Emid Dictionary

F
FABULATION

L'homme est doué d'une fonction fabulatrice qui concocte des mythes pour garantir la survie de l'individu et la cohésion sociale. Ce serait « une faculté spéciale d'hallucination volontaire » (Voir H. Bergson, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, P.U.F, 1965, p. 207 et suiv.). Procédant par intuitions, elle s’inscrit dans l’élan vital pour corriger les perturbations qu'elle introduit dans le régime de nature. « Innée à l'individu », elle est décelable à « quelque degré chez tout le monde » et préside à cette création « des personnages dont nous nous racontons à nous-même l'histoire ». Plus généralement, elle instruit toute création, en l'occurrence celle des dieux.

L'homme est l'animal fabulateur par excellence. Ses illusions ne recouvrent pas tant un égarement qu'une ruse de l'instinct pour parer aux dangers de l'intelligence calculatrice et fabricatrice : on ne se leurre pas sans raison, mais pour des raisons supérieures à la raison : « Qui sait même si les erreurs où elle [la fonction fabulatrice] a abouti », déclare Bergson, « ne sont pas les déformations, alors avantageuses à l'espèce, d'une vérité qui devait apparaître plus tard à certains individus. » (Ibid., 114). On se demande malgré tout dans quelle mesure cette fonction est consciente ou inconsciente ? Dans le premier cas, quelles seraient ses considérations ? dans le second, ses motivations ? Comment Bergson peut-il continuer de plaider la cause d'une fonction dont il présente les erreurs comme ses principales vertus ? L'erreur est-elle plus utile – vitale ? – que la vérité ? La fonction fabulatrice est l'une des idées les plus pertinentes et déroutantes de la littérature psychologique. Bergson omet d'étendre son action – fantasmagorique ? – au domaine sexuel. Peut-être ne le souhaitait-il pas.

FANTASMAGORIE

Le commun des mortels inscrivent leur vécu à la croisée de fantasmes – sexuels, religieux, philosophiques, sociaux... –, qu’ils poursuivent de leurs désirs, de leurs prières, de leurs vœux… de leurs quêtes de sens et de gloire. Ensemble, ils composent et déploient la fantasmagorie, en partie secrète, en partie déclarée, à la fois cohérente et contradictoire, servant de trame au récit personnel que chacun se raconte à lui-même et qu’il raconte ou manque de raconter aux autres. Ce récit entretient avec la fantasmagorie, poursuivant la réalisation des fantasmes qui la composent ou leur résistant, des rapports qui varient selon les cas et selon les stades de la vie. Elle est d’autant plus vitale qu’elle est tramée par le désir contenu/refoulé/réprimé/entravé par sa sublimation morale, religieuse, culturelle, sociale – ou la débordant. Elle bruit dans les coulisses du récit dont l’on se trouve être le héros principal. On ne renonce pas à « sa » fantasmagorie, ni sous la pression intellectuelle ni sous la contrainte politique, mais y colle, par accoutumance autant que par commodité. Ne se prêtant qu'à de légères retouches, elle participe du rêve – entre le rêve éveillé et conscient et le rêve engourdi et inconscient. Elle est alimentée par un potentiel onirique-visionnaire dont les fantasmes, entre lesquels notre mode de vie assure autant que possible la coïncidence, la compatibilité, la complémentarité, lui impriment ses allures, ses tournures, ses retournements… son échevèlement.  

La vie est trop courte pour accomplir une réelle mutation fantasmagorique. Dans les cas où cela se produit, plus rares qu'on ne le pense, elle ne serait que la dernière phase dans un processus de dédoublement de la personnalité (ou de recristallisation de la personnalité), caractérisant tant les individus occidentaux, ou bien la première phase dans une conversion qui mettra du temps à couver. Ces mutations fantasmagoriques réclament une incubation, consciente et/ou inconsciente, à l’issue de laquelle l’on s’arrache au récit prosaïque de sa vie pour entrer dans le rôle que réclame le nouveau récit que l’on caresse, voire qu'on a toujours caressé, généralement plus commode parce que plus rassurant, plaisant ou glorieux. Dans tous les cas, on ne quitte pas un récit sans entrer dans un autre, le passage de l'un à l'autre prenant l'allure d'une mue qui revêt un caractère sensationnel, ne répudiant pas en l’occurrence l'ancien récit sans le dénoncer comme une simulation ou une erreur. Sans avoir soupçonné ces ressorts fantasmagoriques, William James invoque « l’incubation subconsciente » pour expliquer la conversion religieuse : « La religion subliminale, quelles que soient ses autres propriétés, est le rendez-vous d’une foule d’impressions, soit clairement conscientes, soit subconscientes, qui petit à petit s’accumulent, s’élaborent d’après les lois ordinaires de la psychologie et de la logique, et peuvent atteindre une « tension » assez forte pour faire explosion dans la conscience ordinaire » (W. James, « L’expérience religieuse », Bibliothèque de l’Homme, 1999, p. 272). Chez lui, la conversion religieuse consacre un déplacement des idées périphériques au « cœur » de la pensée et de l’être : « La conversion d’un homme est le passage de la périphérie au centre du groupe d’idées et d’impressions religieuses qui devient dorénavant son foyer habituel d’énergie personnelle » (« L’expérience religieuse », p. 230).

