Emid Dictionary

V
Vanité

L’homme ne se dégage pas de l’inconscience instinctuelle de la bête, en lui et hors de lui, sans s'en démarquer. Or cette prise de distance par rapport à la bête se mue en prise de distance par rapport à son prochain. On n’acquiert son autonomie, se pique de liberté, qu’autant qu’on se distingue des autres et cette distinction n’est pas exempte de tout dénigrement d'autrui, souvent requis par et pour la valorisation de soi : on récuse l’autre pour être soi, du moins tant que des liens de parenté ne nous lient pas à lui, qu'ils soient familiaux, tribaux ou pseudo-tribaux. On a toujours la meilleure tête même si autour de nous on s’accorde sur meilleures, on se montre plus prompt à donner des conseils qu’à en recevoir. C'est de ce trait que présume Nietzsche quand il raille l’intérêt qu’on prête à notre personne, la propension qu'on montre à nous donner des conseils, la tendance à nous incriminer : « Je m’aperçois que tous les autres savent mieux que moi ce que je dois faire et ce que je ne dois pas faire : pauvre homme que je suis, je ne sais pas me donner des conseils à moi-même ! Ne sommes-nous pas tous pareils à des statues à qui l’on a mis des têtes qui ne leur appartenaient pas ? » (F. Nietzsche, Humain, trop humain, II, § 238, Œuvres, Robert Laffont, 1993, vol. II, p. 788).

La vanité se loge dans l'écart qu'on marque, pour une raison ou l'autre, avec autrui. Elle est si commune qu'elle passe volontiers pour un trait humain : ce serait le démon le plus répandu et le mieux partagé. Le caractère en est un dosage : on ne saurait rien sur lui si on ne caractérise la variété de vanité, ouverte ou cachée, qui le contient ou en déborde. La vanité se rencontre du reste dans toutes les passions. Dans les vertus et les vices autant que les passions mondaines. Elle commande leur transmutation les unes dans les autres. Elle inspire ses troubles à l'homme et lui donne sa démesure. Les plus vaniteux ne voient pas tant leurs vices, leurs manquements, leurs carences que ceux des autres.

La vanité n'est ni statique ni constante, elle mue en permanence. Du moment qu'elle se déclare, sa progression est irréversible et insatiable. Elle investit tous les recoins de la personne et imprègne ses relations avec son environnement. C'est la mère des passions superlatives, toutes celles que l'on poursuit quand on a ou n'a pas assouvi toutes celles à notre portée, telles les passions pour le pouvoir et les honneurs. La pompe – religieuse, militaire, politique, intellectuelle – est la caisse de résonance de la vanité humaine. L'humilité la plus extrême ne la masque pas. Plutôt que de la neutraliser, elle ne contribue qu'à l'exacerber. Chez les moines, les ascètes, les saints. La vanité a la grandiloquente manie de poser devant l’éternité.

La vanité est ce qui donne sa pointure à notre présence au monde, au point qu'il n'est d'art, d’une certaine manière, que de la vanité, et plus l’artiste est vaniteux et plus il atteindrait à la grandeur. Plus généralement, sans vanité, l’homme ne serait ni dramatique ni comique, ni pathétique ni caricatural, et si la sagesse est dans la conscience de ses limites, la noblesse est dans le contrôle de sa vanité.

 

VANITE (2)

L'homme libéral est, pour le meilleur et pour le pire, vaniteux. Il célèbre tant son individualité qu'il se prend volontiers pour un génie manqué, méconnu ou à venir. Depuis qu'on se perd en considérations sur l'égo des uns et des autres, on ne parle plus autant de la vanité. Pourtant c’est le trait le mieux partagé par les hommes ; il n'en est pas un qui en soit dénué, n'en cultive la graine. Elle sort l’homme de ses gonds naturels pour le caricaturer. Elle met des dieux à ses lèvres, des passions à son cœur et des démons à sa chair. Elle lui donne son enflure et ses boursouflures. Elle l’incite à prendre ses prétentions pour des prédispositions et ses prédispositions pour des prétentions. La vanité est la manière de l'homme de s'accrocher à l'éternité et de s'en donner les dérisoires atours en ce monde. Elle est culte de l'individualité en soi et hors de soi.

