CHRONIQUE DE MOGADOR : BOURDERBALA-DES-SOIRS

25 Jun 2019 CHRONIQUE DE MOGADOR : BOURDERBALA-DES-SOIRS
Posted by Author Ami Bouganim
Plutôt que de se ressaisir et de recouvrer son souab, Farid s’enlisait dans le chagrin et la mélancolie. Venise ne cessait de hanter son sommeil. Elle était belle et altière, revêtue d’un caftan brodé d’or et d’argent, les poignets chargés de bracelets d’Orient et d’Asie, les yeux relevés de khôl au-dessus de son voile bleu. Il la serrait contre lui, la dépouillait de sa mise, dénouait les nœuds du cordon qui retenait son amulette porte-bonheur, lui chantait des mélopées berbères. Il la portait à leur chambre nuptiale pour lui éviter de fouler le sol où l’on aurait pu semer un mauvais sort. Il l’installait dans un carrosse tiré par des cohortes de mouettes et il découvrait qu’elle avait des pieds de… chamelle. Sitôt réveillé, il se mettait à courir la ville, comme un halluciné, et l’on se désolait du mauvais œil qui pesait sur l’enfant prodige, maître des calligraphes et peintre des abattoirs. Il répétait à qui voulait encore l’entendre que la Qandisha ne résidait ni dans les égouts ni dans les marais, ni dans l’océan ni dans les cours d’eau, mais trônait sur l’Adriatique. Il ne se rendait plus à la mosquée et bientôt arrêta de prier. Il ne le pouvait plus, il n’était plus inspiré. Son âme se creusait d’une lancinante absence et il ne savait plus ce que le vent lui insinuait, les vagues psalmodiaient, les goélands clamaient. Il ne marchait plus sur la voie de Dieu et il en perdait toute contenance et tout sens de l’orientation. C’était comme si la Qandisha avait raturé Allah.
 
Farid délirait de jour et de nuit et ses délires prenaient des accents imprécatoires. Il s’était mis à l’écriture, comme si les démons des abattoirs lisaient et écrivaient et que le premier peintre de croûtes venu pouvait troquer ses couleurs du lucre contre de l’encre sacré. Il s’arrêtait dans la rue, sortait un carnet qu’il avait dans la poche d’une veste berbère aux couleurs vives, s’armait du stylo placé en permanence derrière l’oreille et notait fébrilement ses pensées :
« Les hommes ont perdu raison au point d'avoir tous raison. Bouderbala ne les entend pas plus qu'il n'entend les chiens sur son passage. Il cherche son chemin hors de leur souricière, la voie qui ne mènerait nulle part, ne déboucherait sur rien. Si ce n’est sur la couche veloutée de l'absence contre laquelle se briserait le point d'interrogation qu’il incarne. Bouderbala est le mirage d'une silhouette dans le désert dont la poussière est de cendres de l’Ineffable. Seul le silence serait au nœud de la Grande Intrigue. »
 
Ses derniers amis persistaient à le consoler et à le raisonner. Les artisans ne le voyaient pas passer sans l’inviter à prendre un thé qu’il refusait en violation avec le code sacro-saint de l’hospitalité. Les musiciens ne réussissaient à l’attirer dans leurs ateliers que contre une cigarette de haschich. Il ne rentrait plus chez lui et dormait dans les zaouïas ou dans l’une des nombreuses bâtisses en ruines qui n’avaient pas encore trouvé acquéreurs. Les marchands de beignets frits lui gardaient ceux qui s’étaient refroidis, les poissonniers lui servaient des sardines qu’ils prélevaient sur les grilles des touristes, les vendeurs de soupe raclaient les fonds de leurs marmites. On se gardait de lui donner de l’argent pour ne pas l’humilier.
 
