Emid Dictionary

E
ECCLESIASTE

L'Ecclésiaste mérite assurément d’être mis au goût méditerranéen. Il propose un diagnostic prosaïque et laconique de la vie. Il relève le caractère immuable du monde. Les mêmes levers et couchers du soleil. Le roulis des jours qui se suivent et se ressemblent. L'absence de toute nouveauté sous le soleil malgré la relève incessante des générations. On assiste à sa propre dégradation : « Tout provient de la poussière, tout retourne à la poussière. » L'Ecclésiaste constate la contingence de toute chose. On ne maîtrise pas plus son destin qu'un animal : « La supériorité de l'homme sur la bête est nulle. » Le plus lancinant est l'absence de justice : « Il y a un juste qui périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge (son existence) dans sa méchanceté. » Ces observations recouvrent, pour reprendre plus d'un sage talmudique, le constat qui articule toute théodicée : « On ne voit ni justice ni juge, toute limite est levée » (Lévitique Rabba XXVIII, § 1). Bien sûr, l'Ecclésiaste souligne le caractère irrémédiable de la mort dont Camus dit qu'elle représente « le suprême abus ». Rien ne lève sa menace ; rien ne répare sa ruine. L'Ecclésiaste en est à privilégier le néant sur l'être : « Moi, je déclare les morts plus heureux d'être déjà morts que les vivants d'être encore vivants, Mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n'a pas encore existé et qui n'a pas vu l'œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. »

L'Ecclésiaste serait l'anti-prophète par excellence. Il est seul et il s'accommode de sa solitude. Il n'est pas de bonne vie, il n'est de vie que telle qu'elle se présente, et l'on commettrait une faute de goût que de ne pas la vivre. Aussi recommande-t-il de vivre le moment sur le moment. Il ne cède pas à l'utopie. Ni Messie ni autre monde. Tout se joue en ce monde : « J'ai reconnu qu'il n'y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce qui est bon pendant sa vie. » Il ne se laisse pas abuser par la sagesse puisqu'il récuse jusqu'aux livres. Sa recherche est un tourment, sa maîtrise un leurre. On reste dans l'incrédulité et rien n'est plus humiliant : « C'est un souci fâcheux que Dieu donne aux humains comme moyen d'humiliation. » C'est peut-être contradictoire ; ce l'est sûrement. C'est peut-être paradoxal ; ce l'est sûrement. La veine nihiliste de L'Ecclésiaste perpétue dans le judaïsme, se tressant d'hédonisme, de piétisme… voire d'épicurisme. Leur servant peut-être de soubassement.

L'Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilisme négateur – le dire non à toute chose – ni dans le nihilisme affirmateur – le dire oui à toute chose comme dans le gam zo lé-tova[1] (Cela aussi est pour le mieux) talmudique, le tout est bien de Kirilov dans Les Démons[2] ou l'amor fati nietschéen : « Ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. » Il ne sacrifie rien. Ni sa postérité à l'instar d'Abraham ni son être à l'instar de Job. Il n'exerce pas de violence. Ni contre lui-même ni contre les autres. Il se laisse bercer par la vie et en reste à un doux nihilisme sur lequel planerait Dieu. Des bâtisses, des palais, des parcs. Des esclaves. Des richesses. Des arts. Des femmes : « Je n'ai refusé aucune joie à mon cœur. » Tout est peut-être « dans la main de Dieu ». Or ce Dieu se propose comme le Hasard réservant indistinctement le même sort – arbitraire – à tous plutôt que comme une Providence protectrice : « Tout arrive également à tous : même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur. »

