CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE SACRE NIETZSCHÉEN DU DETRACTEUR DE L’UNIVERSITÉ

31 Jan 2018 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE SACRE NIETZSCHÉEN DU DETRACTEUR DE L’UNIVERSITÉ
Posted by Author Ami Bouganim

A partir des années 70 du XXe siècle, Aryeh Leibl Weissfisch, le légendaire ministre des Affaires étrangères, de la Propagande et de la Provocation des Netourei Karta – les Gardiens des Portes virulemment antisionistes – pendant le demi-siècle qui suivit la création d’Israël (voir chroniques précédentes sous cette rubrique), réduisit ses activités politiques pour se consacrer de plus en plus à la propagation de… Nietzsche. Il ne boudait aucune invitation à parler de lui et il se déchaînait contre l'auditoire dont il incriminait l'inculture, le crétinisme et la platitude au moins. Il était régulièrement à Tel-Aviv qui se posait à l'époque en réalisation sioniste par excellence, la première ville à parler hébreu, « cité des arts moisis et des lettres vénéneuses », contre laquelle il ne mâchait pas ses mots. Il commençait par se désoler de ne pas comprendre d'où la ville était sortie. De quels esprits et de quelles caves. Par-delà le vice et la vertu. Une ville perdue qui ne se reconnaîtrait qu'en Sodome ; une ville de refuge qui ne se reconnaîtrait qu'en Gomorrhe. Elle ne connaissait pas Dieu ; elle ne se connaissait pas. C'était la grande ville, peut-être la seule sur cette bande côtière. Il comprenait mieux les réticences que montrait Zarathoustra à se risquer dans la grande ville. Il mettait cet avertissement dans la bouche de son singe :

« O Zarathoustra, c'est ici qu'est la grande ville ; tu n'as rien à y chercher et tout à y perdre.

Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange ? Aie donc pitié de tes jambes ! crache plutôt sur la porte de la grande ville et – retourne sur tes pas !

Ici c'est l'enfer pour les pensées solitaires. Ici l'on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.

Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés !

Ne sens-tu pas l'odeur des abattoirs et des gargotes de l'esprit ? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville ?

Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres ? – et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.

[…]

Tous les désirs et tous les vices ont élu domicile ici ; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et bien employées :

Beaucoup de vertus habiles, avec des doigts pour écrire, des culs-de-plomb et des ronds-de-cuir, ornés de petites décorations, et pères de filles empaillées et sans derrières.

Il y a ici beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées » (F. Nietzsche, « En passant », Ainsi parlait Zarathoustra, III, Œuvres, vol. II, p. 421).

C'était le même numéro, peut-être aussi le même public. On venait l'écouter raconter les mêmes choses comme on allait écouter le même chanteur ou voir le même clown.

En avril 1983, Weissfisch réussissait à mobiliser tout ce que Jérusalem – d'aucuns vous diront le monde – comptait de nietzschéens pour un congrès international dans le cadre des cinquièmes rencontres philosophiques de Jérusalem. Le thème du congrès : « Nietzsche comme critique et penseur de la positivité ». Ce qui ne voulait rien dire et autorisait toutes les interventions. Sous les auspices de l'Université Hébraïque de Jérusalem, de l'Institut Van Leer et de la Fondation de Jérusalem. Tous les grands noms de l'université – tant honnie par Weissfisch – participaient à ce marathon sur Nietzsche. Il attendait un événement de l’envergure de la révélation sur le mont Sinaï au moins, il eut droit à l’un de ces congrès où les intervenants se livrent à des exercices de lecture précipitée qui n'innovent rien et ne laissent de marque sur personne. Du commérage de haut niveau, comme il disait, le ronronnement habituel que suscitent les colloques parasitant les créateurs et les génies. Le congrès n'intéressa que… les intervenants. Les salles étaient plutôt vides, la participation réduite. En revanche, la séance de clôture attira tous les amateurs des disputations intellectuelles où l'on était assuré d'une belle représentation. Elle réunissait Israël Eldad, qui avait traduit l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche en hébreu, et Weissfisch.

Les deux hommes se haïssaient cordialement et s'aimaient hargneusement. Le premier, tribun d'extrême droite, ne s'entendait qu'au sionisme radical ; le second, trublion archi-intégriste, qu'au pharisianisme anarchiste. Quand ils paraissaient ensemble, Weissfisch posait le menton sur le pommeau de sa canne et s'endormait – ou feignait de s'endormir. Sitôt que son protagoniste se lançait dans l'on ne savait quelle diatribe pour ou contre Nietzsche, il sursautait et donnait l'impression de revenir d'aussi loin que… de sa mansarde à Méa Shéarim où il fabriquait des boitiers de phylactères pour survivre et servait ses prêches sur Nietzsche à ses hôtes. Eldad devait traiter en principe des liens entre Nietzsche et la Bible. Il était d'un tempérament bouillonnant, il n'avait de cesse qu'il n'étendît à son audience l'embrasement du buisson qui se consumait en lui. Il tenta de panser le judaïsme en égrenant les attaques de Nietzsche contre… le christianisme. Plus il s'acharnait contre cette « hérésie » et plus il se délectait, plus il se délectait et plus il se déchaînait contre elle. Il se prenait pour un prophète, avec la voix, la crinière et le regard d'un prophète, qui avait pris sur lui de venger Israël à l'aide de ce grand bonimenteur de la vengeance que serait Nietzsche. Ce jour-là, il poussa l'enthousiasme jusqu'à voir en le Dieu d'Israël une métamorphose de Dionysos ou le contraire. Dieu des Armées, Dieu jaloux, Dieu vengeur. Il cita et commenta un long passage de L'Antéchrist qu'il présenta comme le meilleur plaidoyer en faveur du Dieu d'Israël :