Certaines soirées particulièrement houleuses, où les vents s’acharnaient contre les palmiers et chargeaient la pénombre d’embruns, il se postait au seuil des meilleurs hôtels auxquels il interdisait l’accès aux touristes. Il accusait leurs pourboires de pervertir l’une des réserves les plus pittoresques sur la côte marocaine où les hommes vivaient en harmonie avec les oiseaux. On était obligé d’appeler la police qui le conduisait au commissariat où ses parents venaient le chercher. On n’arrête pas un héraut du vent dans la ville des alizés, un porte-parole des oiseaux qui se posait en messager du Messager, un tisseur des vagues qui orchestrait les marées. Farid en était contrit pour sa mère, mais son amertume était plus forte que sa tendresse pour elle. Sitôt qu’il entendait parler de la nouvelle cession d’une bâtisse de la casbah et au déménagement de ses locataires pour l’un des quartiers périphériques qui poussaient derrière la presqu’île, il courait les rues armé d’un mégaphone pour dénoncer la recolonisation de la ville. C’était ce qui restait de sa population historique qui protestait par sa bouche contre les manigances de promoteurs immobiliers. Certains jours, il distribuait sept grains de riz, cinq pois chiches, trois grains de sésame et une olive aux passants et reprenait la rengaine du légendaire Qaïla mort sans avoir réussi à ranimer la siba contre le Makhzen :
« Vous n’avez pas besoin de plus pour vous nourrir, gardez-vous seulement de vendre votre âme avec vos murs ! »
 
Les belles et pleines soirées où tout semblait à l’étale, l’océan, le vent, les nuées d’oiseaux, les rumeurs, il se déchaînait contre les femmes qui portaient des savates qui découvraient leurs orteils. Il voyait partout des pieds de chamelles :
« Dévoiler ses orteils est plus impudique que son visage. Tous les visages sont intéressants, leurs traits sont une calligraphie divine, les sentiments et les désirs qu’ils trahissent sont de misère, de charité et de générosité. En revanche, vos orteils son hideux et trahissent l’incorrection, l’ingratitude et l’impureté. Voilez vos orteils ! Ils démentent vos traits ! »
Sitôt qu’il surprenait une touriste parlant l’italien, il s’en prenait à elle avec virulence :
« C’est elle, c’est la Qandisha ! »
On devait la retenir pour l’empêcher de l’agresser. Il protestait à grands cris de sa possession :
« Le possédé est sincère et il n’est que les possédés pour l'être. Quiconque se présente au nom d'autre chose qu'un démon n'est qu'une incarnation du mensonge. »
 
Les jours qui précédèrent le festival des Gnaoua, il s’arma de deux seaux de chaux et de deux pinceaux. Dans l’un, la chaux était verte, dans l’autre, noire, et sur tous les murs blancs de la casbah, il donna deux coups de pinceau, vert et noir :
« L’un est contre les intrus, l’autre contre la Qandisha. »
Pendant toute la durée du festival, il sillonna la ville avec un encensoir dégageant des volutes de benjoin pour chasser les nuisances des tintamarres et les relents des vomis, et après le festival, il prit sur lui de balayer les places où s’étaient tenus les concerts et les laver à grands seaux d’eau. Il se mit même à les astiquer et cette tâche présenta l’insigne mérite de le calmer. Ses vaticinations s’étranglaient dans sa gorge. Sitôt qu’il était saisi de transes, il se mordait les lèvres, se liait les mains et se mettait à courir à vive allure pour ne pas céder à de nouvelles attaques. Mais il s’était trop compromis pour dissiper les regards soupçonneux qui accompagnaient son passage. Il avait violé les règles du souab le plus élémentaire. On ne rabroue pas les touristes, on ne se déverse pas en invectives contre les autorités. Il s’était tant oublié qu’il s’était altéré et c’était d’une cure qu’il avait besoin pour élucider le mystère de son être et de ses troubles et recouvrer son innocence et sa droiture. La drogue ne contenait pas ses excès, elle ne l’exorciserait pas du démon qui s’était logé dans son âme. Il décida de partir, il ne savait pour où :
« L'art de vivre consiste à imprimer la mortelle tangence à ses regards, ses désirs et ses ambitions. Je t'invite à te dégager de ta présence et à t’accoutumer à ton absence. Tu n'aurais plus besoin de grand-chose. Un peu de pain, des olives et de l'eau. Ce n'est pas toi qui es éphémère, ce sont les autres. Aujourd'hui, ils sont là ; demain, ils ne le seront plus. Souvent tu ne connais pas plus d'une poignée de personnes sans pouvoir dire pourquoi celles-là plutôt que d'autres. La grande consolation est encore de ne pas être là pour constater ton absence. »
 
