à témoin, lui soumettre nos questions, recueillir son opinion. Il a tout étudié ou parcouru, il a tant aiguisé sa vision et sa raison qu’il est habilité à se prononcer sur toute chose. Un débat duquel le philosophe est absent, que ce soit un débat télévisé ou académique, participe du ronronnement généralisé qui caractérise l’humanité malgré ses brusques accès guerriers ou ses irritantes régressions intégristes. Le philosophe ne dit peut-être pas grand-chose, ce qu’il dit n’en résonne pas moins longuement à nos oreilles et n’en couve pas moins sous notre ennui. Je parle des vrais philosophes, plutôt rares, et non des chercheurs en philosophie.

Or l’histoire de la philosophie se révèle de plus en plus comme celle des malentendus et des procès auxquels ils ont donné lieu, émaillée de plus de maladresses de pensée ou de langage, de leurs contorsions, de leurs nuisances mystiques que d’intuitions pertinentes ou de découvertes sollicitant la recherche scientifique. De nos jours, son plus grand écueil réside dans sa malencontreuse manie de continuer, malgré ses déboires, à chercher la pierre philosophale dont, contrairement à ses railleries sur l’alchimie, elle n’aurait jamais renoncé. Désormais, elle bégaie – pour sa plus grande gloire – et quand elle ne bégaie pas, elle radote – comme si elle n’était plus qu’« une discipline morte ». Elle ne se doute pas même qu'elle se répète, atteinte, elle aussi, elle surtout, de dégénérescence. Seuls les jeunes philosophes brilleraient vraiment. Pourtant, les plus vieux, encore lucides, lorsqu’ils ils exorcisés de leurs démons, que ce soit l’être, le néant, l’autre, la volonté, le désir, voient à quel point leur audace et leur insolence masquent des carences dans leur érudition. Leurs ouvrages se révélant autant de compilations incomplètes où ils butinent çà et là pour donner un miel plus rance qu'original.

On doit se résoudre à reconnaître que les temps sont révolus où la philosophie s'incarnait dans des personnalités philosophiques « pour qui la vérité est le spectacle dont ils sont amateurs » (Platon, République V, 475e). Personne ne dramatisera plus la pensée au point de la porter aux nues ; personne ne se ridiculisera à se poser en grand philosophe et d'assimiler sa dérisoire variation de pensée à une légende ou à un mythe, pour ne point parler d'une « philosophie ». La dramaturgie rhétorique des grandes œuvres du XXe siècle n'a peut-être été qu'une contenance que se donnait le dernier réduit de la naïveté intellectuelle largement débordée par les sciences et entamée par le nihilisme ontologique ou le puérilisme religieux. Désormais, la philosophie se voue à l'on ne sait trop quelle recherche sur elle-même, plus redondante qu’intéressante, ou sur les sciences, qu’elle parasite davantage qu’elle n’éclaircit. On assiste, comme le souligne Habermas, à une dépersonnalisation de la philosophie, voire à son piétinement dans les bibliothèques. La philosophie aurait perdu ses pathos – de l'absolu, de la vérité, de la totalité, de l'existence, etc. – sur la sanglante scène d'une Histoire qui se prenait trop au sérieux. Il ne lui reste plus qu’à se rengorger de son prestigieux passé dans des textes qui sur-textent ses classiques ou à se prononcer à son tour sur les… prévisions et prédictions météorologiques.  