Sitôt que la vanité se déclare, elle se révèle insatiable et irrésistible. Elle présente le schéma de la prétention et de l’ambition qui l'animent et la cultivent. Elle contamine volontiers l'être entier. Elle réduit sa victime à n'être plus qu'une bouillie qui ressent le moindre manquement comme une atteinte et une offense. Elle ne cesse de chercher dans nul ne sait quelle reconnaissance une raison de se perpétuer et de se reproduire. La vanité est en définitive le son creux que rend l'orgueil quand il ne trouve pas à quoi s'accrocher. Seuls les êtres qui ont vraiment de quoi s'enorgueillir en seraient dispensés. Sinon on la rencontre chez tous, dans une mesure ou l'autre. L'humilité la plus extrême ne la masque pas ; plutôt que de la neutraliser, elle ne contribue qu'à l'exacerber. Chez les moines, les ascètes, les saints. L'homme est dans cette caractérialisation extrême, voire exsangue, de l'être par la vanité. Elle requiert le sens de soi pour se distinguer des autres et la vanité pour les tolérer ou s'en accommoder. Dans tous les cas, c'est la vanité qui donne la mesure ou la démesure de la présence, miraculeuse et incongrue, de chacun au monde.

D’un côté, la vanité est la plaie humaine par excellence ; de l’autre, sans elle, on n’est… rien. Les vertus, de même que les vices, ne seraient qu’autant de cristallisations dans sa transmutation constante vers le haut ou le bas. Les plus vaniteux ne voient pas tant leurs vices que ceux des autres, leurs manquements que ceux des autres, leurs carences que celles des autres. On a toujours la meilleure tête même si autour de nous on s’accorde sur de meilleures.

Il n’est qu’une manière, à mon sens, de neutraliser la vanité et c’est de la considérer comme l'écume de la mort.

VENT

Albert Camus se laisse tant pénétrer par le vent qu’il s’insinue en lui. C’est sûrement ce même vent qui susurrait le sens de la vanité à l’Ecclésiaste. Ce serait le symbole et la métaphore de l'absurde. Il recouvre un mystère : on ne sait quand ni pourquoi il se lève ; on ne sait quand ni pourquoi il se calme. L'Ecclésiaste était sage et insensé comme Sisyphe était sage et brigand. On reste avec le manège du vent qui poursuit son mirage dans le non-sens ambiant. Cette poursuite se rencontre par ailleurs dans le taoïsme où Lie-tseu prescrit de « se mouvoir dans le vide et chevaucher le vent[1] ! »

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[1] Lie-tseu, Le Vrai Classique du vide parfait, I, XII, Philosophes taoïstes, Gallimard, La Pléiade, 1980, p. 376.
VERTIGE

D'un côté, l'humanité exacerbée ; de l'autre, l'humanité sereine. Ce ne sont pas les raisons d'exacerbation qui manquent. La richesse ; la gloire ; la vanité. En revanche, la sérénité ne se cherche pas de raisons. Dans l’un et l’autre cas, on est environné par le vide qui nous rend l'écho de notre absence, peut-être aussi celui du silence de Dieu. Or c’est ce vide nous donne le vertige que nous ressentons comme expérience mystique. Angelus Silesius trouve comme une délectation au sentiment du vide en soi et hors de soi :

« Le vrai vide est comme un vase splendide

Qui porte du nectar : il a, et ne sait quoi » (Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, II, 209, Rivages poche, 2004, p. 185).

C'est si merveilleux que ce serait un péché que d'arrêter le vertige. De l'oublier ; de l'occulter. Il n'est pas convertible, il ne doit pas l'être. Ce vertige nous est proposé par Angelus Silesius comme site de la sérénité – jusqu'à sa rature par la mort.

Connaître l’homme serait encore diagnostiquer son vertige et la variété de son tournis.

VILLE

Albert Camus distingue entre les villes repliées sur elles-mêmes et les villes ouvertes. D’un côté, la ville, polie par l’histoire et sa houle, cimetière des millions de vies passées, propose « cette solitude peuplée » où l’on est seul au sein de la multitude et décide de sa solitude et de son ennui ; de l’autre, la ville, raturée en permanence, conserve l’irréductible allure d’un chantier : « Alger, et avec elle certains milieux privilégiés comme les villes sur la mer, s’ouvre dans le ciel comme une bouche ou une blessure[1]. »

La ville méditerranéenne s’offre lascivement au visiteur. Elle lui ouvre ses rues, ses portes, ses cœurs, ses lèvres. Elle souhaite la bienvenue. Elle ne renie pas plus son centre historique qu’elle ne tourne le dos à la mer sans se perdre. Ce serait malheureusement le cas d’Athènes, de Tel-Aviv aussi. Ce devait être le cas d’Oran dans les années quarante pour que Camus écrive : « On s’attend à une ville ouverte sur la mer, lavée, rafraîchie, par la brise des soirs. […] On trouve une cité qui présente le dos à la mer, qui s’est construite en tournant sur elle-même, à la façon de l’escargot[2]. »