L'inclusion de L'Ecclésiaste dans le canon biblique ne laisse d'intriguer sur les motivations de ses éditeurs. Peut-être n'envisageaient-ils d’autre héroïsme que de soutenir le désarroi métaphysique, d'assumer le nihilisme, de s’extasier devant l’ordonnancement infini de l’univers et sa complexité infinitésimale, de montrer la plus grande noblesse morale, de célébrer le miracle de sa présence et de prier Dieu. Dans tous les cas, il ne serait de sens que dans le dépassement du nihilisme. On ne peut l'éviter, on doit passer par lui pour accéder à une divinité transcendant les calculs, les intérêts… voire le sens et le non-sens. Souvent, Dieu ne serait pas moins absurde et ne pointerait pas moins le néant. Coléreux sinon haineux comme dans le Pentateuque. Inconséquent comme dans Job. Inhumain comme dans nombre de passages du Talmud où il ne trouve rien à rétorquer aux reproches des sages que : « Ferme-la, c'est ce qui m'est venu à l'esprit[3] ! » Il est peut-être une manière d'invoquer Dieu sur le mode du rien : Dieu au (en ?) lieu de Rien ; Dieu au-delà de Rien ; Dieu plutôt que Rien. Sans saut ; sans pathos ; sans voltige. Les derniers versets de L'Ecclésiaste sont sûrement un ajout. Peut-être ne s'entendait-on qu'à un Dieu plaqué sur le vide ou, pour reprendre Rabbi Nahman de Bratslav, sur « la grande béance »[4]. Sinon tout le reste n'est que variations métaphysiques, prédications morales, prêches religieux, prescriptions pseudo médicales, enluminures spirituelles. Dans le meilleur des cas.

Considérer le judaïsme en disciple de l'Ecclésiaste, c'est considérer Dieu comme une illusion vitale que l'on doit soutenir si l'on ne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs somme toute prometteuse et se décomposer dans tous les sens. On continue de le chercher et de l'invoquer même quand l'on est convaincu qu'il n'existe pas. Par désir de sens, qu'il soit sublimé ou non ; parce qu'il cligne dans le miracle de notre présence ; pour donner un semblant protocolaire à la vie. Dans l’invocation judaïque du nom de Dieu résonnent à la fois la vanité de l’existence et le souci d’en maîtriser la béance. Il réside dans son invocation et on doit l'invoquer de tous ses sens, ses entrailles et ses raisons pour s'insinuer en lui et l'incarner. Il arrive que cette invocation prenne des harmoniques anarchistes. Or l’anarchie pour les plus dessillés requiert une pédagogie pour les masses – une théologie. Si Dieu ne rachète pas de la mort – ne ressuscite pas – il n'est aucun besoin de lui ; si la religion ne console pas – ne promet un monde à venir – il n'est aucun besoin d'elle. L'homme ne se résout pas au néant de sa mort, il a besoin de postuler un au-delà. Il a besoin de s'inscrire dans le dessein d'une éternité pour endurer sa précarité et son caractère éphémère. Il doit s'en remettre à une mémoire qui conserverait le souvenir de son passage en ce monde. Or l'Histoire ne convainc plus ; la postérité généalogique non plus ; les monuments encore moins ; les œuvres ne séduisent plus autant. Seul Dieu conserverait encore le souvenir de notre âme parce qu'il serait son créateur et qu'il la récupérerait à la mort. Peut-être le dogme des dogmes. On est acculé à Dieu et l'on se retrouve avec un Doute en guise de Dieu, qu'on convertirait ou non en foi, porteuse de réconfort, de consolation et, dans les cas extrêmes, de tourment, d'inquisition, de persécution et de terreur. Un Paradoxe aussi, provenant du néant qui persiste à coller à lui et grince dans son silence, son absence et son impuissance – paradoxe, pour reprendre Camus, « d'un Dieu tout-puissant et malfaisant ou bienfaisant et stérile »[5]. Car dire de Dieu qu'il est invisible, irreprésentable et inconnaissable, c'est persister à le nimber du néant auquel son silence ramène… toute chose, et cette nimbe se décline dans les trois grandes religions méditerranéennes.