On en est à se demander pourquoi on attendrait du philosophe d’être plus honnête que le commun des mortels, de montrer plus de distinction morale ? La philosophie n’est-elle pas l’art par excellence de la vanité et la vanité n’est-elle pas la marque du philosophe – même quand il déclare avec Socrate qu’il est d’une docte ignorance ? L’intelligence ( ?) ne recouvre-t-elle pas des doses non négligeables de perversité et celle-ci ne se révèle-t-elle pas, malgré les manifestations de vertu et de dévouement non moins courantes sous le régime animal qu’humain, le trait dominant de l’homme ? On ne peut blanchir le philosophe sinon la philosophie de toute intention perverse. Celle-ci percerait derrière l’accommodement livresque, l’éloquence charismatique, la phraséologie creuse, la scolastique dans lesquelles l’homme dresse sa couche mortuaire. Les thèses philosophiques ne sont, il est vrai, qu'autant de perspectives sur la question du sens de la vie ou, plus sûrement et vitalement, de la lutte pour la survie, restituant par leur variété la complexité d’une question qui ne se prêterait en aucun cas à des solutions claires et définitives. Pour ne prétendre qu'à des tâtonnements de pensée, l’esprit ne saurait légitimer pour autant les thèses les plus contradictoires. Ce snobisme recouvre plus de la mièvrerie philosophique que de pertinence scientifique : deux thèses contradictoires peuvent certes être toutes deux sans fondements, elles ne sauraient, ni en ce monde ni en tout autre, y compris le monde microscopique, être vraies ensemble – et ce n’est pas parce que l’homme est une créature paradoxale (perverse ?) que la vérité l’est…

Poésie

La poésie n’est pas compensatoire comme le clame Mallarmé. Elle ne vient pas combler des lacunes dans le langage courant. C'est plutôt une célébration, une diversion, une dissolution. Le poète trouble le langage et ses troubles charment ou non le lecteur auditeur. L’originalité de la poésie n'est pas tant dans son intransitivité que dans sa solennité, dans sa vocation liturgique même quand elle invective Dieu et célèbre le Diable. La poésie n'est pas à la prose, pour reprendre Valéry, ce que la danse est à la marche. La danse ne conduit nulle part, elle piétine sur place, tandis que la poésie entraîne les sens, leur délivre un sens plus essentiel et un cachet plus esthétique.

La poésie ne convainc pas ; elle séduit et berce. Elle reste magique de bout en bout. Les vers brillent, tintent, embaument ou se révèlent au contraire incolores, grincent, dégagent des relents d'ennui. On ne peut être poète sans prêter des couleurs, des sons, des odeurs, voire des saveurs aux mots. Sans les desceller et les sceller, les allumer et les éteindre, les faire chanter et danser. Sans les percer pour leur arracher de vieux souvenirs et de nouveaux sens. Sans les vêtir et les travestir, les maquiller et les démaquiller, les sacrer et les désacraliser. Sans les marier les uns avec les autres.

La poésie porte la présence à son apothéose ou la pousse à l'abîme. Elle procède par condensations. De la passion inspirée ; de l'invite silencieuse ; de la prière se diluant dans le silence. On n’écrit pas sur du papier, mais sur des sensations et des sentiments.

POETE

Plus qu'un autre, le poète sait que les livres ne sont que de la pâte pétrie de passions moulues d'encre. Il donne à sa vie l’allure d’un chantier où tout est matériau à ruminer. Les sensations, les sentiments, les rires, les drames, les larmes, les désirs. Les rencontres, leurs correspondances et leurs dissonances. Il ne laisse rien passer. Les aubes lumineuses et les aubes blêmes ; les soirs sereins et les soirs sinistrés. Les lectures gracieuses et les lectures ardues. Les visites guidées et les visites risquées. La vie étant son œuvre la plus intime et la plus précieuse, le poète fait tout ce qui est à sa portée pour la mériter, ne serait-ce que comme spectateur sinon comme acteur, voire créateur.

L'homme de religion dit : « Je ne peux renoncer au fantasme d'un Dieu vivant et rédempteur et continuer de vivre. » Le philosophe entendu comme sensophe (pistant le sens) dit : « Je ne peux renoncer à poursuivre le fantasme du sens dans tout ce non-sens sans succomber à la lâcheté de vivre dans le non-sens. » Le poète dit : « Je ne peux me détourner des insinuations de mes sens sans tomber dans l'aridité de vivre. »

Le meilleur de la poésie est volontiers un babil du génie humain se tressant de puérilité que de dessillement et parce qu'elle est l'art de se bercer de mots, le poète doit croire en eux.