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[1] A. Camus, « L’Eté à Alger », dans Noces, p. 45.
[2] A. Camus, « Oran », dans Noces suivi de L’Eté, p. 85.
VOIE

Les variations sur la voie sont le lot des hommes en quête de voie. On cherche, on ne trouve pas, on dit son égarement. D'une manière ou une autre et la manière de le dire prend souvent une allure aphoristique. Heidegger nous invite à nous perdre par des sentiers et des chemins inconnus, à nous lancer sans bagages conceptuels à travers bois et forêts, au hasard de la méditation, pour connaître des variations inédites. La pensée ressortit à une aventure où seuls le risque et l'audace promettent de prospecter des terres inconnues.

La métaphore champêtre garantit une pensée dé-routée, voire buissonnière, en rupture avec toute école, pratiquant l'arbitraire herméneutique. Sans procédés et sans preuves. Cette manière de s'aventurer dans des chemins de pensée plus hasardeux que méthodiques achève d'arracher la philosophie à la science pour la rabattre sur des voies de traverse poético-philosophiques, plus désœuvrées que pragmatiques. C’est la question qui prospecte le chemin de pensée : « La pensée ne trace son chemin que dans une marche faite de questions » (M. Heidegger, Qu'est-ce que la pensée ? P. U. F., 1959, p. 247).

On est constamment en chemin, du moins devrait-on le rester. Ce cheminement dévoile l'être comme « être-là » dont c’est le destin et la vocation de comprendre son être (à chaque moment donné, on mène ou rumine son interprétation de l’être comme interprétation de soi) comme être voué à la mort, considérée comme « possibilité extrême » : « Je suis bien en ce qui concerne mon être-là toujours en chemin ; il est toujours encore quelque chose qui n’est pas fini. A la fin, lorsqu’il en est là, il n’est précisément plus » (M. Heidegger, « Le Concept du Temps », dans L’Herne, 1983, p. 31). C’est dire, pour reprendre un titre de Heidegger, que les chemins ne mènent nulle part. Chez Angelus Silesius, si le chemin ne mène nulle part, mais c'est parce qu'il mène à la lumière : « Dieu habite une lumière où les chemins ne mènent pas » (Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, I, 72, Rivages poche, 2004, p. 72).

Nous serions plutôt engagés sur un premier chemin qui conduit à un deuxième. Puis un troisième. En quête du bon chemin qu'on ne trouverait jamais. Parce qu'on ne sait trop où l'on va. Dans l'incertitude la plus totale. D'un chemin à l'autre et souvent engagés sur deux, trois et quatre chemins parallèles. En définitive, nous serions ce chemin, pour reprendre Kafka, sur lequel « l'inconcevablement belle diversité des possibles, la réalisation de nos espoirs […] est le miracle toujours inattendu, mais en compensation toujours possible » (F. Kafka, « Lettres à sa famille et à ses amis », Lettre à Robert Klopstock, le 24 juillet 1922, La Pléiade, vol. III, Gallimard, 1984, p. 1171). On se retrouve dans la position d'un funambule, entre naissance et mort, tentant vaille que vaille de garder son équilibre, avec des abîmes des deux côtés. Kafka se montrait plus terre à terre, il n'évoluait pas en l'air, mais dans les coulisses littéraires de la pensée : « Le vrai chemin passe par une corde qui n'est pas tendue en l'air, mais presque au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu'à être parcourue. » (F. Kafka, Journaux, le 19 octobre 1917, La Pléiade, vol. III, p. 440). Rabbi Nahman de Bratslav, maître hassidique, personnage trouble, préconise volontiers le délurement, incitant à considérer la vie comme « un pont très étroit » pour se secouer, d'un instant à l'autre, de son désespoir.

Le chemin peut déboucher sur une clairière. Mais celle-ci se révèle souvent une arène où la lutte avec soi est encore la plus terrible. Un maître soufi :

« Un aveugle heurta du pied une cruche ;

Il dit : « Le serviteur n'a pris aucun soin.

Qu'est-ce que cette cruche, ce vase sur le chemin ?

Le chemin est sali par ces objets de rebut.

Enlevez ces cruches hors du chemin,

Puisque le serviteur manque de diligence. »

Il répondit : « O aveugle ! Il n'y a pas de cruche sur le chemin,

Mais c'est toi qui n'es pas conscient du chemin.

Tu as quitté le chemin pour aller vers la cruche,

Tu marches, mais ce n'est là qu'égarement » (M. O.-D. Rûmî, Odes mystiques, 504, Points, Sagesse, 1973, p. 256).