BILLET D’AILLEURS : L’INTELLECTUEL ERRANT

29 May 2021 BILLET D’AILLEURS : L’INTELLECTUEL ERRANT
Posted by Author Ami Bouganim

Bernard-Henri Lévy a le mérite de traiter de causes justes, que ce soit au Bengladesh, au Niger ou au Kurdistan. Il est partout où le conduit son engagement interventionniste et internationaliste, armé de sa plume et de sa caméra pour couvrir les drames et mieux sensibiliser l’opinion publique. Il parle en tant que Juif et c’est tout à son honneur et à celui du judaïsme. On ne saurait lui en vouloir sans se ranger du côté de ces hâbleurs qui s’enraient sur des notions éculées comme celle de nation ou ravaudées comme celle de souverainisme. Pourtant ses combats semblent davantage desservir ses causes que les servir. Je ne sais quoi m’empêche de le suivre. Parce qu’il il ne se départ pas, malgré son âge, du dandysme intellectuel qu’il illustre depuis son « Barbarie à visage humain », qui a marqué un tournant dans l’engagement intellectuel en France, jusqu’à son « Sur la route des hommes sans nom » auxquels il donne son visage et son nom. Parce que c’est une création des médias auxquels il serait tant abouché qu’il ne sort pas un livre ou un documentaire sans les coloniser de son éloquence. Parce qu’il ne réalise pas que le statut de l’intellectuel a changé et que nul n’attend de lui des conseils, les dictateurs encore moins que les élus, les peuples moins que les prisonniers politiques. Parce que c’est l’une des nombreuses victimes de la surenchère médiatique à laquelle l’on doit se livrer pour répercuter ce qu’on a vu, dit, écrit et qu’il n’en parle sans se faire de la réclame. Parce que je persiste à déceler une dissonance entre le personnage – ses mondanités, son train de vie, ses prestations médiatiques – et les causes qu’il défend. Mais peut-être cette dissonance n’est-elle que dans mon esprit et qu’il est vraiment de la pointure d’un Malraux ou d’un Orwell.

BHL pèche, autant le reconnaître, par son occident-centrisme qui ne passe plus, ne saurait passer. Le centre de gravité du monde s’est déplacé. Il est en Chine, malgré son autoritarisme, ou en Inde, malgré ses déboires endémiques. Le centre, pour être plus précis, n’est nulle part, ni à Paris ni à Pékin. Il est partout où un intellectuel ouvre un atelier de lecture et d’écriture ; son cœur aussi ; sa poche ou celle des autres. Or BHL est si parisien, malgré ses enquêtes sur le terrain, si imbu de parisianisme, qu’il ne saurait convaincre dans un monde où la parole d’un Zuckerberg ou la production d’un Basu (vous ne le connaissez pas plus que les Indiens ne connaissent BHL) porte davantage que celle du philosophe qui donnerait de plus en plus l’impression de radoter. Il aurait été heureux de ravauder le personnage de BHL pour promouvoir un tant soit peu ses causes. Je ne sais ce que la postérité retiendra de lui. Je crains la plume d’un Montesquieu ou d’un Chateaubriand pour ne pas parler d’un Benda ou d’un Cioran. Je crains surtout celle d’un Cervantès qui s’aviserait de donner ses traits à son Don Quichotte. Son allure, son éloquence, sa passion. Il se pose en chevalier intellectuel alors qu’on persiste à réclamer des humanitaires qui travailleraient dans les coulisses d’un monde qui se déglingue derrière les plateaux des télévisions occidentales. On ne comprend plus ce qui l’habilite à parler, il serait de ces messagers kafkaïens que rien ne mandate. Ce n’est sûrement pas TV5 et encore moins Paris-Match. Débarquerait-il sur les lieux sinistrés ou les champs de guerre avec des chargements de produits de première nécessité et de médicaments qu’il gagnerait en crédibilité. Il connaît tant de monde, tant de monde le connaît, qu’il n’aurait aucun mal à collecter les fonds nécessaires qui, même s’ils serviraient la publicité des donateurs, soulageraient un tant soit peu la misère, la déportation pour nulle part, l’étranglement policier ou militaire.

Le monde retentit de tant d’alertes qu’on ne sait plus où donner du cœur et l’on incline davantage à soutenir l’action humanitaire qu’une intervention médiatique qui, souvent, ne débouche sur rien. On s’interroge du reste comment après tous ces buzz médiatiques autour d’un livre éprouve-t-on encore le besoin de le lire ? On ne saurait rien y trouver de plus essentiel que ce que l’auteur, faisant le jeu des directeurs de journaux, des producteurs d’émissions de radio et de télévision, répète inlassablement. Je peux comprendre qu’on ne cesse de relire la même nouvelle de Modiano – comme on n’arrête pas d’écouter le même morceau de musique – je ne comprends pas qu’on persiste à lire les ouvrages d’un essayiste à moins qu’entre un livre et l’autre il ne soit converti, perverti, repenti. La pensée intellectuelle a ses ressorts – elle réclame, pour se renouveler, un tour de la Belgique avec Baudelaire ou un tour de l’Amérique avec Tocqueville ou Kerouac ; elle a aussi son secret – elle réclame de ne pas être éventée pour mieux piquer la curiosité et s’attirer une lecture critique. Sinon, le lecteur se trouverait rétrogradé au rang d’un vulgaire client.

On attendrait le successeur de BHL qui écrirait « La médiacratie au verbe humain » qui débrouillerait l’écheveau des relations entre le politique et les médias. Les arts, la pensée, l’engagement et jusqu’à l’humanitaire. Sans cela, ce serait les médias qui orchestreraient le tout. Or c’est, par les temps qui courent, la plus éloquente des contributions de Paris et de son manège intellectuel. Reconnaissant partiellement ses échecs, BHL prend une voix de prophète pour reconnaître avec Isaïe : « J’ai plaidé pour rien, j’ai œuvré pour le néant. »