The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE PHILISTIE : UNE TRIBU DE LA PEUR


Les journées de recueillement émaillent le calendrier hébraïque. Pâque commémore la libération de l’esclavage en Egypte qui se serait produite il y a 3000 ans. Pentecôte la révélation d’une légendaire révélation de la Torah qu’on ne se contente plus que de ressasser et d’interpréter à tort et à travers. Le 9 du mois de av la destruction – le même jour ! – des deux temples de Jérusalem il y a 2500 et 2000 ans. Même les célébrations restent des intermèdes entre deux catastrophes, deux guerres, deux accidents, et les jours de réjouissances sont précédés de jours de deuil. C'est un pays morbide, il est en train de devenir déprimant. Pourtant, les sectes hassidiques ne s’entendent qu’à célébrer la joie ; pourtant, dans les enquêtes d’opinion sur le degré de bonheur, les Israéliens trônent en tête. Malgré leurs malheurs, leurs querelles, leurs disparités, leurs disputes, leurs déboires. C’est qu’ils se prennent pour les meilleurs au monde, les laïcs non moins que les religieux, dans tous les domaines – y compris le bonheur. Se déclarer malheureux serait se ranger derrière des nations desquelles on garde distance. La France bien sûr qui n’arrête pas de râler. La Tchéquie qui ne se décide pas à se remettre de son engourdissement architectural. Le Venezuela qui attend désespérément un débarquement des Américains. Alors ils clament leur bonheur à grands cris et à chaudes larmes et n’arrêtent pas de se déclarer leur amour réciproque, leur soutien mutuel, leur unité éternelle, etc. Ils ressentent encore un besoin insatiable de se poser en la nation la plus ingénieuse au monde. La plus théâtrale. La plus musicale. La plus savante. La plus méritante. La plus divine. La plus tout ce que l’on veut. Or ils ne connaissent pas le monde et ils ne le prospectent pas sans prendre avec eux leur élection qui serait plus débraillée que soignée. Les malheureux ont davantage besoin de se convaincre de leur droit à l’existence que d’en convaincre les autres. Ces lignes trahissent peut-être de l’autodénigrement, comme les colons sicaires-racistes m’en accusent ces jours-ci, je l’assume volontiers plutôt que de poursuivre avec eux une conversation où ils m’ont toujours abusé. C’est dire ma naïveté, c’est dire leur rouerie. Une manière de me dérober aux déclarations d’amour et de fraternité qui visent toutes à me bâillonner et à m’incarcérer dans une de leurs institutions où l’on excelle à bourrer les crânes de sophismes rabbiniques. Plutôt cela que le soupçon de complicité avec des énergumènes dont les menées théocratiques ruinent mon judaïsme.
Ce n’est ni la solidarité ni l’amour qui cimentent la population juive en Israël ou en Diaspora. Mais la peur, surtout elle. La peur de la bombe iranienne ; des missiles du Hezbollah ; des roquettes du Hamas. La phobie des mariages mixtes et du brassage des populations aussi. C’est la peur et seulement elle qui lie les Juifs en une tribu volontiers paranoïaque et psychotique. La politique d’Israël est commandée et aiguillée par cette peur lancinante, constitutive de la condition juive, que rien ne dissiperait jamais, ni accords de paix ni garanties internationales. Parce qu’elle est coulée dans le calendrier de ses commémorations et dans le ghetto de ses rites et qu’elle ne saurait réviser l’un et résilier l’autre sans se perdre. C’est une peur trois fois millénaire que la Shoah a tatouée dans l’âme juive, pour le meilleur et pour le pire, pour l’on ne sait combien de siècles sinon de millénaires. La puissance militaire d’Israël ne diminue en rien cette peur ni du reste sa bravade politique internationale. Sinon on se déteste les uns les autres hargneusement, au point qu’on a du mal à faire un relevé des détestations mutuelles. Les ashkénazes détestent les séfarades et vice-versa, les laïcs les religieux, les sionistes les non-sionistes, les intégristes les orthodoxes, les orthodoxes les libéraux, les intellectuels les masses, les citadins les banlieusards, les artistes les ouvriers, les riches les pauvres, les colons de Judée et de Samarie, champions des déclarations creuses sur l’amour gratuit, les habitants de la bande côtière. C’est saturé de détestation mutuelle, voire… d’auto-détestation. C’en est à s’intéresser de près à la haine de soi chez Max Nordau, Bernard Lazare, Karl Krauss, Otto Weininger pour s’en préserver. En s’acharnant même contre les Juifs assimilés, le nazisme aura interdit jusqu’à la désertion des rangs du judaïsme pour s’assimiler ou se convertir. Je suis de ceux qui pensent et sentent que le traumatisme de la Shoah continue de puruler dans la conscience juive et n’est pas près de cicatriser pour la simple raison qu’il n’a pas été traité, ni théologiquement ni politiquement, au point que les plus grands négationnistes se recrutent davantage parmi les intégristes juifs que parmi les antisémites. Il était d’usage jusque-là de considérer que face à un ennemi commun les réseaux de solidarité et de complicité se reconstituaient sur le canevas des catastrophes collectives et des hantises communes d’extermination. Pour ce que l’on est autant que pour ce que l’on n’est pas, pour ce que l’on doit être autant que pour ce que l’on a cessé d’être. Désormais, il semblerait que le pire ennemi d’Israël, qui provoquerait plus sûrement son démantèlement qu’un quelconque ennemi extérieur, est encore le royaume colonial de Judée qui poursuit son annexion messianiste et obscurantiste d’Israël.