Farid s’assura une réserve de drogue pour plusieurs mois, le plaça dans une besace, attendit le passage des Regraga et se mêla au cortège qui ne cessait de se former et de se débander pour accomplir la tournée rituelle des Taïfas. Ce n’était qu’un pèlerin parmi d’autres, derrière l’héritier en titre des saints de la localité d’Akarmoud, vêtu de blanc comme une Arossa et juché sur la jument blanche. Derrière eux, suivait le dromadaire portant la tente tissée de fibres de palmier qu’on installait le soir dans les zaouïas entre lesquelles circulaient les Regraga. Dans le temps, ces derniers, Berbères Masmouda, habitaient tant le pays haha que chiadma. Plus ou moins chrétiens, ils considéraient Jésus comme un prophète dont ils se posaient en disciples, dans l'attente de son retour ou de la venue de son successeur. Quand ils entendirent parler du prophète de La Mecque, ils lui dépêchèrent une délégation de sept membres. De retour dans le pays, ils tinrent une assemblée sur Jbal Hadid, appelèrent leurs compatriotes à se convertir et sillonnèrent les localités des environs pour répandre la parole du Prophète. C'est cette tournée qui est commémorée tous les ans par un moussem de quarante jours pendant lesquels les Regraga visitent les tombeaux de leurs saints. C’est comme une zaouïa itinérante, d’un tombeau à l’autre, d’un bourg à l’autre, répandant partout la baraka dont l’héritier d’Akarmoud était dépositaire. A mesure qu’il s’éloignait d’Essaouira, le cortège perdait de ses tourneurs. Bientôt, ils n’étaient qu’une petite poignée dont le domestique de la jument, les représentants des treize confréries qui forment les Regraga et deux ou trois Bouderbalas dont un chercheur étranger qui se disait anthropologue, ethnologue ou… doctrinologue.
 
Dans les bourgs, on accueillait les « bredouilleurs » par des marmonnements et des ululements. Certains touchaient dévotement la jument, d’autres lui arrachaient un poil porte-bonheur, les plus audacieux passaient sous elle. Personne ne s’intéressait à Farid, ce n’était plus qu’un Bouderbala parmi d’autres. On ne lui adressait pas la parole, il était devenu invisible. Il se contentait des restes des repas rituels et se pelotonnait dans un coin. Le lendemain, il reprenait la route. Sur certains tronçons, il était seul à cheminer derrière la bête, son cavalier et son serviteur ; sur d’autres, ils étaient plusieurs dizaines. Quand le dour arriva à sa dernière station, Farid comprit qu’il devait se résoudre à poursuivre son périple en Bouderbala solitaire. Il avait accumulé assez de baraka pour se risquer seul par les routes et les pistes en quête d’il ne savait quoi. Le pèlerinage de Bouderbala participait du haj du pauvre en quête de l’illumination qui lui dévoilerait le secret du ciel, du miroir et de la créature qui se cherchait sur eux :
« C'est trop de craintes, d'inquiétudes, de douleurs, de déboires, de trahisons. Pour rien et pour tout. Pour chercher le sommeil ; reporter son réveil ; courir d'un lieu à l'autre. Se décarcasser à s'interroger. Endurer les voix ; les cris ; les reproches. On se prépare à l'on ne sait quoi. Aux vertus du crin et du pain rassis ; de l'ombre derrière les paupières closes ; de la trace comblée par l'absence. Dans le meilleur des instants, on est heureux. Sans raison ; sans plus. Puis un jour, les mots n'éclosent plus, ni sur les lèvres ni sur les pages. Bouderbala n'aura que l'éternité comme souvenir. »
 
Quand les Regraga terminèrent leur dour et qu’ils rangèrent leur tente en prévision de la tournée de l’année prochaine, Farid décida de poursuivre seul son pèlerinage en ce monde…