C'est parce que l'homme désespère de la vie et de la mort, du sens et du non-sens, des cieux et de la terre – qu'il n'a rien à quoi s'accrocher – qu'il mise sur Dieu. C’est le premier et le dernier mot du sens. Il est un antidote contre la déréliction. Il brise les chaînes de la nécessité. Il reconnaît l’inconnu qui perce dans la contingence. Il permet une trouée vers le ciel. Dieu est le nom que l’homme donne au sens de sa vie et que les religions invoquent pour réunir les hommes dans le culte d’une même nomination. Sous son nom, l’on se livre à des variations tour à tour morbides et exaltées sur soi. Sans Dieu, qu’il existe ou non, la vie est insensée et c’est là tout son pouvoir. Le désespoir est son trône. Il est cet épouvantail contre la mort qui ne la contient que le temps pour chacun de mourir. Il donne l'illusion de l'écarter ou de la transmuer et c'est cette illusion qui garantit toutes les autres. On peut bien sûr concevoir de mener une vie qui s'en tiendrait à l'absurde sans avoir le nom de Dieu aux lèvres, balançant entre l'enthousiasme du dire oui et l'accablement de dire non. Se résoudre à une vie maniaco-dépressive qui serait la marque la plus distinctive de l'homme post-divin : « Nier d'un côté et exalter de l'autre », déclare Camus, « c'est la voie qui s'ouvre au créateur absurde. » Il précise aussitôt : « Il doit donner au vide ses couleurs[6]. » Or ces couleurs sont de guerre et de paix, de haine et d'amour, de noir et de bleu. Chacun aurait les siens selon qu'il s'inscrit dans une tradition religieuse ou se pose en créateur de ses propres couleurs. Le nihilisme n'est ni un cachet de vérité ni de mensonge. Ni une garantie de bonheur ni de malheur. C'est le lot de l'homme en exil hors de sa condition animale, voire de l'homme comme créature. On reconnaît volontiers avec Camus : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l'absurdité du monde[7]. » On peut concevoir que Dieu ne soit pas pour certains le dernier nom du sens. Le non-sens guette les sens. On doit pouvoir l’assumer. Camus a encore cette phrase : « Bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes. »

__________

[1] Voir TB Taanit 21b.
[2] F. Dostoïevski, Les Démons, Babel, 1995, vol. II, p. 56.
[3] Cf. TB Menahot 27b.
[4] Voir D. Scher, « Le Maître des Herbes », dans Rabbi Nahman, Contes de Bratslav, Waterloo, Avant-Propos, 2013.
[5] A. Camus, L'homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 358.
[6] A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 154.
[7] A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, p. 129. 
ECOLOGIE

La surpopulation serait en train de dépasser le seuil de tolérance de la terre. On en décèle les incidences dans la pénurie des ressources vitales, de l’air à l’eau ; dans la promiscuité propice à l’exacerbation de nouveaux conflits et à l’émergence de nouvelles maladies ; dans l’accentuation des clivages entre l’opulence des sur-privilégiés et le dénuement des masses. Cette surpopulation est d’autant plus menaçante que le taux de croissance, quel qu’il soit, ne peut l’accompagner sans accélérer le pillage de la planète et porter atteinte aux conditions vitales climatologiques et sanitaires. Le réchauffement est causé, autant le reconnaître, par la surcroissance motivée par la surconsommation et la sur-reproduction que réclame la surpopulation. L’humanité risque bel et bien de sécréter la serre où elle trouvera son linceul.

Le dérèglement climatique provoque de telles catastrophes « naturelles », souvent derrière notre dos, que la disparition de l’humanité est désormais concevable. Les températures augmentent, les glaciers fondent, les continents sont inondés, les incendies déciment les forêts. Dans une décennie ou deux, la terre croulera sous des déchets de plus en plus intraitables, les fonds marins revomiront les déchets nucléaires et des décharges en Afrique ou en Asie se dégageront des relents pestilentiels. Les menaces écologiques, qu'elles soient exagérées ou non, mettent la terre au centre des préoccupations. On parle volontiers de son avenir, de sa conservation, de sa préservation pour créer les conditions vitales requises à la perpétuation de l’espèce humaine sur terre. Or, on ne peut privilégier le souci de la nature sans procéder à une régulation dans le culte qu'on voue communément à l'homme et qui trouve ses expressions les plus éloquentes dans l'anthropomorphisme et l’anthropocentrisme qui caractérisent philosophies et religions.

L’homme s’insère de moins en moins dans la nature et s’en rend de plus en plus maître. Il brise les amarres qui le lient à ses univers cosmogonique et/ou cosmique. Il ne prend pas le temps de tisser de nouveaux liens que ceux-ci sont rompus par des révisions, des corrections et des ratures, dans le sillage de nouvelles découvertes scientifiques et des applications technologiques qu’elles autorisent. Il n'est plus dans le monde, mais hors de lui, voire hors de soi et ce n'est pas tant un signe de vitalité que de tarissement. Ce n'est plus une créature, mais un chercheur, un programmateur, un technicien… un robot. L'homme n'est plus chez lui auprès de ses dieux et ce n'est que maintenant qu’il expérimente l'exclusion du paradis dans toute son aliénation. L'histoire est davantage celle de la science, de la découverte et de la technologie que des révolutions, des guerres et de leurs personnages et cette histoire semble douée d’une logique irréversible et irrésistible quasi apocalyptique. La sensibilité écologique ne saurait se limiter à la protection de la nature ; elle requiert de s’inscrire dans sa trame. En l’absence d’une nouvelle sensibilité poétique, volontiers panthéiste, la transition écologique se révèle réactionnaire, ne convainc pas et se solde par un échec.

