The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
Emid Dictionary
On doit se résoudre à reconnaître que l’intellectuel n’est pas si intelligent, lucide, vertueux, désintéressé… prophétique qu’on ne tente de nous le faire croire – du moins ne l’est-il plus. Parce qu’il serait plus visible, médiatisé au possible, et que l’on suit son manège sur le petit écran et les réseaux sociaux ; parce qu’il se montre souvent plus harassant que convaincant ; parce que les masses sur lesquelles il prétend/souhaite exercer ses charmes sont plus cultivées, critiques, vigilantes… parce qu’il n’est en définitive qu’un être de chair et de sang. On ne sait du reste si l’intellectuel est un héritier des sophistes, tant décriés par la tradition philosophique, ou des philosophes, pour la simple raison que depuis que la science caracole, on ne s’entend plus sur la ligne de partage entre eux et qu’on ne sait pas vraiment si Socrate est davantage sophiste que philosophe et si Protagoras, partisan d’un relativisme empirique, n’est pas somme toute plus pertinent que Platon, partisan d’un essentialisme de moins en moins séduisant.
Les intellectuels – on veut le croire, mais rien n’est moins sûr – présument d’une version ou d’une autre de l’intellectualisme selon lequel on ne pècherait – se méprendrait, se tromperait, s’égarerait – que par défaut de connaissance et que plus/mieux l’on sait et plus, conséquence parmi d’autres, l’on serait vertueux au double sens de moral et juste, voire intelligent. L’intellectualisme a une histoire si longue derrière lui de Platon à Wittgenstein qu’on ne sait au juste ce qu’il recouvre. Descartes lui donnait la tournure d’une maxime somme toute prosaïque : « Il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu'on puisse pour faire aussi tout son mieux » (R. Descartes, « Discours de la Méthode », III, « Œuvres et Lettres », Gallimard, la Pléiade, 1953, p. 144). Il pousse son intellectualisme jusqu'à considérer que l'entendement est à même d’engager la volonté : « D'une grande lumière dans l'entendement suit une grande inclination dans la pensée » (R. Descartes, « Lettres », p. 1165). Wittgenstein lui donne une tournure plus sobre en constatant : "It is difficult to know something and to act as if you did not know it" (L. Wittgenstein, Culture & Value, Oxford: Basil Blackewell, 1980, p. 78). Dans tous les cas l’intellectualisme préconise comme un ascétisme passionnel et ne s’entend qu’à un exercice de l’intellect qui se veut libre de toute incidence des sens et par conséquent de la chair ou du-moins conscient de ces incidences et prétendant les maîtriser.
L’intellectualisme trouve ses limites dans les principes qu’il préconise et qui le constituent. La réduction des sens et la maîtrise des passions ; l’exercice de l’esprit analytique critique requis pour procéder à des distinctions pertinentes ; l’établissement de généralisations nécessaires à la conceptualisation ; l’articulation d’une thèse pouvant expliquer les phénomènes et posant à l’avance les critères de sa confirmation/réfutation. Ces principes – on pourrait envisager d’autres – sont battus en prêche par le manège intellectuel tel qu’il s’illustre dans les débats théologico-politiques qui secouent le monde de nos jours, soit parce qu’ils sont inaccessibles, soit parce que l’intellectuel n’est pas toujours conscient de les violer :
On ne peut décemment attendre de l’intellectuel de faire abstraction (de réduire, de mettre entre parenthèses) ses sens, de maîtriser les passions dont souvent il n’a pas conscience et qui déterminent son caractère, voire nourrissent les prédispositions, les inclinations et les inclinaisons de son caractère. Rares sont ceux qui s’arrachent à leurs passions, procèdent à un examen critique de soi et se prononcent avec les réserves passionnelles qu’on serait en droit d’attendre d’eux sur les points controversés. Souvent, ils sont plus empêtrés dans leurs passions – et la plus impérieuse est encore leur dérisoire et paradoxale passion intellectuelle se chargeant d’une vanité inénarrable – qu’ils ne les dominent. Ils prétendent parler au nom de la raison alors qu’on a éventé le leurre d’une raison désincarnée telle qu’elle dominait jusqu’à la ruine de la conscience comme son siège de prédilection ou au nom de « la » réalité qui n’est, dans tous les cas, qu’une réalité interprétée.
On ne peut décemment attendre de l’intellectuel d’exercer son esprit critique, si tant est qu’il en est doué, sur l’érudition qui lui confère son statut et sa légitimité et encore moins de la nuancer en introduisant des distinctions qui en limiteraient la portée. C’est de son érudition – philosophique, sociologique, historique, etc. – qu’il se réclame pour se poser en intellectuel alors que l’on découvre de plus en plus que l’érudition peut autant encombrer l’esprit que l’enrichir, brouiller le sens critique que l’aiguiser, induire en erreur que garder contre elle. Elle ne garantit pas à elle seule – ne saurait garantir – un bon jugement, pour ne point parler d’un « jugement pertinent », surtout quand, brouillonne ou scolastique, elle est dénuée de toute distinction.
On ne peut décemment attendre de l’intellectuel de procéder à des généralisations, toujours abusives, qui lui aliéneraient tous ceux qui ne se reconnaîtraient pas en elles. Il ne peut davantage parler au nom de ses seuls sentiments et proposer des analyses, des prédictions, voire lancer des avertissements sans caricaturer les prophètes. On ne peut par ailleurs attendre de lui de prendre la patience d’articuler une thèse générale et de la tester avant de se prononcer sur l’un ou l’autre des cas qu’elle concernerait.
La décence et la rigueur intellectuelles réclament d’un chacun de commencer par préciser la nature du Bien au nom duquel il s’arroge la parole et ce qui motive son intervention dans la sphère publique. Or de nos jours, on déplore des déviations, intellectualo-pathologiques, qui portent atteinte au statut, somme toute honorable et nécessaire, de l’intellectuel et de son rôle dans la cité. Désigné comme tel par les médias davantage que par ses pairs, le mauvais intellectuel se berce tant de ses discours qu’il ne comprend pas pourquoi il n’en bercerait pas l’humanité entière. Il est plus intéressé par la mise en scène de sa parole que par sa teneur. Il propose ses essais/pastiches/plagiats comme autant de nouveaux produits à un public de badauds médiatisés plus intéressés par le cirque de la pensée et le manège de ses acteurs que par ses contenus et leurs portées. Dans sa vanité, il pense qu'il est plus que ce que l'on considère qu’il est et qu'il mérite davantage que ce qu'il a. Il est en manque constant de reconnaissance et il convertit ce manque en ressentiment, au point que son amour déclamatoire de l'homme du commun n'est souvent que le voile dont il enrobe son mépris pour lui. Il se ronge de ne pas être pris au sérieux par les philosophes et les chercheurs et ne réussit qu'à étaler son fiel. Dans les cas extrêmes ce n’est qu’un poseur, plus ou moins imposteur, qui se prend, partiel et partial, pour le représentant le plus éloquent de l’on ne sait pas toujours quoi. Un prédicateur, plus ou moins confus, un sophiste médiatique d’un nouveau genre plus barbouilleur que critique de pensées. C’est, par-ci par-là, un aliéné diplômé assumant son aliénation comme une singularité sinon comme une rare sagesse, alors que c’est un homme somme toute unilatéral considérant son unilatéralité comme une prédisposition et une habilitation à proclamer sa vérité.
La véritable sagesse participe d’un sacerdoce et celui-ci ne serait plus dans l’air bousculé du temps.
Le jour est un interstice dans le néant. Il s'ouvre avec l'aube, miraculeuse, se clôt avec le soir, mortuaire. Il est si éphémère qu’on poursuit le désir de lui survivre, caressant l'espoir que le miracle se renouvelle demain. La plus somptueuse phrase de la Bible est encore : « Ce fut le matin, ce fut le soir. » De jour en jour, jusqu’à la pause du shabbat. Dieu prend alors son repos – pour l’éternité ; il se retire de la création – parce que ce n’était qu’un brouillon et qu’il a communiqué à l'homme l’inspiration et la mission de le corriger ou parce qu’il la trouvait si belle qu’il ne présumait plus de l’importance de son soutien et de sa présence. Peut-être aussi parce que c’était la meilleure manière de délier le délire de l’homme le concernant.
On devrait vivre le jour comme s'il ne nous était accordé de vivre que ce jour. Pour mieux le célébrer, en goûter la saveur, prospecter sa teneur. Le bonheur réside dans l'instantanéité de la présence, dans sa volatilité et sa sérénité. Un jour de regret est un jour éculé ; un jour de remords, un jour gueux ; un jour sans tendresse, un jour rêche ; un jour sans désir, un jour perdu ; un jour sans un mot, un jour blanc. Rien ne serait plus harassant que la poursuite du lendemain ; plus vain que le regret d'hier. Angelus Silesius préconise « le jour unique » :
« Je ne connais que trois jours : hier, aujourd'hui, demain ;
Mais quand hier se cache dans aujourd'hui et maintenant,
Et que demain s'efface, je vis ce jour
Que je vivais en Dieu avant d'être » (Angelus Silesius, Le Voyageur chérubénique, III, 48, p. 215).
En laissant traîner son regard sur le jour bleu, on recueille le suc qui nourrit le rêve du lendemain. Qui n’est capable de se contenter du don du jour, de se diluer dans son non-sens et d’exprimer sa gratitude à l’inconnu devant l’inconnu et pour l'inconnu n’a qu’à se dissoudre dans le silence de l’éternité.
Il n’est de loisir que dans la méditation ; de prière que dans le recueillement ; de charité que dans la générosité ; de plaisir que dans la liberté des sens ; de bonheur que dans l’indigence à se sentir comblé par le jour. On doit acquérir la conviction et l'art de se ménager des pauses dans le roulis des heures, la bousculade des choses et le harcèlement par les autres. Un oubli du souci, un retrait dans le néant, une dissipation dans le silence, une résiliation de l’engagement : l’attente du poème. On ferait mieux de reconnaître : « Je n'ai vécu qu'en vue de ce jour, qu'il soit de couleurs ou de douleurs. »
L’idée d’humanité recouvre celle de liberté. Rien n'est plus beau que la liberté intérieure, rien n'est plus cher et illusoire. Cette liberté nourrit les mythes les plus mobilisateurs et persistants de la modernité. Or il n’est de liberté que celle de l'être en déshérence, sans amarres et sans repères, sans liens et sans engagements, livré au désœuvrement d’une existence sans vocation et au déploiement d’une pensée sans illusions. La liberté s’impose souvent comme l’exutoire du désespoir, un leurre qu’on exalte pour en tirer gloire, gloire des démunis et des déshérités, première et dernière des gloires. Sinon l’homme n’est souvent libre ni intérieurement ni extérieurement – au mieux s’accommode-t-il de ses servitudes comme de libertés.
La liberté métaphysique – postulée pour des raisons morales surtout – ne heurte ni n’autorise le déterminisme. Les deux notions ne relèvent pas du même registre. L’une relève du registre moral de l'humanité, l’autre du registre naturel de la science. Ni la nature ne connaît la morale ni la science « l'humanité ». La nature détermine l'homme ; la morale le libère ; et il est écartelé entre l'une et l'autre. La liberté serait plutôt corrélative du destin que de la nécessité, dans le sens où elle le nie ou au contraire s’en accommode. Elle relève encore du registre politique où elle est corrélative des notions de droit et de devoir, dans le sens où elle en est la marque, le critère, la garantie ou l’instigatrice.
