ALBUM DU MONDE : KAFKA A ZURAU

24 Mar 2025 ALBUM DU MONDE : KAFKA A ZURAU
Posted by Author Ami Bouganim

Dans la nuit du 9 au 10 août 1917, Kafka a sa première hémoptysie qui marqua le début de sa maladie. Il passe dix minutes à cracher du sang. Il se penche à la fenêtre, se rend aux toilettes, fait les cent pas, s'assoit sur son lit. Le lendemain, le médecin diagnostique une bronchite aiguë. La nuit suivante, il a une nouvelle crise. Cette fois-ci, le médecin diagnostique un catarrhe du sommet : c'est la tuberculose. On ne sait dans quelles circonstances il l’a contractée. Peut-être pendant la guerre en visitant les nombreux malades qui saisissaient les assurances. Peut-être pendant qu'il résidait dans la sereine et humide maisonnette de la rue des Alchimistes, sur le Hradschin, où il passait la soirée et une bonne partie de la nuit à se heurter à lui-même et à sa solitude. Plus sûrement dans l’aile reculée du palais Schönborn, un des plus beaux palais de Mala Strana, un bâtiment du XVIIIe siècle. Son appartement comportait deux grandes pièces et une antichambre avec vue sur les jardins. Elle a l'électricité, elle n'a pas de salle de bains, et Prague manquait de charbon. Il n’en vivait pas moins dans un château, il envisageait de faire venir Felice. Les lieux étaient si humides, les plafonds si hauts, les fenêtres si larges qu'on ne pouvait chauffer les lieux. Dans une conversation avec Brod, après la consultation d'un professeur qui confirme un catarrhe pulmonaire, Kafka cite contre Dieu cette phrase des « Maîtres chanteurs » : « Je l'aurais cru plus subtil. »

Kafka chercha longuement un sens à son mal. Son naturisme présume de thèses psychosomatiques qui situent es racines du mal dans l'âme du patient. Il ne voit d'abord dans cette hémorragie qu'un avertissement. Un heurt entre le cerveau et le cœur, arbitré par le poumon. Puis il décèle dans sa maladie comme un verdict : « Le coup qui me frappe est juste, encore que, soit dit en passant, je ne le ressente pas du tout comme un coup, mais en comparaison de la moyenne des dernières années comme quelque chose de vraiment délicieux, donc un coup juste, mais si grossier, si terrestre, si élémentaire, porté n'importe comment sur le clou le plus commode à enfoncer » (F. Kafka, Lettre à Ottla, les 4 et 5 septembre 1917, La Pléiade, vol. III, p. 788). Chacun couverait sa plaie qui se déclarerait entre deux accès de vie, deux choix, deux visites au médecin.

Kafka en vient à voir dans son mal comme une saignée destinée à le soulager de ses maux de tête et de ses atermoiements matrimoniaux. Il mise sur son jeune âge – trente-quatre ans – pour lui résister. Il voit en elle le signe d'un rebondissement dans son destin, une promesse de recommencement, une nouvelle chance. Kafka cache sa maladie à ses parents et c'est sa jeune sœur Ottla qui, le 22 novembre, annonce la mauvaise nouvelle à son père. Ce dernier est atterré. Dans le journal, en date du 28 septembre 1917, Kafka écrit : « Ainsi, je me confierais à la mort. Reste d'une foi. Retour au père. Grand jour des Expiations » (F. Kafka, « Journaux », le 8 octobre 1917, La Pléiade, vol. III, p. 437). C'était la période des Jours terribles précédant le Grand Pardon.