On ne sortira pas indemne de la cavalcade – religieuse ? culturelle ? constitutionnelle ? – qui secoue Israël. Dans le heurt des civilisations, c'est la plus enracinée, dans les décors autant que dans les esprits, qui l'emporte. La civilisation judaïque – s'il en est une – ne s'est pas enracinée dans les décors de Palestine. Les vestiges archéologiques les plus impressionnants sont hérodiens ou croisés. Or Hérode était un collaborateur des Romains, passablement hellénisé, et les Croisés étaient porteurs d'une rature du judaïsme. Dans la ville de David, on ne distingue pas entre les couches cananéennes et les couches davidiques. Sur le mont du Temple trônent des mosquées. Tout le reste, de Gamla à Massada, propose des lieux de résistance, de clandestinité et de désastre. Les monuments, consacrés à la Shoah, aux soldats morts sur le champ d'honneur, aux communautés disparues, conservent un cachet étranger. De même pour l'architecture – des cités de la culture soviétiques aux tours new-yorkaises en passant par le Bauhaus austro-allemand – qui reste, presque toute, importée. Je ne connais pas de style israélien-méditerranéen, israélien-levantin ou israélien-oriental. Ces mots résonneraient mal dans une ambiance où l'Orient est assimilé à l'incurie, le Levant à la veulerie. On est du reste en train de ravaler Jaffa en détruisant ses bâtisses historiques, en couvrant ses terrasses de tuiles rouges et en remplaçant les persiennes par des rideaux garantissant de glauques intimités contre l'intrusion de la lumière. Les paysages bibliques ne se conservent plus que dans les villages arabes de Galilée, de Judée et de Samarie. Le désert se couvre de bases militaires, de bourgades de tôles bédouines et de localités juives qui menacent en permanence de se débander. Trois générations plus tard, on ne serait nulle part chez soi. Ce n'est peut-être pas une parenthèse croisée, ça n'en présente pas moins cette volatilité juive diasporique sinon cette friabilité de la toile d’araignée de l’odieux Nasrallah, le geôlier du Liban. A Bnei Berak où les bâtiments décrépissent, du moins extérieurement ; à Méa Shéarim où c'est l'empressement sacré dans le plus encombré des ghettos. Les superpositions des civilisations, nous avertissait Braudel, ne tiennent pas. La civilisation originelle finit toujours par ressurgir : « Les superpositions qui durent des siècles ont des allures d'épisodes » (F. Braudel, « La Méditerranée », Flammarion, 1985, p.169). Je ne saurais dire quelle est la civilisation locale ; j’ai voulu croire qu’elle était hébraïque. Or les périodes de souveraineté nationale juive ont été d’une si courte durée que de morbides pensées m'assaillent concernant la viabilité du troisième temple creusé sous l’esplanade des mosquées. Israël devra se résoudre à marquer une pause et revenir à une échelle plus humaine. Avec humilité et délicatesse ; avec du doigté politique ; dans le respect de… la mer. Sinon le troisième exil risque de s’accélérer, parce que la civilisation judaïque est d'abord et avant tout textuelle et comme telle est de partout et de nulle part. La belle éclaircie que représentait Israël dans la sombre histoire juive serait en train de succomber à une éclipse et de se couvrir de parasites. Plutôt l’exil à nouveau que l’incarcération dans une théocratie obscurantiste et raciste.
Photo : Jerusalem, David St, 1887, Gustav Bauernfeind (1848-1904)