PSYCHANALYSE

Le principal acquis de la psychanalyse est dans sa restitution des articulations entre le désir et la culture, de même qu'entre le désir et la politique. Son interprétation de l’humanité en chacun se présente comme une sémantique, plutôt ardue et aléatoire, du désir condamné à la clandestinité et rabattu dans ce qu'il convient avec Freud de nommer l’inconscient. Ce faisant, elle remet en question la prérogative que s'est arrogée la conscience de statuer sur le sens et sur la vérité puisque l’inconscient, se proposant en coulisses de la conscience, ruinerait cette prétention. La psychanalyse procède à une critique, voire une déconstruction, du cogito qui préside à toute phénoménologie et, par conséquent, à toute pensée autonome. Je ne 'suis' pas tel que je crois l'être, encore moins tel que je le pense pour ne point parler de celui que je prétends être.

Le cogito ne sort pas indemne de la critique psychanalytique – il ne s’en remet pas. Seul un « je suis » pris dans toute sa profondeur (toute son inconscience ?) éclairerait son « je pense ». Or souvent la pensée – ses contenus explicites – n’engagent que très partiellement, sinon rhétoriquement, le « je suis » dans toutes ses profondeurs et ses latitudes : « Ce qui résulte de cette aventure », remarque Ricœur, « c’est un cogito blessé, un cogito qui se pose mais ne se possède pas. [...] Le cogito est à la fois la certitude indubitable que je suis et une question ouverte à ce que je suis » (P. Ricœur, Le conflit des interprétations, Editions du Seuil, 1969, p. 239-40). Le cogito est miné, travaillé, ruiné par le mensonge (du désir) qui condamne tout énoncé à l’auto-illusion et par conséquent à l’illusion. En d'autres termes, la conscience ne donne pas tant la vérité que le mensonge travesti en vérité ou, si l'on préfère, une vérité partielle, voire relative (du moins sur soi) : « L’interprétation psychanalytique », déclare Habermas, « s’occupe de connexions de symboles dans lesquelles un sujet se fait illusion sur lui-même » (J. Habermas, Connaissance et Intérêt, Tel Gallimard, 1976, p. 251). La psychanalyse ne tient rien pour clair et précis et étend son soupçon à l’ensemble des phénomènes humains, derrière lesquels se cacheraient le désir, ses travestissements et ses sublimations : le sens, qu’il soit religieux, artistique ou onirique, serait un avatar du désir entravé par toutes sortes de censures, de tabous, d'inhibitions.

Pourtant, la découverte cardinale de la psychanalyse, en l'occurrence l’inconscient, ne sert pas à grand-chose. On ne plonge pas vraiment dedans, on ne l’exhume pas vraiment et on ne négocie pas vraiment avec lui. Il ne serait à la limite qu’une mansarde où l'on remiserait ce qui échappe à la conscience, la poubelle de la conscience contrainte, quoi qu’on fasse, à l’amnésie, que soit sous la pression de tabous, d’intérêts ou de vocations. Des commentateurs en ont même fait une 'création' de la psychanalyse, un lieu dans sa topologie de la connaissance – une surenchère sur le subconscient qui, lui, s’atteste dans tout ce que la psychanalyse attribue à la conscience. Ricœur le dit à sa manière subtile et honnête : « L’inconscient est un objet, en ce sens qu’il est « constitué » par l’ensemble des démarches herméneutiques qui le déchiffrent ; il n’est pas absolument, mais relativement à l’herméneutique comme méthode et comme dialogue » (P. Ricoeur, Le Conflit des Interprétations, p. 108). Ce serait même la société psychanalytique, pour mentionner ses détracteurs, qui constitue l'inconscient pour mieux permettre au thérapeute d’exercer sa conscience, s’immiscer dans celle de son patient et en dégager des gisements que ce dernier ne soupçonnerait pas.

L'existence de l'inconscient est une question ouverte que la philosophie ne peut que soumettre à la recherche sur le cerveau…