The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE MOGADOR : UNE LIAISON JUDEO-GITANE

En été, Mogador devenait la station balnéaire de Marrakech dont les habitants venaient s’aérer sur le bord de l’océan. Ils logeaient volontiers chez l'habitant et c'était une occasion pour Fils-du-Serpent de s'assurer en deux mois le montant de son loyer annuel. Il vidait la chambre de la maison lézardée qui donnait sur l'horloge, entassait des matelas et prenait des vacances partielles de Dieu en accueillant… des « gitans ». Je ne sais si c’étaient de véritables gitans ou des descendants des légendaires Jenkanes. La présence des premiers au Maroc remonte à l’immigration des morisques (XVIe siècle) ou, en l’absence de renseignements plus précis, au XIXe siècle ; les seconds, descendants des Roms (?), charmeurs de serpents et montreurs de singes, venaient d’Asie. Ces derniers ne parlaient déjà plus l’arabe ou le berbère ni le romani, la langue indienne de leurs ancêtres, mais un hispano-andalou qui écorchait les oreilles des Castillans de Mogador. Leur présence sous notre toit présentait l'insigne mérite de relâcher la vigilance religieuse du très sourcilleux Fils-du-Serpent. C'étaient les vacances et elles ne l'étaient pas que de l'école et de sa discipline, elles l'étaient aussi du ciel et de ses sévères réglementations.
Nos « gitans » exploitaient des propriétés dans les terres intérieures. Ils installaient leurs compagnes et leur marmaille à Mogador pour la durée de l’été et retournaient à leurs travaux, ne paraissant que pour les week-ends. Ils avaient un coin de cuisine pour préparer leurs immuables soupes où ils plongeaient tout ce qui nous était interdit. Ils ne boudaient rien et c'était avec une secrète envie, contrariée par nos restrictions rabbiniques, que nous humions leur soupe qui dégageait des relents d'algues relevés de gingembre et de cumin. Si elle nous était interdite, la très belle, grande et auguste Dolorès n'hésitait pas, elle, à tremper sa cuillère dans les tripes que notre mère relevait d’ail pour concurrencer sa cuisine. Je n'ai cessé de goûter du bout des lèvres toutes les soupes de poissons qui m'étaient soumises pour retrouver celui de la bouillabaisse de Dolorès. C'est que ne l'ayant jamais goûtée, j'ai passé ma quête gastronomique à chercher un pafum que j'ai irrémédiablement manqué. Mais c’est, je crois, le lot de chaque juif qui passe sa vie à se délester, comme il se doit, de sa cargaison d’œillères et de lentilles en ce monde pour mieux accéder à l’autre…
Le samedi soir, quand les maris étaient de retour, les gitans célébraient leurs retrouvailles. Ils écorchaient les cordes de leurs guitares, claquaient des castagnettes et piétinaient leurs démons sous leurs talons cerclés de fer. Leurs voix tour à tour rauques et lascives, prises dans je ne sais quelles nostalgies, promettaient d'éclatantes revanches contre de cuisants revers romantiques. La très belle, grande et auguste Dolorès parait son visage des couleurs de l'amour, le chargeait de boucles d'oreilles, retroussait ses beaux et longs cheveux blonds en chignon, planté de peignes, de barrettes et d’œillets en tulle, revêtait sa robe de gitane rouge aux parements superposés, serrée au corset et à la taille. Les volants, au bas de la robe, formaient une traîne dont elle orchestrait cavalièrement le mouvement, la ramenant d'un tournant décidé du talon ou la ramassant gracieusement de l’une de ses mains. Elle imprimait sa cavalcade de sommations, de sanglots et de rires à la maison lézardée qui semblait se colmater pour retrouver les sérénades andalouses de ses anciens locataires qui n'avaient cessé de se languir de Séville et de Grenade. Nos gitans ripaillaient tant que les voisins, ne trouvant pas le sommeil, venaient assister au spectacle. La rue des Amandes découvrit le Flamenco, le Fandango et le Bolero avant le Rock’n’roll, le Twist et la Hora.
