The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
ALBUM DU MONDE : KAFKA A MARIENBAD


Kafka était peut-être dans les parages de cette photo. Jiří Dov (Georg) Mordechai Langer, né à Prague en 1894, un proche de Max Brod, qui sera désigné comme l’exécuteur testamentaire de Kafka, était membre de la secte hassidique de Belz. On s’accorde à reconnaître en lui l’un des initiateurs de Kafka au judaïsme. Il lui enseigna l'hébreu, retraça pour lui les courants du hassidisme, illustrant ses cours de récits, l'entraîna à des cérémonies hassidiques dans la banlieue de Prague dont Kafka nous a laissé le récit de l’une d’elles. Ce devait être le tisch d'un samedi soir alors que le jour déclinait et que l'obscurité gagnait les lieux :
« Tout est noir, la pièce est pleine d'hommes et de jeunes gens. Prière à haute voix. Nous nous serrons dans un coin. Le temps de regarder un peu autour de nous et la prière est finie, la chambre se vide. Pièce d'angle avec deux murs percés chacun de deux fenêtres. On nous pousse vers une table, à droite du Rabbi. Nous nous défendons : « Vous êtes des Juifs aussi, n'est-ce pas ? » C'est le caractère paternel le plus accusé qui fait le Rabbi. […] Celui-ci porte un caftan de soie sous lequel on aperçoit des caleçons. Poils sur le dos du nez. Calotte garnie de fourrure qu'il déplace sans cesse en tous sens. Saleté et pureté, caractéristique des êtres qui pensent intensément. Il se gratte à la naissance de la barbe, se mouche dans ses mains, prend la nourriture avec ses doigts, mais quand il laisse sa main un instant sur la table, on remarque la blancheur de sa peau, une blancheur comme on croit n'en avoir vu que dans le monde imaginaire de l'enfance. Il est vrai qu'alors, les parents aussi étaient purs » (F. Kafka, « Journaux », le 14 septembre 1915, La Pléiade, vol. III, pp. 395-96).
En juillet 1916, le rabbin de Belz est en villégiature à Marienbad avec nombre de ses disciples et Langer introduit Kafka dans son cercle rapproché. Son témoignage serait davantage celui d'un funambule que d'un anthropologue. Il accompagne le rabbin – le suit pour être plus précis – dans sa promenade du soir. C'est un homme corpulent, avec une belle barbe blanche et des mèches « extraordinairement longues ». Ses traits lui donnent à la fois un air cordial et narquois. Il est en tenue de dignitaire des maîtres hassidiques, « un caftan de soie ouvert devant, une forte ceinture à la taille, un haut bonnet de fourrure qui, plus que tout le reste, le rehausse extérieurement » (F. Kafka, Lettre à Max Brod, mi-juillet 1916, La Pléiade, vol. III, p. 755). Le rabbin inspire confiance à Kafka, séduit et amusé par le manège autour de lui. Il décrit comment l'on se presse autour de lui : « L'un porte la canne d'argent et la chaise pour le cas où le rabbi désirerait s'asseoir ; l'autre la serviette avec laquelle il essuiera la chaise ; l'autre le verre où le rabbi boira ; l'autre […] une bouteille d'eau… » Le rabbin passe deux heures environ à errer dans la forêt avec ses disciples. Langer était de ces hassidim qui s'imaginaient que la seule sortie du Rabbi était à même de suspendre la pluie qui n'arrêtait pas de tomber. C'était un souverain, un père, un guide. On ne le précède pas, on l'entoure. Sitôt qu'il s'arrête, tout le monde s'arrête ; sitôt qu'il repart, tout le monde repart. Sitôt qu'il se retourne, on se bouscule pour lui ouvrir le passage : « Cette coutume rend tout très solennel, le Rabbi porte littéralement la responsabilité des pas de tous. » Comme le rabbin a l'œil touristique, il s'intéresse aux détails, pose des questions, s'extasie devant les bâtiments, les bains, les… gouttières : « Le bruit de l'eau qui coule dedans le réjouit, il écoute, suit le tuyau des yeux jusqu'en haut, le touche et se fait expliquer l'installation. » Il émet des jugements et… l'on est convaincu que chacun de ses propos est porteur d'un sens mystique. Kafka a cette phrase qui constitue à mon sens l'un des sésames les plus importants à son œuvre : « Langer cherche ou pressent dans tout cela un sens plus profond, je sens que le sens plus profond est justement que ce sens fait défaut, et c'est à mon avis bien suffisant. »
Langer consacra une de ses dernières élégies à Kafka, célébrant l'union d'une âme pure avec le Ein Sof – l'In-fini – de la divinité.