Certaines notions ne peuvent être considérées en soi. Celle de Dieu est corrélative de celle de l’homme ; celle de devenir de celle de l’être, celle de liberté de celle de déterminisme (comme destin en ce qui concerne l’homme, comme nécessité en ce qui concerne la nature). Ce sont autant de binômes philosophiques et ils doivent être considérés comme tels. Sinon on se fourvoie dans des paradoxes et se heurte – inutilement – à des apories. La liberté n’est qu’un de ces mots incantatoires destinés à briser les scellés du destin. Or c'est le propre du destin que de ne point prendre de raccourcis. Aussi, continuera-t-on de se sentir étranger à soi tant qu’on ne sera pas passé (retourné ?) à une idée d’humanité qui ne recouvrerait pas tant le mythe de la liberté que celui de destin. Pourtant, nul ne se risque à proposer des remaniements et des corrections dans ce sens. Sinon des philosophes paradoxaux. Des psychiatres aussi.
Les livres sont les archives de l’esprit et le creuset des âmes. Ils leur donnent leur écrin et déterminent leurs prédispositions, les livres sacrés et les livres classiques surtout. La relation qu’on entretient avec eux, qu’on les entoure de dévotion ou se montre critique à leur égard, les lise pour les besoins d'une recherche ou pour se délasser, serait révélatrice de je ne sais quelle noblesse ou quel crétinisme.
Désormais, les livres se relaient en une sarabande qui donne le tournis. Ils ne cessent de s’accumuler. Dans les bibliothèques, les centres commerciaux, les librairies virtuelles. La toile qui se charge de manuscrits. On ne sait plus qui écrit quoi pour le compte de qui. Seuls de rares livres sortent du lot et ce ne sont pas forcément les meilleurs. Ils sont propulsés par des agents littéraires publicitaires qui ne prennent pas même soin d’en prendre connaissance. On lit de moins en moins les ouvrages d’inconnus talentueux que ceux des icônes médiatiques et l’on ne se soucie plus de savoir qui les écrit pour elles et quelles doses de plagiat entrent dans leur composition.
La littérature serait en train de succomber à la surproduction. Tout le monde écrit, tout le monde se vend. Les auteurs rivalisent les uns avec les autres sur la meilleure manière de ménager le lecteur, de l’ébaubir sans le perdre, de le délasser en l'entretenant sur les malheurs du monde. La volonté de draguer le lecteur s’illustre dans un surenchérissement de procédés. On n’a rien à dire, on le dit de la meilleure manière possible. La crise littéraire ne réside pas dans des lacunes techniques mais bien dans l’absence d’allant littéraire. En définitive, ce sont les techniciens qui réussissent le mieux et les éditeurs en viennent à inciter les auteurs à claquer les pages au visage des lecteurs, à les mettre hors d’eux et à railler leur condition de… vulgaires lecteurs.
Les textes ne tendent du reste à se raccourcir que parce qu’on n’a plus de patience pour les longs récits et qu'on ne croit plus en l’éternité. Plutôt bâcler une œuvre pour divertir les lecteurs que concocter une grande œuvre qui n'en trouverait pas. De même, le gribouillage en peinture recouvre une rature de l’éternité, la stridence en musique un assourdissement de l’éphémère et le grotesque en sculpture une raillerie de l’art.
L'écriture blogaire, telle qu'elle se pratique sur ces colonnes, se propose comme alternative à l'essai, qui ne serait que de redites, et au traité, qui n'abuserait plus personne. D’un mot à l’autre, d’une phrase à l’autre. L’une complétant l’autre. La corrigeant ; la contredisant. Les phrases s’enchaînant, se heurtant, débordant les unes sur les autres. Se proposant en sens.
Ces mots sont encore les seules ratures que laissent derrière les jours qui passent.
Les textes sacrés, inspirés par Dieu, ont été canonisés par le culte qu’on leur rend depuis qu’ils ont paru sur le grand établi de l’écriture. Le Pentateuque est une anthologie d’annales et de codes de lois ; le Nouveau Testament donne plusieurs versions du récit du Christ et de sa Passion ; le Coran est un recueil de ballades et de poèmes, d'homélies et de prédications. Ces ouvrages ne sont passionnants qu’autant qu’ils déterminent la liturgie de leurs communautés respectives de lecteurs, d’interprètes et de dévots. L’humanité 'monothéiste', autant le reconnaître, est prisonnière de ses textes sacrés. Elle ne s’en secouerait pas sans perdre sa mémoire et ses statures religieuses, ne les ressasserait pas sans succomber à la sénilité ou sans leur arracher des commentaires qui en ravalent le sens.
L’écriture persiste à lier l’humanité, même par une période où la digitalisation de l'univers entame son aura. L’homme n’est jamais totalement nu ; il porte des phrases. Dans certains cas, ce ne sont que des haillons ; dans d’autres, des vêtements d’apparat pour des messes et des cérémonies ou des armures pour des résistances et des guerres. Certains lecteurs tremblent dans leurs phrases, d’autres se calfeutrent derrière elles, s’internent en elles, se blindent derrière elles. Les livres recèlent sûrement des perles. Mais plus on les lit et moins on en trouve. Les plus prenants et lancinants sont ceux qui revêtent une portée quasi liturgique et participent du mantra s'étendant sur des phrases voire sur des passages entiers.
Souvent, l’autorité du livre, qu'il soit sacré ou non et quel que soit le degré de liberté d'interprétation que l'on s'autorise et pratique, serait source d'un obscurantisme se prétendant… éclairé et se révélant… livresque. On en est au point de ne rien dire « qui ne soit dans le livre ». On croit souvent avoir répondu à une question en donnant une citation, que ce soit pour illustrer une thèse ; s’incliner devant le talent de son auteur ; éluder une question ; combler une lacune ; perpétuer une incompréhension… se cacher derrière une sommité. On ne postule pas l’autorité de l’écrit sans glisser un soupçon de dogmatisme. On parle au nom des livres, on vit selon les livres, on meurt pour eux, on se massacre pour eux. Les livres – sous toutes les latitudes légendées par l'écriture – sont des lieux d'égarement non moins que de libération. Ils n'instruisent pas sans domestiquer et discipliner le lecteur ; ils n’enchantent pas sans écorner l’esprit ; ils ne sauvent pas l'âme sans exercer de violence contre l'intelligence.
La relation aux livres détermine jusqu’à l’allure que prend l’écriture et son étude est requise par toute herméneutique soucieuse de reconstituer les modes d’écriture et de rédaction d’un auteur avant de se prononcer sur la manière de le comprendre et de l'interpréter. En d'autres termes, les habitudes de lecture d’un auteur se ressentent dans ses habitudes d’écriture : “It is a general observation that people write as they read. As a rule, careful writers are careful readers, and vice versa. A careful writer wants to be read carefully. He cannot know what it means to be read carefully but by having done careful reading himself. Reading precedes writing. We read before we write. We learn to write by reading. […] We may therefore acquire some previous knowledge by studying his habits of writing” (Strauss, L., Persecution and the Art of Writing, Illinois: The Free Press Glencoe, p. 144).
Les ressorts du mantra se rencontrent dans les monothéismes autant dans les religions asiatiques. Dans le judaïsme la récitation des psaumes assure la protection divine et instaure un certain bien-être. Dans le christianisme la psalmodie dans les couvents instille la divinité. Dans l’islam la litanie coranique se mue en berceuse divine. Le mantra étourdit l’âme pour l’inscrire dans celle de la divinité. Il assure l’unité, la proximité, la parenté de l’une avec l’autre. Il brode et ravaude l’intimité de celui qui le récite, le chante ou le psalmodie sur le canevas de la divinité. Il dissout le noyau de l’être et assure la sérénité de l’exaucement, de la vacuité ou de la nihilité. Ce n’est plus nous qui le prononçons, c’est lui qui résonne en nous, et cette passivité bercée participe de l’allaitement.
Le mantra serait une prédisposition universelle. On corrige les phrases intérieures, les récure, les raccorde. On leur donne la tournure de versets. On donne des accents liturgiques à sa vie et, par suite, un sens religieux.
Le marché méditerranéen est si bien achalandé qu’il récuse toute sobriété. C’est un lieu de commerce à tous les sens du terme. Le vendeur n’est pas un vulgaire camelot ; l’acheteur un vulgaire client. Le commerce entre eux ne se réduit pas à l’échange d’un produit contre de la monnaie. On discute de la marchandise, s’enquiert de sa qualité, l’entoure d’égards. On ne marchanderait que pour converser. Sur le climat ; la santé ; la politique. La marchandise se montre sensible au client, elle le racole et se confie à lui. Elle s’étale et s’exhibe, elle se donne en représentation alors que dans un supermarché elle serait rangée. Le marché méditerranéen n’a pas besoin de publicité, ses produits parlent pour eux-mêmes et les camelots ne leur prêtent assistance que pour leur donner la parole. Le marché méditerranéen participe du souk. On trouve de tout pour toutes les bouches. C’est la cacophonie des hommes et des bêtes, la criée de tout et de rien, la mêlée des couleurs. On se retrouve « au milieu des rates, foies, mésentères, et poumons sanglants »[1]. Parlant des conteurs de Marrakech, Elias Canetti disait : « Eux vivent dans la cohue des marchés parmi des centaines de visages étrangers, chaque jour renouvelés[2]. »
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On ne se résout pas à reconnaître que l’homme est une marionnette qui tourne autour d’un axe – épine dorsale psychologique – dont ont on ne peut le détacher et duquel il ne peut accomplir que de légers écarts. C’est l’axe qui lui dicte l’amplitude de sa liberté de penser, de se mouvoir et de s’exprimer. L’inclinaison de ses sentiments, l’angle de ses horizons, le degré de ses perturbations, ses seuils de tolérance. Sitôt qu'il s’écarte de son axe ou qu'il en est écarté, il succombe au vertige et celui-ci tourne à l’accablement ou au désarroi. La psychologie ne s’intéresse pas aux axes, elle s’attache aux turbulences que provoquent les désaxements.
L'homme est bel et bien le pantin de ses passions. Il s'articule selon des schémas plus ou moins déterminés par son armature corporelle et les latitudes de liberté qu'autorise son moteur psychique. Ses modes de comportement – les patterns – sont d'autant plus incorrigibles qu'ils se nourrissent d'une psychose et la maintiennent. L'homme a beau se raisonner et se maîtriser, il retourne sans cesse aux mêmes manies, aux mêmes phobies et aux mêmes attitudes. Les natures phagocytaires continuent de phagocyter ; les natures anxieuses de s'alarmer ; les natures turbulentes de donner le tournis. Le destin est irrémédiable, gravé à tout jamais, tant les habitus coulés dans les comportements sont impérieux et entravent tout changement.
Les marionnettes débordent d’amour, de haine et de toutes les belles et hideuses passions des hommes. Sur leurs visages perlent leurs sentiments, se bousculent leurs pensées, se trament leurs machinations. Elles courent, rient, pleurent, crient, chantent. Elles semblent plus insouciantes qu'angoissées, même quand elles sont poursuivies, harcelées ou battues. Leur véritable drame n'est ni sur scène ni dans les coulisses, mais dans leur totale dépendance à l'égard du montreur. Elles peuvent tomber sur un vulgaire cabotin comme sur un grand artiste ; un mendiant ou un poète ; un magicien ou un charlatan ; un caractériel ou un psychopathe ; un saint ou un escroc. Elles savent que leur dignité tient de son habileté et de son humeur et comme elles n’ont aucun pouvoir sur lui, elles s’en remettent aux réactions et aux pressions du public pour connaître le meilleur sort.