« Un tel Dieu doit pouvoir servir et nuire, doit pouvoir être ami et ennemi, – on l'admire en bien comme en mal. La castration antinaturelle d'un Dieu, pour en faire un Dieu du bien seulement, se trouverait en dehors de tout ce que l'on désire. On a besoin du Dieu méchant autant que du Dieu bon… Qu'importerait un Dieu qui ne connaîtrait ni la colère, ni la vengeance, ni l'envie, ni la moquerie, ni la ruse, ni la violence, qui ignorerait peut-être même les radieuses ardeurs de la victoire et de l'anéantissement ? On ne comprendrait pas un Dieu pareil, pourquoi l'aurait-on ? – Sans doute, quand un peuple périt, quand il sent disparaître définitivement sa foi en l'avenir, son espoir en la liberté, quand la soumission lui paraît être de première nécessité, quand les vertus de la soumission entrent dans sa conscience, comme une condition de la conservation, alors il faut aussi que son Dieu se transforme. Il devient maintenant cagot, craintif, humble, il conseille "la paix de l'âme", l'absence de la haine, les égards, l'"amour", envers les amis comme envers les ennemis. Il ne faut que moraliser, il rampe dans la tanière de toutes les morales privées, devient le Dieu de tout le monde, le Dieu de la vie privée, il devient cosmopolite… » (F. Nietzsche, L'Antéchrist, 16, Œuvres, vol. II, p. 1051).

Eldad était l'un des orateurs les plus tonitruants et percutants d'Israël. On venait des quatre coins du pays pour écouter ses attaques contre nul ne savait quoi et ses boniments en faveur de nul ne savait quoi. Entre la Méditerranée et le Jourdain, il n'y avait de place que pour un seul Etat. Ce n'était pas parce que de l'autre côté du Jourdain, le royaume de Jordanie était dominée par une caste militaire bédouine que ce n'était pas un Etat palestinien peuplé de 80 à 90 % de Palestiniens avec des territoires pouvant accueillir tous les Palestiniens du monde. Il avait un tel débit de parole que comparé à lui, Weissfisch passait volontiers pour… bègue. Ce dernier ne pouvait traiter à son tour que de… Nietzsche et les Juifs. Il ne traitait que de cela, sous tous les intitulés. En revanche, sa prestation était beaucoup plus délurée. Il commença par critiquer… le congrès. Ce n'était pas l'événement qu'il avait à l'esprit quand il en avait élaboré la première mouture sur le balcon du grand historien Yaakov Talmon, de mémoire bénie, et tel qu'il l'avait conçu avec Walter Kaufmann, de mémoire bénie, qui venait de décéder. Il attaqua tous les intervenants qui l'avaient précédé, à l'exception d'Eldad :

– A mes yeux, déclara-t-il, tous ces débats appartiennent au passé. A écouter toutes ces inepties, j'avais l'impression de me trouver dans un jardin d'enfants subventionné par les souteneurs aux rennes des pouvoirs publics.

Il n'avait que vingt minutes, il ne parla pas moins d'une heure. Les protestations et les questions l'entraînèrent si loin que nul ne pouvait l'arrêter. Le président de séance invoqua une expression biblique pour légitimer son incapacité à le contenir :

– Tu ne muselleras pas le taureau.

Poisson-Blême ne laissa pas passer la remarque, il rétorqua vertement :

– Pour Nietzsche, je suis un taureau.

Quand il descendit de la tribune, on se précipita sur lui. Les photographes, les journalistes, les admirateurs. Il les repoussa :

– Je ne me suis pas encore acquitté du service du soir, on doit réunir au plus vite un quorum de dix personnes.

Il remarqua aussitôt :

– Je me demande seulement s'il est permis de prier entre les murs de ce bâtiment. Il ressemble davantage à une cathédrale qu'à une synagogue.

Une séance mémorable, une prestation magistrale, qui acheva de consacrer Nietzsche prophète du renouveau du… judaïsme.  

Weissfisch mourut sans avoir réalisé le plus cher de ses vœux et créé son Académie rabbinique au nom de Friedrich Nietzsche. Ce ne fut que des décennies plus tard qu’elle fut inaugurée par l’un de ses admirateurs qui avaient accompli un tel exit qu’il n'eut aucun mal à convaincre l'intraitable université de créer un Institut d'études nietzschéennes au nom de… Weissfisch.

Photo : L’institut Van Leer dans le quartier de Talbiye.