Le sauvetage de la terre réclame une plus grande considération pour sa vitalité, son pouls et ses battements. La responsabilité est d'abord et avant tout pour son avenir et c'est de cette responsabilité que découleraient toutes les autres : on ne serait plus tant responsable de son prochain devant le Ciel que de l'avenir de la terre pour assurer une habitation plus équitable par les générations à venir. Celle-ci réclame la mise en place d’une morale écologique soucieuse de garantir la terre contre la logistique du calcul généralisé de la science, de contenir son viol technologique, de n'en tirer que ce qu'elle autorise. Elle prendrait en considération de vieilles sagesses à l'instar du taoïsme pour qui il n'est pas signe plus désastreux que la perturbation des saisons. Elle privilégierait le sens de la bohême au détriment de celui de la thésaurisation. Elle stigmatiserait la conquête des marchés pour promouvoir celle des villages qui menacent de se vider, que ce soit en Europe ou en Afrique, ou de se déglinguer, que ce soit en Amérique ou en Asie. Elle encouragerait un art de vivre alliant la sobriété matérielle à la retenue morale dans cette consonance du beau et du juste qui reste la vocation de tout humanisme.

ECONOMIE

 L'idéal qui régit les sociétés occidentales serait celui de l'insatiabilité. On renchérit sur tout. Sur la consommation bien sûr. Sur les gains et sur la croissance. Sur les soins de santé et la longévité. On doit changer pour changer. Les vêtements ; les articles ménagers ; la destination des vacances. On doit s'indexer aux modes dont la succession endiablée ne cesse d'huiler les chaînes de production. L'insatiabilité incite à la surconsommation et celle-ci préconise la consommation pour la consommation, sans plus de considération pour une économie qui prendrait en considération les ressources de la terre et privilégierait les besoins vitaux de l'humain. Elle tourne les limites et les quotas pour assouvir le besoin du besoin qu'elle cultive. Elle incite à s'enrichir, acheter et vendre, se prouver à soi et aux autres qu'on peut encore plus. On se donne volontiers son paradis sur terre. On achète des îles, on voyage dans des avions privés, on se donne des bateaux de plaisance. On se bâtit des demeures à la démesure de ses rêves. On se donne des progénitures variées avec diverses femmes ou divers hommes.

L’insatiabilité déliée imprime le tournis à nos dérisoires vies. On ne se contente pas de son lot, on veut sans cesse plus. On est prêt à mettre le prix pour surpasser ses parents, rivaliser avec ses concurrents, en remontrer à ses proches. Demain doit être meilleur qu'aujourd'hui. Plus fastueux ; plus clinquant. On ne se soucie guère du prix que paient les autres pour notre succès. Nos serviteurs ; nos administrés ; les générations à venir. Derrière toutes les considérations, pointe désormais le culte de la richesse pour la richesse et ce culte trouve son expression la plus pathétique et la plus caricaturale dans le culte de l'allégresse. On doit être heureux à tout prix, on doit le montrer, on doit exhiber sa beauté, on doit cultiver son talent, on doit brader sa vie dans un dévoiement de tous les instants. Sans plus se soucier vraiment du beau, pour ne point parler du sobre, ni du plaisir, pour ne point parler du loisir. Le caviar n'est aussi bon que parce qu'il est hors de prix. Les pierres ne sont précieuses que parce qu'elles sont réservées à des privilégiés. La vente aux enchères des tableaux de grands ou petits maîtres n'atteint des sommes aussi colossales que parce qu'on ne les accroche plus aux murs. Nul ne me convaincra que le caviar servi dans un salon où rien ne manque est plus succulent que des olives ou des radis sous les ponts, un diamant plus lumineux et émouvant qu'un beau galet et un tableau de Picasso plus attachant que le dessin croqué par notre fillette. L'insatiabilité se résorbe dans un fétichisme généralisé, du vêtement, de l'art, de l'accessoire, encore plus rebutant que celui qui se rencontre dans les religions primitives. La marchandise, sans cesse nouvelle, nimbée de magie par une publicité aussi mensongère que poétique, perpétue l’aliénation libérale en alimentant le besoin du besoin.

