CHRONIQUE DE MOGADOR : DIEU DANS SES VALISES

28 Jan 2018 CHRONIQUE DE MOGADOR : DIEU DANS SES VALISES
Posted by Author Ami Bouganim

Ils avaient des trésors dans leurs valises. Les tables des dix commandements qu'ils avaient reçus trois mille ans auparavant sur le mont Sinaï. Les rouleaux de la loi centenaires sur lesquels s'étaient penchés les ancêtres de leurs ancêtres. Des châles de prière brodés de scali et d'azur. Des phylactères dont les lanières étaient à la traîne de l'éternité. Des livres de commentaires qui cherchaient depuis des siècles un imprimeur-éditeur, que ce soit à Amsterdam, Livourne ou Smyrne. Des amulettes contre la médisance. Des sachets de harmel contre le mal de mer. Les vêtements de shabbat dont ils entendaient se vêtir à leur descente de bateau. Ils avaient Dieu dans leurs valises.

Un beau jour, ils se secouaient de très long exil, vendaient ce qu'ils pouvaient, réglaient leurs dettes, convertissaient leurs maigres économies en un bracelet de garantie et une montre de migrant et montaient dans de vieux cars tirés par des aigles. Ils ne s'encombraient pas de considérations géopolitiques, ils n'avaient plus le sens de l'orientation. Ils savaient qu'ils devaient aller dans le sens de leurs prières et pendant deux mille ans, ils n’avaient cessé de les diriger vers Jérusalem, il n'était aucune raison pour qu'elles ne les y conduisent pas. Ils n'avaient pas le choix, ils devaient rentrer. Autrement ils se perdraient, s'assimileraient, se convertiraient, s'exposeraient à de nouveaux déboires. Ils étaient anachroniques et ils en tiraient leurs babils kabbalistiques ; ils étaient la risée des nations et ils en tiraient gloire.

Les musulmans étaient sidérés par ce départ précipité. Les juifs ne pouvaient quitter comme cela, du jour au lendemain, sans avertir, sans se séparer de leurs voisins, comme s'ils avaient été étrangers, alors qu'ils étaient chez eux, depuis le début, depuis toujours. Ils avaient de belles et sobres masures, de hâtives et lentes liturgies, de grands et petits commerces. Mogador était trop ballottée par ses vents et ses troubles pour s'intéresser de près au phénomène. Quand ses habitants découvrirent le creux que les juifs avaient laissé, ils sentirent un trou se creuser dans leur mémoire. Certains crièrent à l'ingratitude, d'autres à la trahison. Les plus interloqués ne comprenaient pas, ils ne comprendraient pas à ce jour.

Les juifs étaient sommés de choisir leur voie à ce croisement des libertés où le monde se trouvait. Ils ne s'étaient pas remis du terrible sort de leurs coreligionnaires décimés par les nazis et se sentaient un devoir pressant, inaudible de Dieu, de leur ériger un monument qui leur serait un havre. Ils se saisissaient de l'occasion de connaître une certaine accalmie dans la longue cavalcade des poursuites et des persécutions. Ils vivaient dans la hantise d'un soulèvement, d'un retournement politique, d'un déchaînement de violence… Ils avaient eu une histoire malheureuse et les tentatives d'en accentuer les embellies n'atténuent en rien ses rigueurs. On a incriminé les agents sionistes – s'il n'avait tenu qu'à eux, ils auraient laissé ces farouches dissidents, paquets d'ossements secs, de parchemins huileux et de velours sabbatique, moisir dans leurs mellahs et leurs taudis : « Ces greluchons ne sauraient jamais tenir une charrue ou une arme. » Seuls de mauvais historiens se risquèrent à établir un parallèle entre le régime pogromiste et concentrationnaire sous lequel les juifs d'Europe vécurent et le régime de dhimmitude qui était le leur dans l'aire musulmane. Il s'est même trouvé un malheureux Sorbonnard pour forger des notions équivalentes aux terribles notions qui déclinent la martyrologie juive en Europe. Le régime de dhimmitude ne manquait pas de vexations, il n’était pas pour autant que de disgrâces. L'Université devrait allouer un bâillon comme dernier privilège à certains de ses pensionnés.

Les juifs ont laissé derrière eux trois synagogues qui n’ont pas de quorums, leur digh (motif d’orfèvrerie) et la célèbre qasida de la shkhina – de shkhoun, chaud en arabe, peut-être aussi de shekhina, Présence divine en hébreu – de David Iflah (1867-1943), grand maître de la musique andalouse, sur le plat sabbatique consommé chaud au bout de longues heures de cuisson. Véritable ode au loisir sabbatique d’être de Mogador, de sa cuisine et de ses eaux de vie, cette qasida met toujours l’eau à la bouche des chercheurs, des chanteurs de malhoun et de leurs auditeurs : « morceaux de viande bien gras, du faux filet, de la poitrine et de l’épaule, provenant d’un bœuf clément… les grains de blé couleur d’ambre… au milieu de graisses ruisselantes, provenant de la moelle des os… comportant oignons, coings et haricots secs couleur de raisins… »

Photo : Collection Abdesalam Bizbiz