Une marionnette est d’autant plus accablée que ses fils sont nombreux, courts et cassables. Un mouvement inconsidéré de sa part et les fils s’embrouillent, la plongeant dans le désarroi. Elle prend alors des postures pantelantes, la tête entre les jambes et les mains au ciel, en quête d’une impossible contenance. Quand un fil casse, il arrive qu'elle ne se relève plus, qu’un de ses bras pende lamentablement et qu’un pied entrave l’autre. Les marionnettes les plus caricaturales sont encore celles qui, bravant les latitudes qu'autorisent leurs fils, accomplissent des numéros de haute voltige qui se terminent par leur démantèlement. Rompraient-elles leurs fils qu'elles accéderaient à la liberté des humains. Mais elles s’en gardent : elles en mourraient.
Le théâtre de marionnettes serait le théâtre par excellence. Les personnages ne sont pas vrais, leurs gestes ne sont pas libres et leur jeu n’est pas de leur ressort. Une bonne représentation amène le spectateur à croire ses propres émotions et réactions articulées par le… montreur. Ce dernier pousse alors l’art jusqu’à se croire articulé lui-même par un montreur des montreurs.
La Méditerranée est la mer des mers. La mer Egée, l'Adriatique, la mer Noire, la mer de Marmara. C’est une mer à l’échelle humaine. Ses rives aussi. Ses villages. Ses terrasses. Ses cueillettes. Sitôt qu’elle sort de son échelle, elle déborde et s’expose à des représailles. Les volcans se réveillent, les terres tremblent, les villes empâtent. Au nord, les neiges ; au sud, les sécheresses ; à l’ouest, les brumes. Braudel choisit de la cerner en ces termes : « La Méditerranée court du premier olivier atteint quand on vient du nord aux premières palmeraies compactes qui surgissent avec le désert[1]. » Les autres délimitations, géographiques et culturelles, seraient plus plastiques, variant d’un chercheur à l’autre, d’un intérêt politique à l’autre, d’une ambition religieuse à l’autre. On se résout à ce qu’elle ne soit qu’un bassin de 3 millions de km2, s’étirant d’Est en Ouest sur 3800 km, du détroit de Gibraltar aux côtes du Levant. Sa largeur variant de 800 km entre Alger et Gênes et seulement 13 km entre la péninsule ibérique et les colonnes d’Hercule.
La Méditerranée s’est longtemps crue à l’intérieur du monde, matrice de dieux et de leurs Dieux, mère de civilisations nombreuses. Pendant des siècles sinon des millénaires, c’était le nombril de la terre. Elle serait restée à l’intérieur d’un monde qui n’a cessé de s’étendre, au point de considérer l’Amérique comme une lointaine périphérie, l’Inde comme un sous-continent et la Chine comme un vaste marché. La Méditerranée est une mer Intérieure, située « au milieu des terres ». Dans tous les sens du terme. On se sent à l’intérieur. On se reconnaît, on se tolère. Plus ou moins. Les guerres recouvrent des démêlés, elles restent localisées. Tout autour ce serait l'entassement des civilisations. Des sites, des textes, des visages. Partout, des ruines et des pierres. Les vestiges d’arcs de triomphe et d’amphithéâtre déchus de leur grandeur dont les pierres poussent des cris de désolation davantage que de détresse. Elles disent la précarité des ambitions, des guerres, des victoires et des débâcles. C’est un berceau de bris, d’éclats, de remous, de vagues. On n’en parle pas sans s’entourer de rimes, on ne la pense qu’en vers. La Méditerranée serait irascible au concept. Sulfureuse, voluptueuse, lumineuse, elle parle aux sens davantage qu’à la raison, et c’est parce qu’elle parle aux sens qu’elle les excite et les inspire.
La Méditerranée passe pour être à la croisée des civilisations, des religions et des cultures. Des océans aussi. Ceux-ci sont peut-être plus tourmentés ou pacifiques, ils n’en restent pas moins à l’extérieur de la Méditerranée, de ses guerres locales et de ses paix éphémères. L'écume de ses vagues, « amère et onctueuse », pour reprendre Camus, « salive des dieux », serait moins acerbe que par le passé. Peut-être n’a-t-elle plus tant des vagues que des rides, désormais si vieille qu’elle mérite de récurer ses gonds rouillés et de prendre sa retraite dans le tourisme. Ce serait d’ailleurs la première destination touristique avec 35 à 40 % du tourisme mondial. Dans les temps de paix surtout.
Rien n’est souvent plus virulent que le bleu du ciel dans le pourtour méditerranéen, rien n’est plus serein que le bleu de la mer. Rien n’est plus inquisiteur que le soleil, rien n’est plus cautérisateur. On doit ranger les armes, on doit sortir les cannes à pêche. Se remettre à la charrue et au tracteur. Cultiver les terrasses. Croiser les mots, les musiques et les paroles. Marier les prières : « La Méditerranée, c’est une mosaïque de toutes les couleurs[2]. » Elle doit redevenir une mer communicante : « Retrouvons notre madre nuestra dans notre mare nostrum », répète Edgar Morin. « Elle sera pour nous source de poésie vitale. »
La Méditerranée ne parle pas. La plupart du temps. Elle est silencieuse et c’est son silence qui insinue l’expansion en guise de recueillement. Bien sûr elle a ses humeurs et celles-ci s’accorderaient à celles du jour. La mer s’égaie, crache, se voile et se dévoile. Elle a aussi ses deux versants. Elle monte vers la lumière et sombre dans les ténèbres.
C’est une mer poétique.
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LE MEDITERRANEEN PARLE COMME IL RESPIRE
Le Méditerranéen participe des décors auxquels il s’intègre en respirant. Il trouve son bonheur dans la sollicitude que la nature a pour lui et qu’il lui retourne. La chaleur mêle les arômes qui se dégagent des plantes : « Au bout de quelques pas », écrit Albert Camus, « les absinthes nous prennent à la gorge. […] Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l’étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. » Le Méditerranéen est sensuel et charnel. Il assume ses sens et ses passions. Ses désirs. Ses dieux. Ses démons. Il se moque volontiers du Continental auquel il reproche son air pincé et sa propension à dramatiser la question du sens. Le Méditerranéen est extraverti. Il noue volontiers la conversation. Il se montre curieux de l’autre. Il va à sa rencontre. Il l’accueille. La parole n’est pas tant une faculté qu’un trait humain. Le Méditerranéen parle comme il respire. Pour tout dire et ne rien dire. Il n’insiste pas, il ne rechigne pas, il ne juge pas nécessaire de se dédire. Il ne parle autant que parce que la parole est un don qui n’engage pas plus qu’un autre. Il baigne dans une ambiance particulière plus propice à la convivialité qu’au repli sur soi continental. Edgar Morin se poserait en Méditerranéen par excellence:
« Mes gênes vous diraient que toutes ces identités méditerranéennes successives se sont unies, symbiotisées en moi, et, au cours de ce périple bimillénaire, la Méditerranée est devenue une patrie très profonde. Les papilles de ma langue sont méditerranéennes, elles appellent l’huile d’olive, elles s’exaltent d’aubergines et de poivrons grillés, elles désirent tapas ou mézés. Mes oreilles adorent le flamenco et les mélopées orientales. Et dans mon âme, il y a ce que je ne sais quoi qui me met en résonance filiale avec son ciel, ses îles, ses côtes, ses aridités, ses fertilités (…). Méditerranée ! Notion trop évidente pour ne pas être mystérieuse ! Mer qui fut le monde et qui demeure, pour nous, Méditerranéens, notre monde [1]! »
Le Méditerranéen ne triche pas avec son cœur ou son esprit, il ne triche pas avec Dieu. Il croit ou ne croit pas. Il n’a pas de patience pour la théologie. Dieu le comble ou le déserte. On l’imagine volontiers se contentant de voir et de sentir, ne se prêtant à d’autre baptême que dans la mer. Peut-être aussi de nommer. Sans s’interroger sur les dessous ou les dessus. Menant une vie étoilée, ne goûtant que du pollen, s’embaumant d’un bouquet d’odeurs, tentant de donner à sa vie l’allure d’un hymne. Chaque jour serait de noces. Avec la terre, la mer et le vent ; l’absinthe et la menthe ; le monde et l’humain. Et ces noces se concluraient sans témoins. Dans la solitude.
Le Méditerranéen n’ambitionnerait d’autre bonheur que celui qu’il trouve à être ce qu’il est et à être exaucé par sa présence, dans la coïncidence avec soi, sans altercations internes ou externes, sans toute cette agitation que l’Occident judéo-chrétien souhaite promouvoir comme ressort de l’on ne sait quelle foi ou quelle responsabilité : « Il y a un sentiment que connaissent les acteurs lorsqu’ils ont conscience d’avoir bien rempli leur rôle, c’est-à-dire au sens le plus précis, d’avoir fait coïncider leurs gestes et ceux du personnage idéal qu’ils incarnent, d’être entrés en quelque sorte dans un dessin fait à l’avance et qu’ils ont d’un coup fait vivre et abattre avec leur propre cœur[2]. » Le Méditerranéen mise sur la beauté et sur la chair avec la conviction intime, que rien ne délogerait, qu’il va les perdre. Sans grandes illusions, sans grands mirages. Il ne s’entendrait qu’à dénoncer la misère et célébrer la générosité. Il n’aurait alors d’autre choix que de se résoudre pour mieux connaître la satiété.
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L’homme ment comme il respire. Consciemment et inconsciemment ; volontairement et involontairement ; honnêtement et malhonnêtement. Pour toutes sortes de raisons, tour à tour nobles et scélérates, religieuses et intellectuelles. L’homme cache ses intentions ; il voile ses désirs. Il n’est pas jusqu’à son silence qui ne soit mensonger. Le mensonge n’est pas une exception mais la règle. Chacun ment, sait qu’il ment et se berce de l’illusion qu’on ne sait pas qu’il ment. C’est peut-être la civilisation, bâtie sur le mensonge, qui l’incite à mentir. Les hommes se mentent pour se supporter, mentent aux autres pour les supporter. L’existence serait moins viable si l’on cessait de mentir : « Ainsi que notre corps est enveloppé dans ses vêtements », déclare Schopenhauer, « ainsi notre esprit est revêtu de mensonges. »
L’homme ment parce que la vérité n’est pas toujours bonne à dire et qu’il vaut mieux (se) la cacher que (se) la dévoiler. Pour ménager des interlocuteurs qu’on heurterait, voire pour les protéger. Parce qu’on n’est pas sûr de pouvoir se faire comprendre. Parce qu’on n'amène pas autrui à composer sans aller le chercher là où il se trouve et qu’on ne l’intéresse pas sans commencer par lui mentir – sans pratiquer une version ou l’autre du « mensonge utile ». On ne peut renoncer au mensonge, qu'il porte sur soi, sur les autres ou sur Dieu, sans courir le risque de succomber au désarroi qui guette. L'accoutumance au mensonge le cristallise en conviction, voire sédimente en dogme.
Le mensonge le plus universel consiste encore à nier le mensonge généralisé alors qu'on sait pertinemment que les rets les plus solides dans la trame du récit de vie se brodent de mensonges qu'on ne révèle à personne. On ne devient rien qu’on ne commence par simuler et on ne le devient que dans la mesure où on le paraît. Le mensonge, renforcé par la simulation, consolide l’axe autour duquel se forme le caractère. On cultive son mensonge par décence ou par exhibition ; par vocation poétique ou pédagogique ; par envoûtement métaphysique ou religieuse ; par vice et par vertu. On ne loue pas ses propres qualités sans se ridiculiser, ses propres défauts sans se discréditer. Tocqueville a ce mot dans « Souvenirs » : « Les amis, eux-mêmes, ont coutume d'appeler candeur aimable le mal qu'on dit de soi, et vanité incommode le bien qu'on en raconte. » La sincérité ne paie pas autant que le mensonge.
Les partenaires dans une vie ou les protagonistes dans un débat ne comprennent souvent que leur propre raison, nullement celle des autres. On ne s’ouvre pas à l’autre ; on se ferme plutôt à lui. On se méfie de lui plus qu’on ne s’en remet à lui. On procède à nos rationalisations, mêlant cognitions et émotions, craintes et espoirs, sans soupçonner qu’elles ne sont qu’autant de résolutions de nos passions, de nos désirs et de nos intérêts. La raison universelle n’est accessible qu’aux hommes de science pour leurs calculs intersidéraux ou leurs décodages et croisements génétiques. Elle ne préside presque pas à nos délibérations. L’incompréhension guette la relation interpersonnelle, la mésinterprétation aussi. Souvent, le dialogue achoppe sur des considérations contre lesquelles se brise la raison : « Il est des maux, » déclare Sénèque, « qu'on ne guérit que par supercherie » (Sénèque, La colère III, XXXIX, 4). Le mensonge serait nécessaire au bonheur, du moins l'est-il pour assurer celui de son prochain. On doit assumer le risque du mensonge pour accéder à la vérité, de l'illusion pour connaître la foi, du rien pour s'inscrire dans un tout.
Le désastre politico-pathologique guette quand les penseurs s’emballent pour des constructions mensongères qu’ils s’avisent de présenter comme de grandes révélations métaphysiques ou que les individus laissent leurs petits mensonges végéter en mythes biographiques – animés par la paranoïa, la psychose… la névrose – qu’ils ne contrôlent plus.
En français, mer rime avec mère. C’est dire que la seule déesse que les terres méditerranéennes s’accorderaient encore à reconnaître serait la Déesse Mère. On n’aura pas dû comprendre le culte que lui rendait Carthage. On ne peut concevoir qu’une mère – fût-elle déesse – demandât qu’on lui sacrifie des enfants. Une mère ne réclame rien, elle consent tout. C’est le royaume de la mère. C’est peut-être politiquement incorrect. La Méditerranée ne s’encombre pas de ces incorrections.
Le migrant est déplacé. Il se remarque par son accoutrement. Ses frusques natales tranchent par leurs couleurs, leurs coupes et leurs marques. Quand il finit par se mettre à la tenue de son pays d'accueil, se résout à acheter un costume ou un ensemble dans les surplus, ils sont trop grands, longs et vieux, et c'est alors son allure qui dépareille. Il ne sait marier ni les couleurs ni les pièces de vêtement. Le temps qu'il se fasse à la mode, celle-ci a tourné : le migrant aurait toujours une mode de retard. Il a beau corriger sa mise et son maintien, il ne trouve pas la place qui lui convient ou lui revient. Son accent donne à sa voix des intonations rauques ou grinçantes. Sans cesse, il trahit quelque chose alors même qu'il cherche à le cacher. Partout, il traîne un regret ou un espoir qui biaise sa présence. Le migrant ne se fond pas dans son nouveau milieu sans exercer de violence contre soi.
Le migrant n'a plus que sa nostalgie comme patrie. Il n'est plus de son lieu natal, il ne sera jamais de son lieu de résidence. Une muraille, un mur, une cloison, un rideau le séparent de ses nouveaux voisins. Une déclinaison du regard, un travers dans la voix. Il a beau se mettre aux mœurs locales, recevoir des titres et des décorations, il reste à part. L'enfant qu'il porte en lui est d'ailleurs et reste ailleurs. Souvent, le migrant n'a rien à perdre et tout à gagner ; souvent, il n'a rien perdu et rien gagné. Il mène une vie transitoire dans un désert interne, une existence de pacotille dans des décors auxquels il ne prend pas le temps de s'accoutumer qu'il est au chapitre de la mort. En définitive, il meurt dans la déshérence du non-lieu. Goethe parle de « … la vie errante où chacun d’ordinaire ne pense qu’à soi[1]. »
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[1] Goethe, Faust et Le second Faust, Paris, Garnier, 1969, p. 228.
On est présent et cette présence ne laisse de solliciter. On est là par hasard, on disparaîtrait par hasard. On vit sur et par le leurre d'une éternité qui peut s'évanouir à tout instant. Rien n'est jamais acquis ; tout est gratuit. On ne prend pas assez la mesure ou la démesure de la précarité et du caractère éphémère de notre présence au monde. Sa conscience et son inconscience motivent nos recherches, nos expériences et nos prières – la sensation d’être là, humain parmi les humains, ici et maintenant, sur une planète évoluant dans un système grandiose, doué d’une pensée où trottent de lancinantes questions.
Pascal n'était pas homme à se laisser impressionner par son intelligence, à attendre d'elle une révélation et à présumer de ses découvertes. Il était bouleversé par le silence qu'il percevait autour de lui et par l'infini qui l'environnait au point de succomber au vertige cosmique qui n'épargnerait que les bêtes. On n'a pas à quoi s'accrocher, on n'a rien à dire, on est étrangement là. Une brindille de paille, un roseau pensant : « Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser ; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui. L'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale » (B. Pascal, Pensées, § 200, Editions du Seuil, Points, 1962).
La seule certitude à laquelle l'on peut encore s'accrocher est le sentiment que notre présence relève d'un miracle qui menace à tout instant de crever. Tout est non-sens et il n'est de sens que dans le consentement à ce merveilleux non-sens. Tout est question et reste en question. Tout invite au doute et il n'est aucune raison d'en sortir si ce n'est pour se mentir et mentir aux autres. Tout oscille entre l'illusion et le mirage, le rêve et la réalité, l'exaltation et l'accablement. Tout est vain et rien n'est plus passionnant que cette vanité. On doit pouvoir se résoudre à « l’immense et sans limites dire Oui et Amen » nietzschéen. On doit mériter le miracle que recouvre sa présence et marquer sa gratitude pour cette grâce d'être, cultiver le sens du miracle pour mieux connaître l'extase, personnelle, réservée à chacun, de goûter le privilège qui nous est accordé. Il n'est du reste de salut qu'instantané et celui-ci s'insinue dans l'extase.
La question du miracle s'évanouit sitôt qu'on la pose, comme si, pour impérieuse qu'elle soit, elle serait illégitime. C'est que l'humain ne prend pas conscience, à la pointe de son être, du miracle de sa présence sans être pris de vertige divin. Le miracle est enclos dans l’âme humaine, quelle qu'elle soit, qu’on la considère de l’intérieur ou de l’extérieur, de près ou de loin, comme parcelle d’une âme termitière ou étincelle d’une âme cosmique, dans le contexte d'une religion ou de l'autre. On ne sait vraiment rien sinon qu'on est un miracle, invité à participer à l’œuvre de création. Chacun à son niveau, chacun à sa manière. Le miracle se présente à notre réveil et rien ne restitue autant le sens du miracle que la bénédiction que récite le juif à son réveil avant même de procéder à ses premières ablutions matinales. Ce serait l'un des mantras les plus exquis dans le recueil universel des mantras de toutes les religions : « Je te remercie, devant toi, Roi vivant et éternel, pour m’avoir restitué mon âme, par une grande pitié et par confiance en moi. » De jour en jour, de réveil en réveil, de grâce en grâce. Chaque jour jetant son éclairage sur les êtres et les choses ; chaque jour réservant son lot de malheurs et de célébrations.
La distinction entre guerre civile intra-nationale et guerre internationale disparaîtrait avec les grands mouvements migratoires et la multinationalisation des entités étatiques historiques. Au XXIe siècle, les guerres partiront plus souvent de tensions au sein de populations mêlées et prendront davantage les allures de guerres civiles que de heurts entre les grandes puissances ou les puissances locales. Ces nouvelles guerres seraient autant de soubresauts des nations historiques tentant de s’insurger contre le régime mondialiste qui est en train de se mettre en place à l’échelle du monde autant qu’au sein de leurs populations respectives. Dans cette période de transition, qui risque de durer plusieurs décennies et de connaître des accès sanglants incontrôlables, les parties en lice ne seraient pas tant définies par des frontières géographiques que par des caractéristiques culturelles et linguistiques, tribales et ethniques, religieuses et communautaires. Quoiqu’une redistribution des populations – sous la pression de la violence politique, de l’intolérance religieuse ou du déplacement des marchés de l’emploi – ne soit pas à exclure, la grande mêlée humaine mondialiste reste inéluctable.
La mondialisation, dont la globalisation économique, telle qu’elle se dessine de nos jours, volontiers antisociale et anti-écologique, est à mettre à son débit, doit aller chercher sa régulation chez les Latins qui auraient été parmi les premiers mondialistes. C’est encore chez Epictète qu’on trouverait les traits qui nourriraient le manifeste d’une mondialisation qui ne serait pas que des produits (globalisation économique) mais aussi des êtres et s’inscrirait dans une gouvernance rationnelle du monde : « (4) Celui donc qui prend conscience du gouvernement du monde, qui sait que la plus grande, la plus importante, la plus vaste de toutes les familles est l’« ensemble des hommes et de Dieu », que Dieu a jeté ses semences non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tout ce qui est engendré et croît sur la terre (5) et principalement dans les êtres raisonnables, parce que, en relation avec Dieu par la raison, ils sont seuls de nature à participer à une vie commune avec lui, (6) pourquoi un tel homme ne dirait-il pas : je suis du monde ; je suis fils de Dieu ? » (Epictète, Entretiens II, VIII, 2). Cette exhortation – un vœu pieux ? – présument que tous les hommes présentent les mêmes « prénotions » qui ne divergent que par leurs explicitations et leurs applications – mais souvent ce sont, bel et bien, celles-ci qui exacerbent l’humanité en chacun et la démonisent chez son prochain.
Kant aussi serait dans son genre un bon prophète de la mondialisation. Les maximes de sa morale se proposent de lier les hommes sans distinction de culture, de religion, de race, de couleur ou de nationalité. Son impératif catégorique garantit la conformité de la maxime subjective d’action qui anime chacun au principe de l’universalité concrète. Elle s’énonce de la sorte : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (E. Kant, Métaphysique des Mœurs, Quadrige PUF, 1983, p. 285) ou encore : « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature ». Cette vision éthique du monde présume bien sûr de la rationalité des hommes, de leur égale dignité, et réclame en toutes circonstances leur non-instrumentalisation : « Agis de telle sorte que tu traiteras l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » (295). Les passions – nationalitaires ou religieuses se dissimulant derrière les rhétoriques identitaires – ruineraient pour l’heure toute délibération dépassionnée-rationnelle que réclame la mise en place d’une éthique mondialiste. Mais on saurait au moins, avec Kant, quoi viser, en l’occurrence l’accord de la volonté pratique avec la raison pratique universelle – « l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté constituant une législation universelle » (297). Dans le souci écologique, dans le culte religieux, dans la recherche scientifique… dans le loisir d’être humain.
La morale méditerranéenne serait de diligence selon le principe taoïste et rabbinique : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. » C'est plus dissuasif qu'exhortatif. Une morale qui s'exerce sur soi pour se garder contre les travers et les perversions dans sa relation à l’autre. Ce n'est pas la morale de l'amour du prochain ou le service de l'autre. On n'incite pas, on dissuade. Une morale plus talmudique qu'évangélique. Je ne veux pas me convertir, je ne cherche pas à le convertir ; je ne veux pas qu'on me corrige, je ne cherche pas à le corriger. On doit travailler sur soi davantage que réclamer de l'autre. Dans le premier cas, on est censeur de soi ; dans le second, respectueux de son frère. On devrait à mon sens être davantage gardien de soi que de l'autre pour mieux garder l’autre et rompre avec la magie de toutes morales incantatoires qui n’intiment rien moins que de se déprendre de soi pour se mettre au service de l’autre. Ce souci de soi autoriserait un hédonisme dans la limite des bonnes mœurs. Ce n'est ni le loisir grec ni le loisir romain. C'est le loisir arabe : une douce rumination de sa présence – être pour être – au coucher du soleil. Le loisir hébraïque aussi : s'endormir comme si c'était pour notre mort ; se réveiller dans un miracle sans cesse renouvelé.
Le moustique est une véritable plaie. Il s'invite dans votre vie et attaque sans avertir. Il vous surprend dans votre sommeil, vous en arrache et vous laisse avec des brûlures contre lesquelles vous ne pouvez rien. Vous tentez de retrouver le sommeil. En vain. Son vrombissement, à peine perceptible, résonne comme un assaut contre le plus légitime et délicieux des droits – le droit au sommeil. Vous tentez de vous dérober en entrant sous vos couvertures, protégeant vos mains et votre visage, ne laissant à découvert que vos narines. Son vrombissement vous sort de vos retranchements : « S’il lui prenait de se glisser par les narines et d’aller piquer le cerveau ! » Vous vous tournez sur le côté gauche – il vrombit ; vous vous retournez sur le côté droit – il vrombit. Vous vous levez, vous allumez, vous le cherchez. Il reste introuvable ! Vous retournez à votre lit, prêtant l’oreille, vous le croyez parti, pulvérisé par la lumière. Vous renouez même, en chantant victoire, avec vos rêves de paresse. Mais à peine retrouvez-vous le sommeil qu’un nouveau vrombissement ruine votre dérisoire illusion. Il ne partira pas tant qu’il n’aura pas sucé de votre sang ou que vous ne l’aurez pas détruit. Vous changez de chambre et de lit – il vous suit ! Il a goûté de votre sang, il n’en est pas mort, il en veut encore. Vous vous mettez en position de combat, immobile, les sens aux aguets, les mains tendues, prêtes à l’écrabouiller. Il vous nargue ; il me nargue.
En définitive, je me résous à recourir aux grands moyens. Un insecticide imparable. Une bombe ! La plus belle ! Celle-là même que j'utilise contre les cafards. Bientôt c'est toute la maison qui empeste la mort aux moustiques et je dois retourner à mon lit partiellement étourdi. Une demi-heure plus tard, je suis de nouveau réveillé. Par un vrombissement. Le sien ou celui d'un autre. Invincible ! Intraitable ! Implacable ! Il me suivrait partout, le minuscule vampire, il me poursuivrait. Ce n'est qu'aux premières lueurs de l'aube qu'il se décide à se calciner dans la souriante et mortelle lumière du jour. Je suis indemne.
Jacob passait ses nuits à lutter avec des anges, moi je passe les miennes à résister aux moustiques. Je ne sais lequel des deux, je l'avoue, a plus de mérite…
Dans la musique le sentiment réhabilite la vérité intérieure et intime le recueillement avec elle contre sa diversion par les nuisances des hommes et le chahut de leur monde. Platon privilégie tant le rôle de la musique dans la cité qu’il lui accorde un rôle quasi sacré : « Nulle part on ne touche aux modes de la musique sans toucher aux lois les plus importantes de la cité » (Platon République IV, 424c). Nietzsche exalte les ondes de la volonté qu’elle émet et la promeut, comme pour toute mystique, au rang d'un enchantement magique. Il manque de s’expliquer – comment aurait-il pu le faire ? – le saisissement par la musique qui serait aux arts ce que la logique est aux sciences.
La musique vernit les instants passés à l'écouter. Elle galbe le sentiment et rehausse les souvenirs. Elle sort l’intimité de sa réserve pour lui donner de l’éclat, voire de la virtuosité. La musique sonne comme une récréation du manège des dieux et des démons. Elle est légende de l’âme, secrétée par elle pour s’en bercer. La musique trame l'impossible sur le silence et c'est ce qui en elle nous séduit, nous entraîne, nous exauce. Elle assouvit notre besoin de rédemption plus que notre quête de divertissement. Passant d'une culture à l'autre, d'une religion à l'autre et d'une oreille à l'autre, elle se veut absolument universelle. On aura oublié les textes les plus sacrés, ensevelis sous leurs commentaires, qu'on n'oubliera pas Beethoven et Mozart.
La musique ne dit rien ; elle ne doit rien dire. Sinon, elle s’enrichit ou s'encombre de dérisoires ou dramatiques babils. La parole ne se coule pas du reste en elle sans prendre un air contusionné, déluré ou recueilli.
La musique n’emporte l’adhésion qu'autant qu'elle reste en puissance et attire ses auditeurs vers le non-lieu de la liturgie.
Les jours grincent, les heures s’enraient, le récit se délite. Le passé ne porte plus le présent, le présent ne s’entrouvre plus sur l’avenir. La vie tombe en panne ; c’est la dépression. On ne se disperse pas sans courir le risque de succomber à la folie ; on ne se cristallise pas sans courir celui de se raidir et de se scléroser. La névrose en est venue à désigner les perturbations du sens de l’identité – de la relation qu’on entretient avec soi. Ce serait désormais une pathologie générique pour les troubles existentiels qui guettent nos tentatives de vivre malgré toutes les raisons qu'on aurait de ne point survivre. La névrose est le trait le plus commun de l’homme occidental. Elle est si générale qu'elle ne dit plus grand-chose. Elle n'en a pas moins marginalisé les considérations existentialistes du XXe siècle, au point qu'on peine désormais à lire Sartre et à le suivre dans ses considérations ontologiques.
On renonce d'autant moins à sa névrose qu'elle est porteuse d'une compensation à l'inhibition morale et religieuse qui pèse sur la pulsion sexuelle. Elle détermine le dessein et le dessin du désir 'détourné' (perverti ? sublimé ?) qui se substitue au désir 'naturel', lui imprimant un pli duquel il ne se départ pas, à moins qu'il ne soit entravé à son tour et ne réclame un prix émotionnel qu'on n'est pas en mesure de consentir. La névrose imprègne tant les traits de caractère qu'on n'y renonce pas (si tant est qu'on le 'peut') sans brader son être. Aussi est-il recommandé de ne toucher à sa névrose qu'à partir du moment où elle n'est plus un mode de contraction du moi et devient une menace de dissolution pour lui. Il en est de la névrose ce que l'on sait désormais de la religion : on ne renonce pas plus à cette dernière – tant au sens qu'elle véhicule qu'au salut qu'elle fait miroiter – qu’à sa névrose – qui fait miroiter la satisfaction du désir de substitution en lieu ou en plus du désir naturel.
La névrose se rencontre à divers degrés selon les individus et prend autant de tournures, variant selon les cultures, les âges et les productions destinées à l’occulter. On ne la traite pas, on la gère. On l'encadre de rites, d'engagements, de missions… de vocations. Seul le dilettante en serait protégé. Le névrosé déclare : « Si ce n'est moi, ce ne peut être quelqu'un d’autre. Si ce n'est de cette manière, cela n’aura pas lieu. Si ce n'est aujourd'hui, ce ne sera jamais. » Le dilettante rétorque : « Si ce n'est moi, ce sera un autre. Si ce n'est de cette manière, ce sera d'une autre. Si ce n'est aujourd'hui, ce sera un autre jour. » On ne choisit pas plus d'être dilettante que névrosé.
La Méditerranée enrobe l’individu. Elle exerce ses attraits sur lui. Elle l’excite davantage qu’elle ne le rassérène. Elle ne le menace pas, elle le hâle. En Méditerranée, on ne peut être cultivé et ne point connaître sensuellement ses arbres, ses herbes et ses fleurs. La végétation serait son premier texte, plutôt colorié, et on le lirait de tous ses sens. En Crète, les oliviers passaient pour être bleus. Depuis la nostalgie aurait la couleur bleue et le goût de l’huile d’olive. La nostalgie méditerranéenne bien sûr.
On ne devient artiste que pour donner à sa vie l’allure d’une œuvre qui nous survivrait. Autrement, on ne produirait que de nobles et dérisoires déchets. L’activité artistique qui ne caresse pas de velléités pour l'immortalité se condamne à disparaître avec la vague qui la porte. La recherche de la gloire posthume trahit peut-être plus de niaiserie que de lucidité, de même qu'une méconnaissance accablante de la mémoire historique, elle n'en est pas moins requise pour se dépasser et porter l'art à de nouveaux accomplissements. L’iconoclaste meurt, les mains vides, d’un excès de lucidité ; le génie meurt, les mains pleines, d’un excès de prétention. La grande œuvre est l’ouvrage que l’homme puéril trame derrière le dos de sa mort dans un dérisoire sursaut d’immortalité. Sans cela, on ne laisserait que des gribouillis de vanité sur le sable.
Une grande œuvre raille subtilement toute prétention critique. Elle est monstrueuse. Elle désarme autant qu’elle mobilise. Elle se laisse investir sans se laisser saisir. Elle déboute la signification qu’on se hasarde à lui prêter. Elle se dérobe au sens dans le non-sens et régénère le sens à partir du non-sens. C'est encore la métaphysique qui donne sa charpente à un monument, un tableau, une composition musicale ou littéraire. Sans elle, l’œuvre est condamnée à s’écrouler. Dans tous les cas, on doit incarner une vocation pour laisser une grande œuvre.
Il n’est de grand art, je le crains, que de la vanité posant devant l’éternité.
Il n'est rien de plus commun que la fascination pour le papillon. Chez les Grecs, les Hébreux, les Chinois. Le papillon communique le sens du miracle, du mirage, du leurre… de l’évanescence qui serait magie de l’absence dans les coulisses de la présence. Il invite à vivre dans la clandestinité de je ne sais quel au-delà, sans être bouleversé par rien, dans le détachement, au jour le jour. Il est porteur de sérénité. Le papillon dirait : le jour est évanescent, la vie aussi ; le malheur est évanescent, le bonheur aussi. On doit pouvoir s’arracher à l’encroûtement et se recueillir dans l’évanescence universelle du papillon, évanescence du salut et salut de l’évanescence.
Nietzsche ne cache pas le sentiment de légèreté que lui inspire le papillon. Il incarne l'insouciance, la vulnérabilité et l'éphémère. Ce serait comme une révélation sans cesse répétée : « Je regarde d'un œil nouveau le vol mystérieux et solitaire d'un papillon, là-haut, près de la falaise du lac, où croissent tant de bonnes plantes : il voltige de-ci de-là sans se soucier de ce que sa vie ne durera plus qu'un jour et que la nuit sera trop froide pour sa fragilité ailée. On pourrait aisément lui trouver, à lui aussi, une philosophie, bien qu'elle ne risque guère d'être la mienne » (F. Nietzsche, Aurore V, 553, Œuvres, vol. I, Robert Laffont, Bouquins, 1993, p. 1205). Dans le taoïsme, davantage que le sage, le papillon est proche du Tao dont nul ne sait ce qu'il est, d'où il vient et où il mène : « Jadis, Tchouang Tcheou rêva qu'il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu'il était Tcheou lui-même. Brusquement il s'éveilla et s'aperçut avec étonnement qu'il était Tcheou. Il ne sut plus si c'était Tcheou rêvant qu'il était un papillon, ou un papillon rêvant qu'il était Tcheou » (Tchouang-tseu, Œuvres complètes, II, Philosophes taoïstes, La Pléiade, Editions Gallimard, 1980, p. 104).
Fais en sorte que ce soit ton dernier rêve, ton dernier tour de propriétaire, ton dernier désir… ta dernière remarque. Demain sortira d'un cocon. Peut-être.
La paresse réclame l'art de marier les heures creuses et les lectures décousues, les randonnées et les pauses, les repas et les siestes, les conversations et les prières, la compagnie et la solitude. Elle réclame de se lever tôt pour prendre le soleil de court. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de se donner une vocation artistique pour avoir bonne conscience. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de s'adonner à la pétanque. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de collectionner des timbres ou des vignettes. Mais ce n'est pas nécessaire. Elle réclame de se mettre à la pêche à la ligne ou à la chasse aux papillons. Mais ce n'est pas nécessaire.
La paresse est accablante pour quiconque la préconise ou la pratique. Souvent, elle est l’excuse que se donnent le talent ou son illusion pour survivre à l’échec. Pourtant, dans la mesure où l'on sait la cultiver, la paresse est une modalité du bonheur. Les plus malheureux des hommes sont encore ceux qui en ont perdu toute prédisposition pour elle, grincent d'ennui sitôt qu'ils sont au repos et ne cessent de se lancer à la recherche d'une compagnie pour se dérober aux retrouvailles avec soi.
La passion se rencontre partout chez les humains. Toutes les passions. Dans une dose ou une autre. Toutes sont motrices et inhibitrices. Dans une mesure ou une autre. Les passions ne calculent peut-être pas, comme le voulait Aristote (Voir Aristote, Politique, V, 1312b25), elles n’en machinent pas moins, contre soi autant qu’autrui. Les passions sont le moteur de l’homme, les mauvaises – la haine, la colère, la vengeance – davantage que les positives – l’amour, l’amitié, la générosité. Elles seraient du reste toutes mauvaises, à l’exception des passions naturelles. L’homme ne montrerait de disposition désintéressée qu’en assumant, sans détours et sans marchandages, la nature en soi. C'est ce que pressentait Rousseau.
La passion tourne volontiers au tourbillon qui risque de nous précipiter dans les abîmes alors même qu'on s'imagine s'élever aux hauteurs. On ne cède pas à la passion sans perdre la tête et sans perdre pied. Or sans passion, on se contenterait du mugissement de vanité du vent et de l'éclat de rire de la vague. Les passions sont l'encre où l'on trempe sa plume, son pinceau, son couteau. Ce sont encore les plus inspirées des encres, les mieux dosées pour restituer une réalité où se loge ou manque de se loger l'art. C’est dans l’excès de passion que pointent l’inspiration et la création, celles du monde non moins que celle du poème. L’illumination que guette la démence aussi. Je ne sais quelle passion inspire quoi ; je sais seulement que sitôt qu'elle s’éteint, la création s’amenuise.
L’âme est un creuset alchimique de passions qui se nourrissent d'elles-mêmes et ne cessent de transmuer. Plus on les assouvit et plus elles en réclament et surenchérissent les unes sur les autres. Nous sommes les somnambules de nos passions, nous ne savons pas même qu’elles nous gouvernent. Elles résistent aux incantations, aux exorcismes et même… aux années. Sitôt excitées, elles entrent en purulence. C'est leur tournoiement qui imprime son tournis à l'âme et c'est ce tournis qui l'oriente dans un sens ou l'autre. Le maître soufi Rûmi disait : « C'est cette jalousie aussi qui fait tourbillonner la poussière au gré du vent[1]. » L'homme est d’autant plus caricatural qu’il n’est pas conscient de leur action sur lui, d’autant plus vaniteux qu’il en alimente toutes sortes de vocations, d’autant plus risible qu’il se les voile, d’autant plus pathétique qu’il se pose en victime de celles des autres.
Les passions n'écoutent qu'elles-mêmes et ne cessent de calculer pour parvenir à leurs fins. Leur emprise sur les hommes pervertit jusqu’aux processus de rationalisation consciente et inconsciente concernant des questions pratiques, en l’occurrence morales, n’autorisant que des relations politiques empreintes de plus de rouerie que d’intelligence. Les « raisonnements » de la passion sont d’autant plus pernicieux qu’ils assimilent volontiers les contradictions, les écueils et les dogmes, tournant immanquablement à la ratiocination qui résiste aux démentis, reconstruisant la réalité plutôt que de s’avouer vaincue par elle. Il n’est de rationalisation saine, dit-on, que de la passion éclairée par l’intelligence ( ?), sans que la première ne cherche à discréditer la seconde, la seconde à neutraliser la première. Mais je ne sais s’il est un intellect ni ce qu’il peut être et l’intellectualisme moral recouvre un de ces débats dans lesquels la pensée ne cesse de s’empêtrer. Le dosage des passions n’est pas tant intellectuel – on ne trouve pas passions plus impérieuses que chez les intellectuels patentés – que passionnel, politique et rhétorique. Sinon les passions sont contenues par la crainte du châtiment, par les dogmes qui seraient autant de nœuds passionnels et par des rites qui ne seraient qu’autant de contraintes passionnelles. Seule la religion, parce qu’elle est super-passionnelle, réussit encore à aiguiller les passions charnelles-intellectuelles et à les contrôler quand elle ne les brime pas au prix d’excitations de masse encore plus véhémentes et dangereuses que les passions individuelles. La passion peut tourner à la démence et se révéler un marécage duquel on ne sort que contraint et forcé par la douleur ou la violence.
On n’a jamais fini de dissiper les pouvoirs qu’exercent les passions, qu’elles soient sensuelles ou religieuses. On ne se laisse autant bercer et berner par elles que parce qu'on n’est ni de nature ni par éducation des êtres « logiques ». On accède bien à la logique pour mener des recherches, on n'inscrit pas pour autant notre vie sous son régime. Les passions nous en empêchent, et la plus impérieuse est encore celle qui nous porte au merveilleux et à l'irrationnel. Le sens même se niche dans le récit concocté dans la peur et dans l’espoir. La meilleure manière de surmonter l’une et de s’accrocher à l’autre est encore de se mobiliser au service d’une cause transcendant la vie et la mort. Le courage est dans cette galvanisation qui porte la peur au seuil du destin où elle risque de succomber au vertige. L’art de vivre réclame peut-être de maîtriser ses passions, les moduler, les voiler, les transmuer, pour le meilleur et pour le pire, mais sur ce point on aurait plus de flagorneurs que de héros. Les passions font de l’homme soit un abcès sanguinolent, soit un abcès cicatrisé. Dans le premier cas, il est harassé et harassant ; dans le second, il est couturé et caricatural.
[1] M. D. Od-Dîn Rûmî, Odes mystiques, Points, Sagesse, 1973, 997, p. 388.
Il portait une étrange pelure sur la tête. On ne savait si elle était en plastique ou en cire ; si c'était une calotte ou une perruque. On ne savait surtout ce qu'elle cachait. Personne ne se risquait à lui poser la question. On inclinait à croire qu'elle lui tenait lieu de perruque. Pourtant ce n'en était pas une. Car il aurait pu commander une véritable perruque, sur mesure, tressée de cheveux se mariant naturellement avec les cheveux de ses pattes. On en fabriquait de très belles, on les posait délicatement. Nul ne les remarquait, nul ne s'en émouvait. En outre, depuis qu'on s'était mis à greffer des cheveux, on ne s'encombrait plus de perruques. En hiver, elles volaient avec le vent ; en été, elles portaient chaud. Ce n'était sûrement pas une question d'argent, il n'en manquait pas. Il n'avait ni parents ni héritiers ; il n'avait que des économies. On ne lui connaissait pas de liaisons et dans cette ville sodomique où les prostitués venaient du monde entier, entretenir un homme ou une femme ne l'aurait pas ruiné. On ne savait si c'était par coquetterie et si ce l'était ce qu'elle trahissait.
Cette pelure voulait sûrement dire quelque chose. Elle détonnait tant qu'on en restait interdit. Elle dissuadait toute enquête sur son caractère, ses mœurs, ses désirs. Elle était si grotesque qu'on ne se risquait pas à l'interroger sur sa vie ou son personnage. On se séparait de lui en se posant toutes sortes de questions sur sa... pelure. La gardait-il quand il était seul chez lui ? S'en séparait-il pour se laver ou pour dormir ? Comment la ressentait-il ? Quelle place occupait-elle dans sa vie ? Quel rôle lui attribuait-il dans ses relations avec les autres ? Se doutait-il qu'elle ruinait chez ses interlocuteurs les questions les plus métaphysiques sur l'homme pour les rabattre sur de plates questions de coquetterie ? Quel message cherchait-il à communiquer ? Quelle importance lui conférait-il ? Se décidera-t-il un jour à s'en débarrasser ? Dans quelles circonstances et à quelles conditions ? Demandera-t-il à être enterré avec sa pelure ?
C'était peut-être plus qu'une perruque. C'était toute une armure ; c'était une couronne. C'était une nouvelle mode qui ne se décidait pas à se propager. La bannière d'une philosophie qui ne prenait pas dans les esprits. Le titre d'un récit qui attendait sa rédaction. C'était sa marque et son héritage. Il la laisserait au musée des bizarreries humaines avec le manteau de Pirandello et le nez de Gogol...
On ne peut penser pareillement face la Méditerranée que face à la mer de Chine ou à l’océan Pacifique. Ni du reste dans une ville méditerranéenne comme dans une ville continentale, que ce soit Paris, Londres ou Prague. Ni dans une oasis du désert comme dans une hutte de la Forêt noire. L’éternité est de remous de vagues et l’on envisage plus sereinement de retourner à la mer qu’à la terre. D’un côté, une pensée méditerranéenne, héritière de la pensée grecque ; de l’autre, une pensée continentale, plus latine que grecque. Le penseur méditerranéen se double volontiers d’un poète, malgré son scandaleux bannissement par Platon, le penseur continental d’un prédicateur. Le premier pense de tous ses sens et peut-être dans tous les sens, le second de toutes ses neurones et il s’engoue pour une réduction ou l’autre. L’un se porte vers la lumière, hors de toute caverne, poursuivant la beauté ; l’autre se porte vers l’ombre, dans la caverne de la bibliothèque ou la lumière technique du laboratoire, poursuivant la vérité. Le premier est comblé ; le second déçu. D’un côté, des pensées claires et convaincantes, qui se passent de commentaires ; de l’autre, des pensées obscures, qui réclament l’interprétation.
La philosophie serait l'expression de l'étonnement, de l'embarras, de l'engouement et/ou de l'emballement de l'homme dans sa quête de sens. Elle se présente comme la tentative constante d'accompagner les mues du savoir passant du mythe à la science. Elle persiste à chercher la pierre philosophale que seule la science est en mesure de découvrir. Les grands philosophes étaient alchimistes dans l’âme, les grands hommes de science ont commencé par l’être. Un philosophe dénué de tout bouillonnement alchimique se borne, dans le meilleur des cas, à se poser en commentateur. Sitôt que la philosophie répond à ses questions, parvient à des solutions, les étaie, les convertit en instructions et en applications pratiques, elle s'illustre dans la science où elle trouve son couronnement et son dépassement.
Dilthey, parmi les derniers philosophes classiques, persiste à assigner à la philosophie la tâche de fonder, légitimer et coordonner les sciences. Elle remplirait le rôle une haute instance de la pensée, chargée de l'interminable instruction du savoir. Désormais, toute activité philosophique qui n'attesterait pas une maîtrise préalable et nécessaire de la philosophie des sciences s'illustrerait soit dans la scolastique soit dans la littérature fantastique d'un genre ou d'un autre, y compris la métaphysique. Elle se traînerait, fantomatique (sur le continent) ou famélique (outre-continent), derrière la science, commentant ses découvertes et émettant ses critiques, se tissant des chutes de ses questions et des résidus de ses réponses, comblant ses carences.
Quand la philosophie se voue – désormais ? également ? en parallèle ? exclusivement ? – à la quête de sens sans considération pour les acquis des sciences et pour sa vocation scientifique, elle s'illustre soit dans la poésie (artistique, littéraire…), soit dans la religion, qu'elle soit naturelle ou institutionnelle, présume d'un seul dieu ou d'une pluralité de dieux, se consacre à animer la présence ou l'absence.
La philosophie serait comme l'écume sur l'intelligence de l'homme, qu'il poursuive la science ou s'en détourne, piste le sens ou en désespère.
La pensée se tourne volontiers vers des textes et se dépose dans des textes, les traités philosophiques autant que les manuels religieux et les essais littéraires. Il n'est jusqu'au caractère (de la personne) qui ne se documente dans et à l'interprétation des textes sacrés ou classiques, canonisés par une vocation, une tradition, une passion. Ce recours aux textes – leur invocation, leur mention, leur citation – serait plus attachant et pathétique que convaincant pour une humanité en désarroi, en quête de sésames destinés à décacheter le sens et qui ne réussiraient qu'à convaincre de l'incrédulité congénitale de homme, malgré ses prêches religieux, ses découvertes scientifiques, ses rengorgements intellectuels et ses oraisons poétiques. Le gris, pour paraphraser Nietzsche, domine la pensée. Le cerveau est gris, la méditation est grise, l’écriture est grise. Je ne connais pas de philosophie multicolore. Même le surréalisme n’était que bariolé. Peut-être parce que l’esprit, même quand il se montre conciliant avec les sens, est incolore.
La philosophie, pour ne mentionner qu’elle, part de textes et se dépose dans des textes. Quiconque prétend concocter sa pensée sans recourir aux matériaux de ses prédécesseurs, les ruminant et les déglutissant, est plus puéril que malhonnête. Or plutôt que de dissiper les mystères, elle les cultive de commentaires qui déploient à la longue des scolastiques, consignées précieusement dans des livres plus abscons que clairs. Leurs longues et harassantes phrases, transmises de génération en génération en une saga de l’incongruité, de l’incompréhension et de… la superbe intellectuelle, ne s’étiolent que sous les assauts de la science. Les textes doivent être lus à petites doses pour leur trouver ou leur donner sens. La philosophie se présente souvent comme le balbutiement d’esprits encombrés, plus phraseux que lucides, qui ne se décident pas à entrer dans un laboratoire de recherches.
C’est peut-être pour cela que la tendance est de célébrer béatement les textes ou de les déchirer (les déconstruire). On passe plus de temps à démanteler les constructions philosophiques qu’à les monter. Pourtant, sans construction, on reste en deçà des attentes, de soi autant que des autres. Dans toutes les constructions philosophiques, derrière tout montage de citations et de commentaires, dans les replis de toute méthode subsiste un rien amateur où se loge souvent le meilleur du génie de l’auteur. Désormais, face aux monceaux des textes, la pensée est condamnée à l’errance, butinant d'une bibliothèque à l'autre, portée par des désirs contradictoires, ne s’arrachant à une passion que pour succomber à une autre. Elle ne peut décemment prétendre à une vérité positive que dans le chantier de la science ou à une vérité existentialiste que dans celui de la vie.
On s'attache plus volontiers à des textes et à des notions qui souvent ne recouvrent presque rien qu'à des textes clairs et lisibles et à des notions communes. Les textes les plus obscurs et abscons – philosophiques autant que religieux – seraient les plus envoûtants, requérant notre interprétation sinon notre adhésion davantage que notre compréhension. Les controverses, les débats et les commentaires leur donnent l'envergure de textes sacrés ou classiques. La mésinterprétation est souvent le sillon où germera une nouvelle excroissance doctrinale qui se révélera d'autant plus fertile que la mésinterprétation est inconsciente. L’ésotérisme trouve son épanouissement dans une surenchère herméneutique sur le mystère et le degré d’initiation requis pour le percer.
L'illumination se logeant dans les anfractuosités de la révélation se comble volontiers de dévotion ; le génie se logeant dans les lacunes de l'intelligence se vernit de vénération. Pourtant, leurs productions sont souvent déroutantes, leurs histoires sidérantes et leurs observations accablantes. Des versets, des litanies, des incantations, des légendes, des mythes ; des sacrements, des cérémonies, des rites aussi. Montaigne, Descartes, Nietzsche, Bergson ne sont plus intéressants que parce que plus lisibles et pertinents. Des milliers de traités disparaîtront que les Pensées de Pascal continueront de nous accompagner.
Pourquoi la philosophie semble-t-elle donner des signes de sénilité ? – Parce qu’elle radote en vain, n’engage plus sans exercer des charmes somme toute sectaires sur les partisans de l’une ou l’autre des sommités, que ce soit Spinoza ou Hegel, Freud ou Lévinas ? – Parce qu’elle est de bric et de broc et propose, dans le meilleur des cas, un délassement intellectuel proposant, par-ci, par-là, des illuminations intéressantes et des bribes de sens ? – Parce que désespérant de toute doctrine du salut, elle bascule volontiers dans le prêche invoquant un Dieu paradoxal, un Dieu épouvantail, un Dieu de paille ou même un Dieu transcendant ? – Parce qu’elle rature davantage qu’elle n’énonce ou éclaircit ? – Parce qu’elle s’est discréditée dans le travail de déboulonnage des sommités du passé sous prétexte de remplir son rôle critique ? – Parce qu’elle recherche l’éclat plutôt que la pertinence ? – Parce que sa médiatisation l’accule à s’aligner sur le sens du poil des auditeurs et des spectateurs parmi lesquels se recrutent ses lecteurs ? – Parce qu’elle est tellement débordée par les sciences et leurs applications technologiques et qu’elle ne traite pas des questions qu’elles soulèvent, soit parce qu’elle ne sait pas comment les aborder, soit parce qu’elle ne se risque pas à en traiter ?
Souvent, la philosophie se présente comme une science occulte. Ses textes constituent un univers hermétique où l’on doit s’insinuer pour saisir des lueurs entre les interstices de ses profondeurs. Elle embrouille tant les choses qu’on perd le sens de la réalité. Elle embrume tant l’esprit qu’elle fait passer des lubies pour des lanternes. Elle séduit tant l’intellect qu’il se croit investi de tous les pouvoirs. Elle envoûte tant ses partisans qu’ils se sentent auréolés de sagesse. Elle n’est pas moins pernicieuse et nocive que tout autre science occulte, internant volontiers ses maîtres et leurs disciples dans des doctrines étranges. On en est à se poser des questions qui horripileraient les casuistes de la philosophie : pourquoi l’abscons et l’obscur sont-ils marques de gravité philosophique ? Pourquoi les auteurs les plus confus sont-ils considérés comme les plus sérieux ? Pourquoi la clarté et la lisibilité sont-elles signes de vulgarisation sinon de platitude ? Pourquoi la confusion exerce-t-elle autant d’envoûtement sur les esprits sains ? De deux choses l’une : soit la compréhension des textes philosophiques passe par leur explicitation-traduction au sens commun, soit elle persiste à les commenter en termes philosophiques, renchérissant sur leurs énoncés, les pastichant ou les ensevelissant sous des commentaires encore plus recherchés. Finalement, la philosophie ne présente qu’un seul avantage sur les autres sciences occultes, d’Orient et d’Occident, et c’est qu’il lui arrive de s’arracher au ressassement de soi, de briser les charmes occultes et de s’illustrer comme poursuite de la science : la philosophie serait si dissolue que seule la science peut encore la réduire au silence. Sinon le philosophe reste prisonnier de son territoire philosophique et de ses limites linguistiques comme, pour citer Wittgenstein, « just as a man can spend his life travelling around the same little country and think there is nothing outside it ».
Le lecteur philosophe doit renoncer à voir éclore une nouvelle philosophie qui ne serait pas celle de la science, éclaircissant ses postulats, ses thèses, ses percées et ses incidences éthiques, sociales, politiques, thérapeutiques, voire religieuses. Autrement la philosophie risque bien de titrer une noble et irritante sénilité qui rechignerait à reconnaître les doses de dogmatisme qui se glissent dans ses considérations.
Dans la civilisation occidentale, le philosophe en est venu à camper le commentateur par excellence. Sans lire ses écrits, on resterait inculte ; sans acquérir son sens critique, on ne saisirait pas les phénomènes ; sans sa parole, on resterait sans voix. On se tourne volontiers vers lui pour le prendre à témoin, lui soumettre nos questions, recueillir son opinion. Il a tout étudié ou parcouru, il a tant aiguisé sa vision et sa raison qu’il est habilité à se prononcer sur toute chose. Un débat duquel le philosophe est absent, que ce soit un débat télévisé ou académique, participe du ronronnement généralisé qui caractérise l’humanité malgré ses brusques accès guerriers ou ses irritantes régressions intégristes. Le philosophe ne dit peut-être pas grand-chose, ce qu’il dit n’en résonne pas moins longuement à nos oreilles et n’en couve pas moins sous notre ennui. Je parle des vrais philosophes, plutôt rares, et non des chercheurs en philosophie.
Or l’histoire de la philosophie se révèle de plus en plus comme celle des malentendus et des procès auxquels ils ont donné lieu, émaillée de plus de maladresses de pensée ou de langage, de leurs contorsions, de leurs nuisances mystiques que d’intuitions pertinentes ou de découvertes sollicitant la recherche scientifique. De nos jours, son plus grand écueil réside dans sa malencontreuse manie de continuer, malgré ses déboires, à chercher la pierre philosophale dont, contrairement à ses railleries sur l’alchimie, elle n’aurait jamais renoncé. Désormais, elle bégaie – pour sa plus grande gloire – et quand elle ne bégaie pas, elle radote – comme si elle n’était plus qu’« une discipline morte ». Elle ne se doute pas même qu'elle se répète, atteinte, elle aussi, elle surtout, de dégénérescence. Seuls les jeunes philosophes brilleraient vraiment. Pourtant, les plus vieux, encore lucides, lorsqu’ils ils exorcisés de leurs démons, que ce soit l’être, le néant, l’autre, la volonté, le désir, voient à quel point leur audace et leur insolence masquent des carences dans leur érudition. Leurs ouvrages se révélant autant de compilations incomplètes où ils butinent çà et là pour donner un miel plus rance qu'original.
On doit se résoudre à reconnaître que les temps sont révolus où la philosophie s'incarnait dans des personnalités philosophiques « pour qui la vérité est le spectacle dont ils sont amateurs » (Platon, République V, 475e). Personne ne dramatisera plus la pensée au point de la porter aux nues ; personne ne se ridiculisera à se poser en grand philosophe et d'assimiler sa dérisoire variation de pensée à une légende ou à un mythe, pour ne point parler d'une « philosophie ». La dramaturgie rhétorique des grandes œuvres du XXe siècle n'a peut-être été qu'une contenance que se donnait le dernier réduit de la naïveté intellectuelle largement débordée par les sciences et entamée par le nihilisme ontologique ou le puérilisme religieux. Désormais, la philosophie se voue à l'on ne sait trop quelle recherche sur elle-même, plus redondante qu’intéressante, ou sur les sciences, qu’elle parasite davantage qu’elle n’éclaircit. On assiste, comme le souligne Habermas, à une dépersonnalisation de la philosophie, voire à son piétinement dans les bibliothèques. La philosophie aurait perdu ses pathos – de l'absolu, de la vérité, de la totalité, de l'existence, etc. – sur la sanglante scène d'une Histoire qui se prenait trop au sérieux. Il ne lui reste plus qu’à se rengorger de son prestigieux passé dans des textes qui sur-textent ses classiques ou à se prononcer à son tour sur les… prévisions et prédictions météorologiques.
On en est à se demander pourquoi on attendrait du philosophe d’être plus honnête que le commun des mortels, de montrer plus de distinction morale ? La philosophie n’est-elle pas l’art par excellence de la vanité et la vanité n’est-elle pas la marque du philosophe – même quand il déclare avec Socrate qu’il est d’une docte ignorance ? L’intelligence ( ?) ne recouvre-t-elle pas des doses non négligeables de perversité et celle-ci ne se révèle-t-elle pas, malgré les manifestations de vertu et de dévouement non moins courantes sous le régime animal qu’humain, le trait dominant de l’homme ? On ne peut blanchir le philosophe sinon la philosophie de toute intention perverse. Celle-ci percerait derrière l’accommodement livresque, l’éloquence charismatique, la phraséologie creuse, la scolastique dans lesquelles l’homme dresse sa couche mortuaire. Les thèses philosophiques ne sont, il est vrai, qu'autant de perspectives sur la question du sens de la vie ou, plus sûrement et vitalement, de la lutte pour la survie, restituant par leur variété la complexité d’une question qui ne se prêterait en aucun cas à des solutions claires et définitives. Pour ne prétendre qu'à des tâtonnements de pensée, l’esprit ne saurait légitimer pour autant les thèses les plus contradictoires. Ce snobisme recouvre plus de la mièvrerie philosophique que de pertinence scientifique : deux thèses contradictoires peuvent certes être toutes deux sans fondements, elles ne sauraient, ni en ce monde ni en tout autre, y compris le monde microscopique, être vraies ensemble – et ce n’est pas parce que l’homme est une créature paradoxale (perverse ?) que la vérité l’est…
La poésie n’est pas compensatoire comme le clame Mallarmé. Elle ne vient pas combler des lacunes dans le langage courant. C'est plutôt une célébration, une diversion, une dissolution. Le poète trouble le langage et ses troubles charment ou non le lecteur auditeur. L’originalité de la poésie n'est pas tant dans son intransitivité que dans sa solennité, dans sa vocation liturgique même quand elle invective Dieu et célèbre le Diable. La poésie n'est pas à la prose, pour reprendre Valéry, ce que la danse est à la marche. La danse ne conduit nulle part, elle piétine sur place, tandis que la poésie entraîne les sens, leur délivre un sens plus essentiel et un cachet plus esthétique.
La poésie ne convainc pas ; elle séduit et berce. Elle reste magique de bout en bout. Les vers brillent, tintent, embaument ou se révèlent au contraire incolores, grincent, dégagent des relents d'ennui. On ne peut être poète sans prêter des couleurs, des sons, des odeurs, voire des saveurs aux mots. Sans les desceller et les sceller, les allumer et les éteindre, les faire chanter et danser. Sans les percer pour leur arracher de vieux souvenirs et de nouveaux sens. Sans les vêtir et les travestir, les maquiller et les démaquiller, les sacrer et les désacraliser. Sans les marier les uns avec les autres.
La poésie porte la présence à son apothéose ou la pousse à l'abîme. Elle procède par condensations. De la passion inspirée ; de l'invite silencieuse ; de la prière se diluant dans le silence. On n’écrit pas sur du papier, mais sur des sensations et des sentiments.
Plus qu'un autre, le poète sait que les livres ne sont que de la pâte pétrie de passions moulues d'encre. Il donne à sa vie l’allure d’un chantier où tout est matériau à ruminer. Les sensations, les sentiments, les rires, les drames, les larmes, les désirs. Les rencontres, leurs correspondances et leurs dissonances. Il ne laisse rien passer. Les aubes lumineuses et les aubes blêmes ; les soirs sereins et les soirs sinistrés. Les lectures gracieuses et les lectures ardues. Les visites guidées et les visites risquées. La vie étant son œuvre la plus intime et la plus précieuse, le poète fait tout ce qui est à sa portée pour la mériter, ne serait-ce que comme spectateur sinon comme acteur, voire créateur.
L'homme de religion dit : « Je ne peux renoncer au fantasme d'un Dieu vivant et rédempteur et continuer de vivre. » Le philosophe entendu comme sensophe (pistant le sens) dit : « Je ne peux renoncer à poursuivre le fantasme du sens dans tout ce non-sens sans succomber à la lâcheté de vivre dans le non-sens. » Le poète dit : « Je ne peux me détourner des insinuations de mes sens sans tomber dans l'aridité de vivre. »
Le meilleur de la poésie est volontiers un babil du génie humain se tressant de puérilité que de dessillement et parce qu'elle est l'art de se bercer de mots, le poète doit croire en eux.
Le principal acquis de la psychanalyse est dans sa restitution des articulations entre le désir et la culture, de même qu'entre le désir et la politique. Son interprétation de l’humanité en chacun se présente comme une sémantique, plutôt ardue et aléatoire, du désir condamné à la clandestinité et rabattu dans ce qu'il convient avec Freud de nommer l’inconscient. Ce faisant, elle remet en question la prérogative que s'est arrogée la conscience de statuer sur le sens et sur la vérité puisque l’inconscient, se proposant en coulisses de la conscience, ruinerait cette prétention. La psychanalyse procède à une critique, voire une déconstruction, du cogito qui préside à toute phénoménologie et, par conséquent, à toute pensée autonome. Je ne 'suis' pas tel que je crois l'être, encore moins tel que je le pense pour ne point parler de celui que je prétends être.
Le cogito ne sort pas indemne de la critique psychanalytique – il ne s’en remet pas. Seul un « je suis » pris dans toute sa profondeur (toute son inconscience ?) éclairerait son « je pense ». Or souvent la pensée – ses contenus explicites – n’engagent que très partiellement, sinon rhétoriquement, le « je suis » dans toutes ses profondeurs et ses latitudes : « Ce qui résulte de cette aventure », remarque Ricœur, « c’est un cogito blessé, un cogito qui se pose mais ne se possède pas. [...] Le cogito est à la fois la certitude indubitable que je suis et une question ouverte à ce que je suis » (P. Ricœur, Le conflit des interprétations, Editions du Seuil, 1969, p. 239-40). Le cogito est miné, travaillé, ruiné par le mensonge (du désir) qui condamne tout énoncé à l’auto-illusion et par conséquent à l’illusion. En d'autres termes, la conscience ne donne pas tant la vérité que le mensonge travesti en vérité ou, si l'on préfère, une vérité partielle, voire relative (du moins sur soi) : « L’interprétation psychanalytique », déclare Habermas, « s’occupe de connexions de symboles dans lesquelles un sujet se fait illusion sur lui-même » (J. Habermas, Connaissance et Intérêt, Tel Gallimard, 1976, p. 251). La psychanalyse ne tient rien pour clair et précis et étend son soupçon à l’ensemble des phénomènes humains, derrière lesquels se cacheraient le désir, ses travestissements et ses sublimations : le sens, qu’il soit religieux, artistique ou onirique, serait un avatar du désir entravé par toutes sortes de censures, de tabous, d'inhibitions.
Pourtant, la découverte cardinale de la psychanalyse, en l'occurrence l’inconscient, ne sert pas à grand-chose. On ne plonge pas vraiment dedans, on ne l’exhume pas vraiment et on ne négocie pas vraiment avec lui. Il ne serait à la limite qu’une mansarde où l'on remiserait ce qui échappe à la conscience, la poubelle de la conscience contrainte, quoi qu’on fasse, à l’amnésie, que soit sous la pression de tabous, d’intérêts ou de vocations. Des commentateurs en ont même fait une 'création' de la psychanalyse, un lieu dans sa topologie de la connaissance – une surenchère sur le subconscient qui, lui, s’atteste dans tout ce que la psychanalyse attribue à la conscience. Ricœur le dit à sa manière subtile et honnête : « L’inconscient est un objet, en ce sens qu’il est « constitué » par l’ensemble des démarches herméneutiques qui le déchiffrent ; il n’est pas absolument, mais relativement à l’herméneutique comme méthode et comme dialogue » (P. Ricoeur, Le Conflit des Interprétations, p. 108). Ce serait même la société psychanalytique, pour mentionner ses détracteurs, qui constitue l'inconscient pour mieux permettre au thérapeute d’exercer sa conscience, s’immiscer dans celle de son patient et en dégager des gisements que ce dernier ne soupçonnerait pas.
L'existence de l'inconscient est une question ouverte que la philosophie ne peut que soumettre à la recherche sur le cerveau…
Chacun déambule dans un récit, étroit ou vaste, obscur ou lumineux, rectiligne ou tortueux. Les sens liés ou déliés, le regard en l’air, scrutant le ciel, ou baissés vers le bas, embourbé dans la terre. Chacun habite un récit, merveilleux ou miteux, dont il est le héros, heureux ou malheureux. Ce récit personnel participe souvent de l'un des récits cosmogoniques – religieux/nationaux/culturels – que l'on trouve dans les riches archives de l'humanité. Quelquefois il est calqué sur un patron – comme dans le cas des mouvances intégristes dans les religions ; quelquefois il est en dissonance avec lui – comme parmi les fidèles les plus dessillés dans les religions. Dans tous les cas, chacun bricole son récit, pièce par pièce, à partir de débris, de vestiges, de bribes, de déchets et de gravats poétiques qu'il glane dans ces récits cosmogoniques. Soit la construction est réussie, portée par une vision, précipitée par et dans une illumination ; soit elle est laborieuse et réclame un lent travail de sécrétion. L’homme est un être biographique qui a besoin d'habiter un récit pour le ruminer et anticiper le lendemain.
Chacun coule les matériaux qu'il retient dans un moule intérieur présentant une unité narrative, somme toute conséquente et cohérente, quoiqu'éraillée, qui donne à son héros un sens – ou l'en prive, un rôle – ou l'en dépouille, une place – ou l'en exclut, une stature – ou l'en renie, une mission – ou l'en démet, tant publics que privés. Une rigidité et une souplesse aussi, un sens et un contre-sens, des prédispositions et inhibitions, des disponibilités et indisponibilités. On n'arrête pas la narration de son récit personnel ; on ne peut même la ralentir ou l'accélérer. On est, à chaque instant, le récit qu'on a été jusque-là et, vaguement, le pointillé de celui qu'on aurait aimé poursuivre. Autrement, on ne sait rien sur ce qu'on est ni pourquoi l'on est. On ne sait pas qui est l'auteur suprême (s'il en est un), quel est son mandat, quelles sont ses compétences et quels sont ses modes d'intervention. On ne sait rien de lui, ni où le chercher ni où le trouver, et l’on se trouve dans l'impuissance la plus totale de le joindre sinon par la prière et l'un ou l'autre des exercices extatiques décrits dans les manuels mystiques. C’est du reste parce que l’homme vit sa vie sur le mode d'un récit qu’il a des attentes eschatologiques et c’est parce qu’il sait son récit condamné à un dénouement mortel qu’il ne cesse de s’en distraire pour poursuivre toutes sortes de dénouements surnaturels.
On ne poursuit pas son récit sans écarter ou surmonter le désespoir qui pointe derrière l'irréductible non-sens de notre présence au monde. On ne cesse de le ravauder, rapiécer, restaurer. Le récit personnel est la toile que tisse l'homme pour se saisir et se dessaisir du sens. Les plus prétentieux récurent interminablement leur récit pour lui donner une envergure philosophique ou poétique. De ci, le récit se voudrait général et paradigmatique ; de là, intimiste et paradigmatique.
De l'extérieur, le récit personnel serait plus embrouillé que linéaire et ressemblerait à un cocon dont nous passerions notre temps à perdre le fil, à le chercher, à le retrouver et à le perdre de nouveau. C'est à partir de ce cocon que l'œuvre prend son envol. S’attacher au papillon, sans considération pour le cocon, condamne la critique structuraliste à l'inanité.
C'est également ce cocon qui à la longue prend les rides et les plis d'un suaire…