Les changements continuels dans les moyens de production et les modes de consommation n’autorisent qu’une économie perlée de crises à l’échelle mondiale. Dans les pays riches, la surconsommation déliée dégénère en dilapidation des ressources naturelles. On s'est mis à investir sans compter ; à s'équiper sans compter ; à dépenser sans compter ; à s'endetter sans compter. Au-dessus de ses moyens, empruntant aux banques qui se sont acquises un pouvoir pernicieux sur les gouvernements. Le monde est contrôlé par un consortium de banques qui se sont donné des agences de notation pour mieux contrôler les gouvernements et réguler leurs dépenses. Les intérêts des multinationales l'emportent désormais sur les intérêts nationaux ou étatiques et cette situation se poursuivra jusqu'à ce que se produise un krach bancaire à l’échelle mondiale sous la pression de la masse des petits clients et épargnants ou sous celle des Etats s'insurgeant contre cette colonisation bancaire.

Le libéralisme économique n'incite à l’insatiabilité et par conséquent à la surconsommation que pour mieux stimuler la croissance. Il ne peut marquer de pause sans s'exposer à la crise s’accompagnant de poches de chômage, de cessations de paiement des pouvoirs publiques, d’insubordinations chez les forces de l’ordre. Or cette poursuite aveugle de la croissance est condamnée à se heurter à une limite. L'épuisement des ressources terrestres ; les perturbations climatiques ; le tarissement de la matière grise ; l'insurrection des désespérés, des indignés… des révoltés. Dans les milieux où elles règnent, l’insatiabilité et la surconsommation génèrent, d'une manière ou d'une autre, la dérive dans non-sens. En revanche, dans ceux où sévissent la pénurie et la sous-consommation, secteurs déshérités dans les sociétés libérales ou populations démunies dans des contrées économiquement sinistrées, persiste, d’une manière ou d’une autre, la quête de sens sinon la crispation sur le sens. D'un côté, on n'aurait plus rien à gagner ; de l’autre, rien à perdre. 

ECRITURE

L’écriture est un embroussaillement et un débroussaillement qui donnent sa végétation à la pensée. Ses normes et contraintes stylistiques ne sont pas sans influer sur elle. La pensée écrite n’est pas un calque de la pensée orale, mais celle-ci est à celle-là ce que l’esquisse est au tableau. L’écriture accule la pensée à la forme, quoi qu’on pense par ce terme, requise par et pour sa communication. On ne dicte pas sa pensée sans prendre en considération le lecteur sinon le critique. On la coule dans des moules, ne serait-ce que ceux de la syntaxe et de la grammaire, qui lui impriment leurs contours. La pensée se dépose dans l’écriture au prix d’une aliénation qui se cherche, se résout, se reconnaît ou se réserve dans l’écrit. Les meilleurs auteurs seraient encore ceux qui ne se reconnaissent pas dans leur texte et encore moins dans les louanges dont on l’entoure.

Depuis que l’écriture n’engage plus autant que par le passé, ne nourrit plus d’expérience mystique, ne véhicule plus autant le sens, c’est l’acte de l’écriture qui est au cœur de la mystique d’écrire. On écrit pour écrire comme on priait pour prier, si ce n’est qu’on ne dispose pas de bréviaire ni de règles. On n’écrit pas sans s’interroger sur l’écriture. Sinon on verse dans la banalité d’écrire et ne produit rien qui puisse remanier les contours de ce temple dont on attend qu’il s’écroule à son tour : « Ecrire », dit Blanchot, « c’est vouloir détruire le temple, avant de l’édifier ; c’est du moins, avant d’en passer le seuil, s’interroger sur les servitudes d’un tel lieu » (M. Blanchot, Le Livre à venir, p. 302). La mystique de l’écrire se double au demeurant d'une mystique de l’échec. L’œuvre n'est jamais aboutie, elle trahit les lacunes que seul l’auteur – le lecteur le plus intime – connaîtrait. Comme Moïse, l’écrivain ne connaît pas la Terre promise : « Pour l’écrivain », écrit Barthes, « la responsabilité véritable, c’est de supporter la littérature comme un engagement manqué » (R. Barthes, « Ecrivains et Ecrivants », Essais critiques, Le Seuil, 1964, p. 150).