Souvent, la fantasmagorie personnelle se détache sur le fond d’un mythe collectif, plus ou moins complet sinon total, auquel on adhère à un degré ou l’autre, le mode d'adhésion influant en retour sur la tournure fantasmagorique commandant l’insertion dans la réalité. Une adhésion dogmatique à une religion commande une insertion mystique ; l’adhésion à une poétique une insertion enchantée. La réalité – si tant est qu’il est une réalité en soi – n’entame pas la fantasmagorie qui instruit et meuble le récit de chacun. On ne persiste dans sa fantasmagorie – religieuse, artistique, philosophique... sexuelle – que parce qu’elle est encore plus intéressante et passionnante que ladite réalité. Un univers sans dieux reste plus accablant qu’un univers gouverné ou hanté par eux ; un univers dénué de beauté plus aride qu’un univers qui en est verni ; un univers sans illusion plus désolant qu’un univers qui en recouvre ; un désir dépouillé de toute romance plus stérile qu’un désir qui en est enrobé.

Le rêve – au sens de fantasmagorie – auréole bel et bien la réalité, chez les physiciens autant que chez les poètes. L’individu qui ne vit plus sur ce mode fantasmagorique se condamne à sur-vivre ou à sous-vivre. C’est souvent le cas dans la vieillesse.

FOI

La foi s'apparente à un brouillard tissé de croyances, de principes, de dogmes, de superstitions à travers lequel l'on cheminerait plus sûrement que dans le vide de la science. C'est voilé, ouaté, poisseux, moisi, doux, velouté, gracieux, rigoureux. Dans le brouillard, on ne voit que ce qu'il autorise et il n'autorise que ce que l'on croit. Il imprègne tant les sens, les sensations, les sentiments qu'on ne conçoit pas que l'on puisse être et vivre autrement et cela concerne les autres autant que soi. On n'a pas tant la foi qu'on est dans la foi, baignant en elle au point d'y vivre comme des poissons dans l'eau. Sans cette immersion, on ne comprendrait rien à la religion, aux monothéismes autant qu'aux panthéismes. L'immanence n'est pas le pôle opposé de la transcendance, comme on tente de nous en convaincre, mais une condition nécessaire pour expérimenter la transcendance.

La foi dite d’airain se révèle souvent de pâte à modeler, dans les relations avec Dieu autant qu'avec autrui. Elle résiste aux contradictions et aux désaveux, s’accommode de leurs imprévisibles tournures et leur prête des desseins impénétrables. Elle ne persiste du reste que parce qu’elle est un alliage d’airain et de plastique. L’humilité et la droiture sont censées la conditionner. Sans elles, ce ne serait qu’une acrobatie (intellectuelle) ou une simulation (religieuse). Les véritables hommes de foi seraient si humbles qu’ils ne parlent pas, ni pour prêcher Dieu ni pour le nier. Or le discours philosophique sur la foi, de Kierkegaard à Karl Barth, est saturé de vanité. Ce sont la peur et l’espoir qui alimentent la foi et rien d’autre, ni la contradiction ni le paradoxe, ni le témoignage ni l'altérité. Faire de ceux-ci des leviers de la foi, plutôt que des écueils, dénote plus de malhonnêteté intellectuelle que de bonne foi religieuse. C’est dire à quel point la foi moderne sécrète une démangeaison religieuse davantage qu’une immersion dans la divinité, une incarnation de la divinité ou une comparution devant la divinité.

La foi religieuse n’est pas tant un viatique pour le monde à venir qu’un permis ou une couverture pour continuer d’endurer la détresse de vivre en ce monde. La peur de la mort n’est nulle part plus poignant et le deuil plus lancinant que dans les milieux où domine la foi religieuse. Cette dernière n'est ni dans le cœur ni dans le cerveau, ni dans les entrailles ni dans les pores. Elle est dans l'âme qu'elle constitue. Ceux qui clament avoir la foi l'ont perdue pour le prétendre et ils ne le font que pour s'accrocher à une bouée de sauvetage qui ne serait qu'une épave dérivant dans le non-sens. Ceux qui prétendent avoir recouvré la foi ne l'ont jamais totalement perdue ou ne recouvrent qu'une mascarade qui caricature leur vie.