Kafka quitte le domicile paternel pour s'installer à Zuraü, dans le nord-ouest de la Bohême. Ottla avait pris sur elle de gérer les terres que son beau-frère, Karl Hermann, mobilisé, avait louées. Son père ne comprenait pas sa décision, il en dénonçait la folie et la poursuivait de ses reproches. Ottla était douée d'un rare sens pratique et d'un sens de l'initiative qui laissait son aîné pantois. C'était vers elle qu'il se tournait pour toutes sortes de services, c'est naturellement auprès d'elle qu'il se réfugie. Elle le surveille et le soigne, il en parle comme de son « petit bureau de bienfaisance ». Il se plait à Zürau malgré le bruit et le manège des travailleurs. Il aide par-ci, par-là aux travaux. Il se repose sur une chaise longue. Il écrit des lettres et des aphorismes. Il reprend du poids, se remet de ses émotions, ne redoute rien plus que son retour à Prague. Il ne se départ pas de son sens de l'humour. Simple et naturel. Il décrit les lieux en ces termes : « La maison où se trouve ma chambre est certes silencieuse, mais celle d'en face abrite le seul piano de tout le nord-ouest de la Bohême, dans une grande cour où les cris de toutes les bêtes se couvrent mutuellement » (F. Kafka, Lettre à Oskar Baum, mi-septembre 1917, La Pléiade, vol. III, p. 799). Le matin, c'est la cohue des bêtes. Puis les ouvriers, un bûcheron et un ferblantier, se relaient pour se livrer à un vacarme qui aurait dû, en principe, le chasser vers un lieu plus calme et paisible. Bientôt l'hiver s’accompagne d’un assaut des souris qu’un chat, non moins encombrant, tente vainement de contenir. Il se réveille tard et ne dispose par conséquent que de quelques heures de lumière : « Ce moment, donc, on ne veut pas le gaspiller à écrire ; et, à peine a-t-on décidé qu'on ne veut pas, qu'il fait déjà noir et qu'on ne voit plus vaguement que les oies dehors sur l'étang, ces oies […] qui seraient très antipathiques, si on ne se conduisait avec elles de façon plus antipathique encore (aujourd'hui il y avait dehors sur un plat une oie grasse qu'on venait de tuer, elle avait l'air d'une tante morte) » (F. Kafka, Lettre à Max Brod, le 24 novembre 1917, La Pléiade, vol. III, p. 841). Son oisiveté le met mal à l'aise à cause des soupçons qu'elle risquait de lui attirer, « entouré des siens et du travail des autres, alors que sans porter les signes visibles de la maladie, on est quand même extérieurement incapable d'un travail de quelque valeur » (F. Kafka, Lettre à Max Brod, le 24 novembre 1917, La Pléiade, vol. III, p. 842). L'étang, bientôt gelé, sert de patinoire aux enfants. De petits incidents de propriété rurale. Sinon tout lui plaît. Il passa près de huit mois à Zuraü d'où il se rendait de temps à autre à Prague pour des travaux de jardinage à l'Institut pomologique de Troja. Kafka trouvait un certain loisir dans le travail manuel. Dans l’agriculture et le jardinage surtout. Puis dans la menuiserie : « J’adore le travail dans l’atelier », confie-t-il à son jeune ami G. Janouch. « L’odeur du bois raboté, le chant de la scie, les coups de marteau, tout m’enchantait. » Des velléités sionistes n’étaient peut-être pas étrangères à cette prédilection pour le travail manuel qu’il privilégie sur le travail intellectuel : « Je rêve de partir pour la Palestine comme travailleur agricole ou comme artisan » (G. Janouch, « Conversations avec Kafka », p. 17).

Pendant son séjour à Zuraü, Kafka a l'occasion de constater les capacités de gestionnaire de sa sœur. S'il se sent aussi bien dans la propriété rurale, ce n'est pas peu dû à sa sollicitude. Il s'accommode d'autant mieux de sa présence qu'il ne perçoit aucune menace de sa part sur sa personnalité, voire aucun empiètement. Il se conforme volontiers à ses instructions. Ce n'est plus le frère aîné mais le frère malade ; ce n'est plus la petite sœur mais la grande sœur et la… mère. D'une certaine manière, c'est la compagne idéale, sans les encombres maritaux, les astreintes sexuelles, les soucis sentimentaux. Sans se scruter mutuellement, s'épier, sonder les intentions respectives : « … et en effet nous vivons ensemble, ou plus exactement je vis avec toi mieux qu'avec n'importe qui… » (F. Kafka, Lettre à Ottla, le 4 mars 1918, La Pléiade, vol. III, p. 887). On n'a peut-être pas assez estimé le rôle des quatre femmes qui entouraient Kafka et qui composaient, séparément et ensemble, un univers féminin que dominait le père. Ni la mère ni les deux grandes sœurs ne regimbaient contre son despotisme domestique, ses manières et ses caprices. Seule Ottla bravait son autorité. Toutes quatre incarnaient la femme et cette femme-là, il était dispensé de la désirer. Peut-être ne se rabattait-il sur des prostituées que pour surmonter des inhibitions incestueuses s’étendant à toutes les femmes.

Photo : The Bodleian Library, University of Oxford