ECRITURE (2)

L'écriture dissémine notre présence et son souvenir en les cachetant dans des textes que l'on sème à tous vents. C'est le suaire que brode l'homme acquis au pouvoir d'évocation des mots et à leurs vertus de transmission, de persuasion, de perpétuation et d'immortalisation. De documentation, d'exhortation et de prédication aussi. On ne cesse de construire du sens en posant des mots sur l’abîme du non-sens et c'est la scénographie du texte qui détermine son intérêt – sa capacité à mettre le sens en scène. Le jour où l’on arrêtera d’écrire, on cessera de mentir et de raconter des banalités. Le jour où l’on arrêtera de lire, on cessera de se disputer. L’écriture archive le chahut et le désarroi des hommes.

Ce n’est rien moins qu’un démon qui nous dicte nos meilleurs et nos pires textes. On n’écrit pas sans être inspiré, sans se sentir un devoir, sans poursuivre une vocation. C’est Méphistophélès qui dit à l’écolier : « Ayez grand soin d’écrire, comme si le Saint-Esprit dictait » Goethe, Faust et Le second Faust, Garnier, 1969, p. 79. On écrit aussi pour vider une querelle, prendre une revanche, démentir des allégations, plaider une cause… se soulager : « Quand on a mis du noir sur du blanc, on rentre sur soi tout-à-fait soulagé » (Ibid.). L'humanité est de sens, de chair et de désir et c'est encore ce dernier qui s'enrobe d'encre pour célébrer ses enchantements et dire ses désenchantements et quiconque se présente au nom d'autre chose est menteur.

Roland Barthes souligne le caractère impérieux, irrépressible et irrésistible de l'écriture. Elle se dérobe à la volonté de l’écrivain, elle la déborde : « Pour l'écrivain, écrire est un verbe intransitif » (R. Barthes, « Ecrivains et Ecrivants », Essais critiques, Editions du Seuil, 1964, p. 149). La réalité n’étant que prétexte au déploiement de l'écriture, il procède à une réhabilitation de la rhétorique puisque l’écrivain est contraint d'étudier la littéralité – ses charmes – de son écriture pour mieux accrocher le lecteur auquel il destine son message : « La rhétorique est la dimension amoureuse de l'écriture » (R. Barthes, Essais critiques, p. 14). Barthes reprend les considérations de Blanchot sur « la parole errante » qui n’a pas plus de centre que de commencement et de destination, ne s’arrête pas, persévère et se poursuit jusque derrière le silence ou sous lui : « En elle, le silence éternellement se parle » (M. Blanchot, Le livre à venir, p. 308). Barthes donne ses lettres de noblesse à la manie de l’écriture. L’écrivain ne peut laisser passer un jour sans écrire, un peu comme le joueur ne peut laisser passer un jour sans jouer.

ENNUI

On n’attend rien ni personne. L’ennui guette l’attente pour l’attente, il niche dans les interstices entre les instants, il restitue la réticence que montre le temps à passer, il déborde de son piétinement. C'est le taedium vitae, le dégoût romain de la vie, « plus durable que l’airain » (Horace, Odes, III, 30). Le spleen baudelairien aussi, ennui des bruines et des brouillards mis au goût du Boulevard. L'ennui est grincement dans le sillage de l’attente vaine que ne comble aucune religion et pour laquelle ne plaide aucune métaphysique.

Dans l'ennui, on tourne en soi autour de soi sans réussir à se départir de soi. Tous les accès sont bloqués. L’ennui serait une ancre invisible qui nous empêche de partir ou un abîme plat où l'on tente vainement de sombrer. C'est aussi un mur qu'on est condamné à longer et qui ne se termine pas. Il peut s’élever dans le visage et le regard d’autrui. Dans une vision qui n'embrasse rien, la monotonie d'une voix qui ne dit rien, une passion moisie qui dégage des relents inodores et incolores.

