The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE MOGADOR : LE CONSERVATEUR DE MOGADOR
David Bouhadana persiste à publier des photos de Mogador-Essaouira dans le groupe de ce nom. Je ne sais pas qui il est, il résiderait à Marseille, il passerait ses journées à partager ses photos accompagnées par-ci par-là de courtes remarques. Je présume que nous devons avoir quelques années de différence. Sinon nous aurions partagé les mêmes bancs, les mêmes escapades, les mêmes souvenirs. C’est, à n’en pas douter, un grand patriote de la cité qui résidait sur la presqu’île dans les années 50-70. Il ne l’habite plus, elle l’habite. Nous nourririons la même passion pour l’étrange pays qui refuse de se désagréger dans les souvenirs de ses exilés. David publie également des cartes postales, des lettres manuscrites, des cartes de vœux, toutes ces attentions que l’écriture avait pour les humains avant que les mails ne remplacent les lettres et les WhatsApp les photos.
Chacune des photos de David me propulse sur les lieux. Les souks sont en noir et blanc, les passants des silhouettes qui ne se doutaient pas qu’elles entraient dans une photo. L’Hôtel des Îles trône seul sur le front de mer, il n’accueille que des hôtes de marque. Les cabines de plage se proposent en autant de sanctuaires précédant nos bains rituels, le chalet regorge de glace à la vanille, au chocolat, à la banane. La nouvelle casbah est bordée de jardins coloriés qu’aucune restauration ne relèverait plus. Je me présente à la poste située à l’angle que forment les rues conduisant par-ci à l’école et à l’église, par-là au jardin berbère. Le comptoir est en bois de tuya, peint en mauve, précieusement vernis, les sièges aussi. On propose des timbres de collection, on envoie des télégrammes. C’était du temps où l’on collectionnait les uns, redoutait les autres.
Le club où l’on se retirait pour battre les cartes de sa retraite et achever de donner à la ville une allure rentière git désormais dans les caves de je ne sais quelle banque. Ses membres narguaient les vagues à travers les baies vitrées et commentaient la chronique mondaine d’une population en quête de sensations. Sinon le cinéma de la Casbah a longtemps tenu lieu de salle des merveilles. Sur l’écran les personnages étaient de chair et avaient une âme, satanique pour Dracula, galante pour les mousquetaires, belle pour les actrices que rien ne nous préparait à les voir un jour vieillir et mourir. C’était un théâtre davantage qu’un cinéma avant qu’on n’achève de nous convaincre que derrière l’écran il n’était personne et que le progrès ne boudait pas toujours la presqu’île même s’il tardait à chambouler ses mœurs. Le plus beau spectacle restait celui de l’océan qui présentait l’avantage de se produire de tous côtés et de convertir chacun en personnage de radeau. Quand le soir se montrait clément, que le vent prenait le jour en pitié de Dieu, les femmes, toutes en haïk, prenaient place sur des bancs de pierre ou de bois pour suivre son roulis. Il était d’excitation, d'inquiétude, de silence, de sérénité, d’encre. Les vagues répétaient leur berceuse crépusculaire, la terre était à l’étale. C’étaient, à ces moments-là, les seuls versets auxquels les haïks s'entendaient parce qu’ils n'en attendaient rien. Les vagues ne délivraient pas leur message que celui-ci prenait l’écume.
David déballe sa mémoire avec ses photos, je déballe la mienne avec des mots qui échoueraient à légender la nostalgie qu’elles ravivent. C’était un nid particulièrement chaleureux dont la magie se présentait comme un précipité de bruissements de branches, de battements d’ailes, de craquements de cocons, de lueurs de lucioles, de chants de sirènes, d’envoûtements de la Qandisha. Les brindilles, le duvet, les plumes, les pétales sèches. La caresse des regards au-dessus des voiles ou derrière les rideaux. La magie était aussi de rumeurs océanes conservées dans des coquillages, de claquements de castagnettes espagnoles, de râles de sardines encore luisantes. Les gnaouas n’étaient là que pour empêcher que la magie ne s’emballe et ne tourne à la transe. Sitôt qu’on avait grandi, que la ville ne couvrait plus les études, on prenait son envol pour Marrakech, Agadir, Casablanca ou Paris. Les lycéens et les étudiants revenaient sans cesse, pour se prodiguer en vacances, recevoir l’onction des vagues, interpeller et se sentir interpellé. Ce n’est qu’en quittant ce nid qu’on contractait la nostalgie mogadorienne. Certains décalquaient leur vie des lieux avec élégance, les plus incurables passent toujours la leur à en entretenir la magie dans leur mémoire.
Les jeunes générations n’ont pas connu notre Mogador, ne soupçonnent pas la précarité de ses décors. Ils n’ont pas connu le chœur des synagogues, des colonies de vacances, de la chaîne des débardeurs. Elles ne se doutent pas que les bâtisses sur le Mechouar avaient de frêles balcons de bois qui donnaient sur des allées de terre battue délimitant des plates-bandes et que les hirondelles avaient leurs nids sous leurs solives. Elles connaissent une autre Essaouira, plus balnéaire et musicale, plus dense aussi. Une ville a remplacé le château dentelé situé sur un promontoire qui se prenait pour une presqu’île, intime et casanière, où l’on ne croisait ni touristes ni pèlerins. Tout le monde était encore là, presque tout le monde, parce que les lieux conservaient les frasques des personnages qui nous avaient précédés dans les mélopées berbères qui montaient des entrepôts où l’on triait les amandes, dans les colloques des pleureuses, les palabres des conteurs, les lilas des Hmadchas, les hurlements des Ouled Sidi Hmed ou Moussa. La cité se cloîtrait volontiers derrière les remparts, placés sous la surveillance des palmiers et des araucarias, n’autorisant que le tintement de l’horloge et des clochettes des chevaux auxquels s’attelaient comme par enchantement des calèches qui promenaient des notables qui n’avaient plus le pied marin, ne s’émouvant que des lames que le vent inspirait à l’océan. On ne s’était pas encore avisé de convertir le maraboutisme au soufisme.
Il arriva à Mogador ce qui est arrivé aux patelins où la France avait invité les trois communautés à coexister sous sa protection. Ils succombèrent à une certaine dépression. Les boules ne devaient pas survivre au départ des Français, le mellah à sa désertion par ses habitants. Mogador connut le sort de l’Asilah d’Amram El Maleh qui bien que de Safi n’en était pas moins un grand vacancier de Mogador puisque l’un ses ancêtres entra dans ses annales comme l’un des terribles présidents de sa communauté juive. Dans « Ailen ou la nuit du récit », il écrit à propos d’Asila avec le brio qui caractérise son écriture : « Il allait fermer cette ville comme on ferme un livre, lui donner un titre, lui assigner un destin, un coup d’audace, un coup de force, soumettre de page en page, à la clarté du récit, des transparences, le chaos, le tohu-bohu qui secouait sa tête et son cœur. »
La nostalgie est un enduit que sécrète la mémoire dans le sillage du temps qui passe et s’écaille, d’autant plus indestructible qu’elle survit à la mort. La poste sera toujours là, le clocher aussi. L’araucaria conservera ma mémoire et celle de tous ceux qui ont partagé un jour ses chuchotis. Les canons de Mogador ne tireront plus, les lieux ne connaîtront plus la guerre. Les seuls héros seraient encore des arts et des lettres et ils resteront gravés dans le marmonnement de vagues sérénisées par les travaux de restauration et dans l’immuable vol des mouettes. On n’a pas besoin de les convoquer, elles sont toujours là. Elles ne se décident pas à rentrer à leur île, elles s'attardent sur la presqu'île. Elles doivent finir de tirer la nuit sur les lieux. S'assurer que les artisans ont rangé leur breloque, que les portes des boutiques sont closes, les volets scellés, les barques solidement amarrées. Elles chassent les dernières brumes, les derniers relents des grillades, les derniers échos des querelles du jour. Elles ramonent le ciel pour que le lendemain le soleil ne soit pas couvert. Elles saluent les chalutiers qui lèvent l'ancre pour leur virée nocturne. Surtout elles bordent l'océan pour que ses vagues résistent au vent et ne lancent pas l’assaut tant redouté contre la ville endormie. Les dernières d'entre elles attendront le dernier appel du muezzin pour se glisser dans le dernier interstice du coucher.
On retrouve de moins en moins son nid. C’est pourtant la même adresse, sur une presqu’île de l’Occident marocain, entre Safi et Agadir, sur l’ancienne côte de Marrakech avant que celle-ci ne s’en donne une à Agadir. On se désole de son abandon autant que de son aménagement. On ne cesse de changer la couleur de ses remparts et depuis le décès du regretté Mohamed Bouada, on ne trouve plus de restaurateur pour restituer leur lustre aux portes. On a remanié le contour de la corniche, l’encombrant d’hôtels, de clubs nautiques, de restaurants. Seuls les araucarias résisteraient aux divagations. Ils ont été immunisés contre elles par le vent. On me dit, me concernant, qu’on a ouvert une liste de candidatures pour les dernières places des cimetières marins. J'étais toujours émerveillé de voir comment des papillons sortaient des linceuls que les chenilles brodaient autour d’elles pour se donner des ailes…
Photo : Michel Vu