Bien sûr, Dolorès passait pour lire les lignes de la main et ce n’était pas sans appréhension que je lui présentais la mienne. Elle me prédisait de si tristes carrières que je me dépêchais de la lui présenter de nouveau le lendemain pour améliorer ses prédictions et… retrouver le velouté de sa peau. Certains jours, elle disait que je serais un bouderbala, traînant ses langueurs mogadoriennes d’un bouge à l’autre et d’un sanctuaire à l’autre ; d’autres que je serais un mauvais chroniqueur qui se perdrait entre Borges et Pessoa ou un prédicateur ambulant qui ne brillerait que parce qu’il prêcherait sans distinction tous les Dieux. Elle n’était pas sage, elle était voyante et comme toutes les belles et grandes voyantes elle m’insinuait ce que je n’aurais d’autre choix que de réaliser pour mieux me souvenir d’elle, de ses danses et des regards bleus qui gravaient sur une pauvre âme errante le brouillon d’un désir sacrilège.
Un été – c’était me semble-t-il le troisième ou le quatrième –, Dolorès annonça contre toute attente qu’elle avait l’intention de se convertir au judaïsme. Elle ne se signait pas plus qu’elle n’allait à la messe, malgré les nombreuses chaînes auxquelles pendaient sans distinction des croix, des croissants, des étoiles de David, des lunes, des soleils et tous les signes du zodiaque. Elle ne semblait connaître du judaïsme que ce que dans sa mansuétude religieuse, Fils-du-Serpent lui consentait entre deux portes ou quand elle prenait place à sa table pendant qu’il prenait son repas. Ma mère était si berbériquement juive, acquise à l’innocence et à l’austérité religieuses, qu’elle ne pouvait concevoir qu’une déesse gitane, diseuse de bonne aventure, chorégraphe de la lubricité, la voix tour à tour lascive et provocante, renonce à ses charmes pour rallier un pauvre peuple balançant entre la malédiction et la bénédiction. Etrangement, Fils-du-Serpent se montra plus ouvert et sans brader les principes sacro-saints du judaïsme, il s’avisa de tester les intentions de la belle gitane : « Vous ne pourrez plus préparer votre soupe océane ?! – Je me contenterai d’écailles et de nageoires. – Vous ne pourrez plus chanter. – Je me contenterai de prier. – Vous ne pourrez plus danser. – Je me contenterai de me balancer. – Vous ne pourrez plus porter vos robes de gitane. – Je m’achèterai des robes de pleureuse. – Vous devrez circoncire le petit Pedro. – La circoncision n’a jamais nui à personne. – Vous risquez de perdre votre mari. » Elle était peut-être prête à se convertir, elle n’était pas prête de se départir de ses regards tranchants, de ses répliques graveleuses et de ses ricanements en cascade : « Mon mari ne renoncera jamais à moi, il est déjà chrétien et musulman, il sera juif aussi. »
Les mauvaises langues assuraient que ces gens-là n’avaient pas de religion, les bonnes qu’ils étaient de toutes les religions. Ce qui est sûr c’est que je n’ai jamais vu Fils-du-Serpent d’aussi bonne humeur qu’en ces périodes d’été et aussi disert avec une autre femme qu’avec Dolorès. Il avait sa théorie des cinq sens et c’est elle qu’il tentait de lui inculquer : le sens du shabbat, celui de la sobriété, celui de la précarité, celui de la décence et celui de la vanité. Il lui tenait des prêches qu’il concluait de la rituelle incitation à aller étudier qu’il énonçait en araméen, en hébreu, en arabe, en chleuh, en français et...en espagnol, qu’il tenait d’elle : « Ve y aprende ! » Ces velléités de conversion n’étaient qu’un succédané d’une liaison plus passionnante et d’autant plus lancinante qu’elle n’était que de regards dérobés à Dieu chez Fils-du-Serpent et bravant Dieu chez Dolorès.
Un demi-siècle plus tard, soucieux de ménager nos retrouvailles, je dois présenter mes excuses à Fils-du-Serpent et reconnaître humblement que je l’ai soupçonné et lui en ai voulu en vain : je me résous à reconnaître que ce n’était pas tant lui qui était amoureux de Dolorès que son avorton d’héritier, même si alors je n’avais l’âge que d’être son fils. Elle reste gravée dans la mémoire de mes désirs passés comme une cambrure musicale aromatisée qui me revient d’aussi loin que le refoulé pour glisser cette chronique dans le bouquet des rêves souiris qui enchantent ma vieillesse et ravaudent mes sens étiolés. Fils-du-Serpent ne caressait, lui, comme la plupart de ses coreligionnaires, qu’un seul amour et c’était bien pour la Shoulamit du Cantique des Cantiques qu’il n’aurait troquée contre personne d’autre que ma sainte mère...