Il n'est meilleure manière de briser l’ennui que de le ramoner de désir : on cherche à se dérober à l'ennui, on tombe dans le désir ; on cherche à se dérober au désir, on tombe dans l'ennui. Le désir noue l'intrigue qui élude l'ennui, la romance qui élude la déréliction, le sens qui élude le non-sens. L'ennui ne cesse de revenir derrière l'absence du désir et c'est l’extinction de ce dernier qui creuse la tombe de chacun. C'est un grain de poussière qui réduit la vie en poussière.

L’ennui reste le principal moteur de l’homme. C’est par crainte de l’ennui qu’on se décarcasse en vain ; se lance dans la guerre ; incite à la haine ou prêche l’amour. C’est pour écarter le spectre de l’ennui qu’on encombre sa vie de compagnons et de compagnes ; de corvées et de divertissements. L’ennui suscite de la rouille qu’on ne cesse de dissoudre dans le rêve ou l’alcool, crée le vide qu’on ne cesse de combler de sornettes et de sagesses. Il exerce sa pression à connaître la dissipation dans le loisir. C’est le démon par excellence. Sitôt qu’il se déclare on ne recule devant rien pour le chasser et c'est le combat contre lui qui peuple le monde de poèmes, de légendes… d’œuvres. L’homme a la hantise de l’ennui et c’est peut-être la hantise la plus universelle, à la fois créatrice et destructrice. C’est par ennui qu’on persiste à lire des livres assommants et à écrire des livres accablants.

C’est l’ennui qui bée dans le bâillement. C’est l’heure de dormir. Celui de mourir aussi.

EPHEMERE

Le sens de l'éphémère relaie le sens historique. On ne s'encombre plus autant de considérations messianiques. Malgré les alarmes et menaces écologiques, on est de moins en moins disposé à sacrifier le présent pour l’avenir. On ne s'émeut plus autant du devoir de dévouement parce qu'on sait combien les sacrifices n'ont pas servi à grand-chose dans le passé – ni pour changer l’homme ni pour améliorer les conditions de vie sur terre. On ne souhaite plus se soumettre aux chantages ou en exercer sur les jeunes générations. On ne reconnaît plus l'autorité des livres, des dogmes, des autorités. On est volontiers anarchiste et l'on ne s'accommode des contraintes et régulations sociales qu'autant qu'elles nous permettent de nous épanouir dans notre coin entourés de nos proches. On est séduit par le miracle d’être et ne veut plus le brader, ni sur le marché du travail ni sur celui des mots. Le perpétuer ne vaut peut-être pas une corvée à perpétuité.

L'homme est de plus en plus acquis à son caractère éphémère. Aujourd'hui, il est là ; demain, il ne sera plus là. Il habite la parenthèse que le miracle lui ménage dans l'éternité. Il n'est pas encore mort, il ne va pas tarder à mourir. Même à ses moments de gloire, il est à la veille de mourir ; même à ses moments de sérénité, il se prépare à mourir. Il peut oublier la mort ; elle ne l'oubliera pas. Elle donne sa coloration à la vie. Elle détermine l'ambiance qui règne dans ses coulisses. Angelus Silesius disait :

« Homme, si ton visage est beau et ton âme blême

Tu es vivant pareil à un sépulcre[1]. »

Lie-tseu, le chantre du vide et du silence, pousse le non-agir à vaguer dans le néant pour goûter le loisir (la vertu) d’assister à sa propre absence.

