The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
DANS LE SILLAGE D’ARENDT : LA BANALITE DU MAL


Le 11 mai 1960, les services secrets israéliens arrêtaient Otto Adolf Eichmann dans une banlieue de Buenos-Aires. Il avait été l’un des principaux maîtres d’œuvre de la déportation et du massacre de millions de victimes juives sous le régime nazi. Dix jours plus tard, il fut acheminé en Israël. Le 11 avril 1961 s'ouvrit son procès pour crimes de guerre contre le peuple juif et l'humanité. Chargée de couvrir le procès pour le New Yorker, Hannah Arendt refusa de verser dans le réquisitoire dominant contre Eichmann qui n’était à ses yeux qu’un pauvre type, personnage falot débitant « des clichés », donnant l'air de n'avoir été qu'un fonctionnaire subalterne dans une vaste industrie génocidaire plutôt qu'un meurtrier roué au crime. Plus sot qu'intelligent, il éveillait plus de pitié que de haine. On était en présence d'un épouvantail, sans grande stature, qui recourait à des phrases creuses pour prétendre le pour et le contre et se contredire.
Pour Arendt, Eichmann n'était pas le monstre que présentait le procureur général, mais un Allemand du commun. Un homme normal, somme toute banal, et c'est sa banalité qui sollicite Arendt et l'inquiète. Elle avait du mal à concevoir qu'un homme aussi quelconque pût être derrière l’industrie concentrationnaire nazie. Il ne montrait pas de motivations meurtrières, il s’était contenté d'obéir aux ordres. Les catégories judiciaires habituelles, présumant du libre exercice du jugement et de motivations claires, ne s’appliquaient pas telles quelles dans un procès instruit dans le contexte d’un génocide. Arendt se permet de constater « la terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » (H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard / Folio, 1997, p. 408) et ne trouve rien à déduire des atrocités nazies que de réitérer la thèse que titrent désormais ces mots : « L’ennui avec Eichmann, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni pervers ni sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies, car elle suppose (les accusés et leurs avocats le répétèrent, à Nuremberg, mille fois) que ce nouveau type de criminel, tout hostis humani generis qu’il soit, commet des crimes dans des circonstances telles qu’il lui est impossible de savoir ou de sentir qu’il a fait le mal » (H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, p. 444).
Les nazis n'étaient pas de vulgaires criminels, leurs crimes n’étaient pas des actes extraordinaires. Ils étaient au contraire routiniers, perpétrés dans cette sidérante routine qu’autorise la mise entre parenthèses des normes, des lois, des convenances par la guerre que guette, souvent sinon toujours, la barbarie. Si elle s'était trouvée à la place des juges, Arendt n'aurait pas condamné Eichmann à mort parce que c’était un monstre, pour sa haine des juifs ou à cause des proportions du massacre dont il fut l’un des principaux exécutants, mais pour s'être arrogé le droit de décider avec qui partager le monde et qui en exclure. Arendt conclut le réquisitoire qu’elle aurait prononcé en ces termes : « Et parce que vous avez soutenu et exécuté une politique qui consistait à refuser de partager la terre avec le peuple juif et les peuples d'un certain nombre d'autres nations – comme si vous et vos supérieurs aviez le droit de décider qui doit et ne doit pas habiter cette planète – nous estimons que personne, qu'aucun être humain, ne peut avoir envie de partager cette planète avec vous. C'est pour cette raison, et cette raison seule, que vous devez être pendu » (H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, p. 448).
Arendt ne cache pas son dépit face à un procès qui aurait tourné à la mascarade. Elle aurait préféré qu'on abatte Eichmann en Argentine, que les vengeurs se constituent prisonniers et qu'ils soient les héros d’un procès qui aurait révélé au monde leurs motivations. Ce procès aurait servi la cause des victimes de la Shoah, évité à Israël de violer la loi internationale et donné au procès des crimes nazis un tout autre retentissement. En revanche, en plantant le décor du procès d'Eichmann à Jérusalem, en le mettant en scène, on banalisait… les crimes nazis. