CARNET DE MIGRATION : LES PLANCHES DE L’ESTUAIRE

28 Aug 2019 CARNET DE MIGRATION : LES PLANCHES DE L’ESTUAIRE
Posted by Author Ami Bouganim

Dans les années soixante, Casablanca était coloniale de bout en bout. Dans ses cordes et ses planches ; ses boulevards et ses avenues ; ses bâtisses et ses monuments. Les Français n’étaient pas encore partis, ils n’étaient pas près de quitter. On avait juste nationalisé leurs écoles et déplacé la statue équestre du Maréchal qui trônait sur la belle place qui déroulait un parterre de fleurs aux marches de la mairie. Casablanca était l’œuvre coloniale la plus magistrale de la France au Maroc. En un demi-siècle, elle avait créé un parc architectural qui alliait les lignes les plus modernes aux contours traditionnels. C’était de mansarde et de palais, de poutres et de colonnades, de balcons et de meurtrières. La ville déclinait les seuils, entre l'Orient et l'Occident, entre l'Arabie, la Berbérie et la France, entre les salles du lucre où les musiques du monde entier se doublaient de lancinants blues et les salons mondains où l’on battait ses cartes. Les quartiers populaires se prolongeaient en bidonvilles ; les quartiers bourgeois en résidences. De-ci, des casbahs secrètes et des mellahs surpeuplés ; de-là, des immeubles guindés et des villas dérobées. D'un côté, le négligé des postures, des allures et des mises ; de l'autre, une élégance inénarrable comme si Casablanca était une citée pour migrants et qu’il n’était pour eux statut plus insigne que celui de parvenus. C'était disparate et envoûtant, moderne et dissonant, un vaste marché où l’on trouvait de tout, un dépotoir pour migrants de l’intérieur, une cour des miracles, des merveilles, des punaises et des puces. Le colonialisme recouvrait une geste politique où la générosité dégénérait en exploitation. Dans ce croisement entre les civilisations, le désenchantement était désormais lancinant, celui de devoir partir, celui de devoir se replier sur ses démons. Dans les parcs, les retraités du Protectorat jouaient à la pétanque.

Les palmiers mettaient une auréole de désert à cette lascivité portuaire que rien dans son arabisation ne semblait pouvoir arracher au rêve colonial que le Maréchal avait caressé pour le Maroc. Les noms des rues restaient français, de même que les enseignes, qui continuaient de faire la réclame pour la France, les magazines qui persistaient à raconter la chronique plus cinématographique que politique de la métropole. Dans les théâtres et les salles de cinéma, les personnages parlaient français ; dans les écoles, on enseignait en français ; dans les clubs, on prenait un malin plaisir à briller en français. La ville mêlait les pâtisseries, les herbes, les alcools, les nostalgies, les livres. Les femmes étaient grandes, pulpeuses, altières, s’insinuant en l’adolescent, dans le sillage de doucereuses couleurs et senteurs. La gaieté se déclinait de mille et une manières. La misère aussi. Le destin n'en promettait pas moins de rebondir. Les Juifs étaient les mieux et les pires lotis, des quartiers résidentiels aux quartiers populaires, à la fois autochtones et étrangers. Ils étaient de ces lieux sans l'être pour l'éternité. Des pupilles de la France, des exilés au Maroc, en partance pour nul ne savait quel nouvel exil ou quelle terre promise, au terme d’un périple bimillénaire, durement traumatisés par ce qui s’était produit là-bas, sur un continent mensonger et meurtrier où l’amour s’était révélé de la haine et où le rêve avait tourné au cauchemar pour des millions de leurs coreligionnaires de l’Est et de l’Ouest. Les Lumières s’étaient voilées d’une horreur imprescriptible et c’est la mémoire irrémédiablement cendrée par les cendres recueillis dans les livres, encore rares à l’époque, que son âme contracta son propre tatouage.

Casablanca versait volontiers dans la grandiloquence, comme toutes les cités-tournantes qui aiguillent les migrants et brassent les modes. On se moquait de tout. De la France et du Maroc. De l’Alliance, de ses directeurs et de ses maîtres. De Racine et de Corneille. De la chèvre de Monsieur Seguin et des pots au lait de Pierrette. Les Meknassis se moquaient des Marrakchis, les Souiris des Gadiris. On ne ménageait vraiment que Molière et n’aimait vraiment que Brigitte Bardot. C’était dire à quel point Casablanca était propice au cabotinage et à la comédie. Bien sûr le cinéma. L’ARC avec ses deux films par séance, entrecoupés d’un entracte, faisait salle comble, le Verdun pratiquait la permanence vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ulysse et Hercule. Charlie Chaplin et Jerry Lewis. Jean Marais vêtu de cap et d’épée. Les westerns avec Frank Sinatra, John Wayne et Kirk Douglas. Ce cinéma d’aventure convenait à Casablanca et à sa gouaille. Le spectacle était dans la salle autant que sur l’écran. Le public retenait sa respiration, riait aux éclats, invectivait en chœur. Il sortait étourdi et rasséréné, conquis par le héros, amoureux de l’héroïne, la tête retentissant de tirs. Le lendemain, dans la cour de récréation, on se racontait les films qu’on avait vus pendant le week-end. Joselito, prodigieux fifre espagnol, arrachait ses larmes musicales à cette ville dont les héros étaient encore les petits cireurs et où les instituteurs vérifiaient à l’entrée des classes la propreté des mains et celle… des chaussures.

Le colonialisme avait créé un estuaire sur quatre ruelles qui rassemblaient de rares immeubles de deux ou trois étages, de délicates villas et de somptueux riads. Ces derniers débordaient de toutes sortes de branches. Des palmiers, des néfliers, des cerisiers, des grenadiers. Selon les saisons, l’estuaire embaumait l’oranger, le citronnier ou le laurier. La rue de l’Allier avait son baraquement de gitans et sa cour des gnaouas. Parallèle à elle, la rue de l’Oise son école pour aveugles. Parallèle à elles, la rue de la Nièvre son patio des Espagnols et des Portugais. Toutes trois étaient reliées par la rue de l’Eure qui abritait la Maison de la Cantatrice. Parallèlement à celle-ci s’étendait la rue Lusitania qui comptait une dizaine de synagogues dont celle où le Chantre aveugle donnait sa représentation hebdomadaire le samedi après-midi, entre délassement et consolation, les mains aux oreilles pour mieux vriller et faire vibrer son auditoire, des lunettes noires pour voiler sa cécité, une bouteille d’eau-de-vie à proximité de la main pour soutenir son inspiration et mener son public de la poétique du shabbat à la prose de l’ordinaire. C’était l’un des quartiers où l’on mêlait les prières et où les religions s’aimaient. Les musiques rivalisaient, les langues correspondaient. La liturgie était sensuelle et la sensualité liturgique. Les dissonances ne manquaient pas, elles se résorbaient dans les cérémonies de réconciliation et les séances d’exorcisme des gnaouas. Nul ne pensait alors que des vagues intégristes, de part et d’autre, briseraient les chœurs des prières.

Dans sa cour, la Cantatrice, qui avait charmé le Palais du temps de sa splendeur, rinçait de nouveau sa vaisselle en vue d'un prochain concert. Elle ne remplissait plus les salles, elle se contentait de concerts à domicile, pour les nostalgiques, de plus en plus vieux et rares. On racontait de grandes et belles légendes. Elle avait enchanté des monarques, elle avait séduit des princes. Elle chantait du chaâbi surtout. Le dimanche, les gens du voyage, sédentarisés par des siècles de roulotte, qui parlaient un vieux castillan raviné par l'alcool, la drogue et la misère, se mettaient sur leur trente et un, se saoulaient la gueule et s’armaient de leurs castagnettes pour imprimer les claquements de leurs mains et de leurs talons à l’ensemble du quartier. En revanche, des Français on ne savait rien sinon qu'ils vivaient derrière de hautes grilles se doublant de taillis d’hibiscus. On ne les voyait ni entrer ni sortir et s'ils avaient des enfants, ils étaient attelés à leurs instruments de musique, retenus à l’intérieur pour les protéger contre l’on ne savait quelles contaminations. Quand ils se rendaient à l’école, les domestiques berbères portaient leurs cartables pour leur éviter la scoliose qu’on attribuait au poids des livres.

Le Boulevard Rachidi ex-Gouraud qui bordait l’estuaire abritait un pensionnat pour jeunes filles, venues d'ailleurs, en partance pour ailleurs, une clinique privée, l’école des Beaux-Arts, les consulats des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et de Grèce. Une cathédrale blanche trônait sur le principal parc de la ville qui avait un parc des jeux et en son sein un minuscule théâtre pour enfants où l’on donnait les contes les plus populaires et dont les deux directeurs s'improvisaient tour à tour montreurs de marionnettes, prestidigitateurs et clowns. Un jour, il s’enhardit à proposer d'inclure « Le Médecin malgré lui » dans son répertoire. André le toisa, une moue amusée aux lèvres :

« ‘Le Médecin malgré lui’, c'est long. Le public ne tiendrait jamais. On ne donne que des contes de fées. »

Il raccourcirait la pièce, proposerait une adaptation pour enfants. La moue d’André s’épanouit en sourire. Il ne voulait pas décourager un bambin :

« Je demande à voir. »

Il mobilisa des camarades de classe qui cherchaient une scène pour leurs prestations musicales et une semaine plus tard, il avait sa pièce, ses acteurs et sa représentation. Elle avait été mise au goût du public, avec toutes sortes de pitreries, de quolibets et de… trouvailles qui ne pouvaient germer que sur ce terreau d'insolence polie qu'était l'Estuaire.

Cela dura près d'un an, à raison de deux à quatre représentations pendant le week-end en cours d'année scolaire et d'une séance quotidienne pendant les vacances. Tous les contes, sur les planches d’un théâtre de plein air, à l’ombre des platanes et des chênes. Derrière la scène, une vieille habilleuse trônait sur une minuscule loge parcourue de tringles auxquelles étaient suspendus les costumes. Les murs étaient recouverts de photos de… Gérard Philippe, Sophia Loren et Alain Delon. Des grappes de masques pendaient à des crochets. Le loup dans le Petit Chaperon rouge, la Bête dans la Belle et la Bête, le chat dans le Chat botté, la sorcière dans La Belle au Bois dormant. L’habilleuse avait les yeux vitreux. Les lunettes sur le nez, une cigarette aux lèvres, elle reprisait les costumes. Elle marmonnait continuellement. Tu connais bien ton texte, Félix et André ne seraient pas contents si tu as des trous de mémoire, plutôt menu comme prince, son Altesse devrait boire un peu plus de soupe, vous les israélites, vous ne consommez ni cochon ni cheval, ni crevettes ni langoustes, comment voulez-vous être grands et solides. Elle secouait la cendre de sa cigarette dans un verre. Lève donc les bras, quel est ton nom, oui je sais, tu me l’as déjà dit des dizaines de fois, tu me le diras encore des centaines de fois, je ne me souviens jamais de vos noms, tant de gosses sont passés sur cette scène en vingt ans, qui sera ta princesse, la petite brune, la petite blonde, elle n’est pas pour toi, cette princesse, tu devrais demander à Félix de te mettre avec la petite brune, elle est israélite aussi, tourne-toi, dans l’autre sens, va savoir ce que sont devenus tous les princes qui sont passés par là, retourne-toi, tu peux les baisser, tu es libre, lave moi donc ce verre que je me rince le gosier. Félix dirigeait les répétitions. Tu lui prends la main, tu la lui baises délicatement, tu lui dis : « Voulez-vous danser avec moi, belle princesse ? », elle te répond : « Avec plaisir, mon bon prince », tu lui passes la main autour de la taille, et vous valsez. La princesse avait des boucles blondes qui lui descendaient aux épaules. Elle passait sa bague d’un doigt à l’autre en écoutant les remontrances de Félix qui ne se départait de son air coléreux que derrière son maquillage de clown. Que lui reproches-tu à ce prince ? Il n’est peut-être pas du goût de Mademoiselle ? Il ne sait pas danser comme Ivan ? Mais il connaît son texte mieux que lui. Il ne te plait peut-être pas ? Ecoutez-la donc, il est trop jeune, vous avez le même âge, Mademoiselle s’est habituée aux galanteries de Monsieur Ivan, dis-toi bien que je ne le reprendrai pas, je n’ai que faire d’un petit voyou dans ma compagnie, ses cigarettes, il les vendra ailleurs, je décrète une pause de cinq minutes, pour te décider, ou tu restes avec nous ou tu vas retrouver ton Ivan. Je ne connais pas moins de dix candidates qui seraient heureuses de te remplacer. La belle et subtile Michèle avait des yeux verts, des lèvres roses et un beau minois. Quand elle était Cendrillon, il était le prince ; quand elle était la Belle – la Bête ; quand elle était le Petit Chaperon rouge – le grand méchant loup ; quand elle était la fille du marquis de Carabas – le Chat botté ; quand elle était la troisième sœur – Barbe Bleue ; quand elle était la Belle au Bois dormant – le prince qui la réveillait ; quand elle était Blanche-Neige – Simplet. Elle était l'héroïne du Théâtre du Petit Monde, il en était le héros. Quand elle était habillée et maquillée – elle était théâtrale ; quand elle était en jeans – elle était d'un rêve latent. Pourtant, hors de la scène, ils ne se parlaient presque pas. Dans la rue, les enfants chuchotaient : « C'est l'acteur du parc des jeux. » Quand Félix et André annoncèrent qu’ils partaient pour le Canada, le théâtre ferma ses portes pour une période indéterminée.

Ces planches n'ont plus jamais quitté ses semelles. Il les sentait sous ses pieds même aux moments les plus dramatiques et solennels. Partout, il était encadré par le petit prince et le petit clown. Il basculait de l'un à l'autre, récusait l'un pour l'autre. D'une certaine manière, il serait resté à la fois prince charmant et petit clown. Toute sa vie, il attendit qu'on lui donne une scène – pour tirer une révérence ou se livrer à ses pitreries. Il ne la cherchait pas, il attendait qu'on l'annonce. Pourtant chaque fois que l'occasion se présentait, le Fils-du-Serpent Jr. de Mogador sécrétait un étrange antidote, dosage d'orgueil, de réserve, de paresse et de répugnance pour la vanité du monde, qui le retenait dans sa cache. Il ne pouvait rien faire pour se libérer de son emprise sinon à ruminer une sourde mue qui lui était interdite. Pourtant il était assuré que personne, nulle part, ne dirait rien de plus intéressant ni de plus venimeux. Sa teigne intellectuelle était telle qu’il doutait qu'il se trouvât teigne plus pernicieuse pour se mesurer à la sienne. Il se leurrait bien sûr. Sa ruse et les desseins qu'elle lui inspirait se retournaient immanquablement contre lui. Il dérangeait, il perturbait. Surtout les Juifs, assurés par il ne se souvenait plus quelle élection d'un quasi-monopole sur l'intelligence. Le serpent ne cessait de muer, de jour en jour, pour se dérober à une corvée, à une rencontre, à un engagement. En définitive, il s’inocula son propre poison pour retourner au paradis…

N. B. C’est une tentative de rétablir une narration procédant par posts somme toute autonomes. Pour suivre ce « poston » ( ?) cliquez sur le lien ci-dessous et commencez votre lecture par le premier post dans la série.