Bien sûr notre maison est branlante et précaire, ses portes sont vulnérables, leurs gonds rouillés et demain est imprévisible. Bien sûr qu’elle est hantée de toutes sortes de dieux et de démons entretenant entre eux un manège dont on ne suit plus les rebondissements. Bien sûr que les murs se lézardent, les machines tombent en panne, les lampes s’éteignent. Quand on sonne à la porte, on ne sait pas quel messager va se présenter et de quelle nouvelle il serait porteur. Bien sûr que les jours réservent de nouveaux tracas, misères ou douleurs. Mais si tu es encore là, si je suis là, c’est signe que cette cavalcade de jours, en ce monde, enduites tour à tour de deuil et de grâce est plus prenante qu’une éternité paradisiaque ailleurs. Aussi contente-toi autant que possible de placer des cales sous les jours instables. De vivre le jour comme s'il ne t'était donné que de vivre ce jour et si le jour ne t'est pas garanti de vivre l'instant. Sans regrets, sans remords et sans soucis. Pour mieux le célébrer, en goûter la saveur, s’intéresser à sa teneur. Le bonheur est dans l'instantanéité de la présence, dans sa voltige et dans sa sérénité. Rien ne serait plus harassant que de poursuivre le vent, en l'occurrence celui qu’on prédit pour demain. Le sens de l'éphémère fait de chacun de nous un passant et, dans le cas où l’on est acquis à la perpétuation de la lignée, un passeur. La vie n’est peut-être qu’un cocon et qu’il ne faut pas moins d’une vie pour s'en dégager et prendre son envol pour la mort. Sans plus.

[1] Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, III, 101, Editions Payot & Rivages, 2004, p. 229.

ETAT

L'État ne recule devant rien pour pressurer les contribuables. Quand on pratique une politique déliée de l’impôt, un jour vient où les couches populaires et moyennes, les plus laborieuses, ne sont plus à même de couvrir leurs dépenses et se trouvent rétrogradées, comme le prédisait Marx, au rang des couches déshéritées. Le travail n'assurant plus la subsistance ou n'assurant plus qu’elle, les travailleurs se trouvent réduits au rang d'esclaves trimant pour survivre. La dignité qu'ils trouvent à travailler est battue en brèche, soit parce que les emplois proposés sont indignes, ne correspondant pas aux qualifications et aux compétences, soit parce que travailler ne rime plus à rien. L'indignité s'étend à des secteurs de plus en plus larges de la population qui allient la colère à une conscience politique désenchantée. Ils sont diplômés ou qualifiés, ils sont encore jeunes et ils ne sont qu'endettés sinon enserrés par leurs servitudes domestiques autant que professionnelles.

La TVA est peut-être l'expression la plus éloquente de la rapine étatique. Elle illustre la surenchère dans l'imposition. L'impôt sur le revenu, l'impôt sur l'habitation, l'impôt sur les services. Puis l'impôt le plus scélérat de tous : celui sur la consommation – puisque c’est bien de cela qu’il s’agit derrière la TVA – qu'autorisent des revenus déduits de tous les autres impôts. On n'en termine pas à la mort puisque l'on doit régler pour vous l'impôt sur la succession sous prétexte de redistribuer les richesses alors qu'il s'agit davantage de nationaliser une partie d'entre elles. Il s'est trouvé des États pour pousser la scélératesse jusqu'à imposer les concessions mortuaires, voire pour recourir à l’impôt pour promouvoir une nouvelle Weltanschauung – comme dans la transition écologique – quitte à plier la population en la soumettant à de nouvelles taxes. Dans tous les cas, l’État vacille le jour où il devient une machine à pressurer qui ne servirait que ses agents et seulement ses agents, que ce soit les politiciens ou les fonctionnaires. On aurait d'un côté les pensionnés de l'État, de l'autre, les parias de l'État qui n'en voient pas l'avantage. Or ce sont ces derniers qui entretiennent les premiers. Sans les impôts des uns, les autres n'auraient pas de salaires. Même les syndicats protégeraient les acquis des pensionnés davantage que des déshérités acculés à susciter une mouvance anarchisante qui ne saurait quelle société appeler de ses vœux et quelles structures étatiques se donner.

L'État libéral donne des signes de grincement quand il ne peut plus poursuivre sa surenchère de l'imposition requise pour assurer les services publics qui lui confèrent sa légitimité. Il ne s'écroulera peut-être pas ; il n'en devra pas moins connaître des mutations qui le métamorphoseront, peut-être quand les indignés se décideront à prendre d'assaut les syndicats, à en prendre le contrôle et à les investir d'une vocation anarcho-délibérative.

Baudelaire, poète jaune s’il en est, était horripilé par le monstre étatique. Il se voulait trop clandestin et anarchiste pour s'accommoder de sa bureaucratie: « Cette cohue de vendeurs et d'acheteurs, ce sans-nom, ce monstre sans tête, ce déporté derrière l'Océan, État[1]. »

[1] C. Baudelaire, Etudes sur Poe, La Pléiade, Vol. II, p.327.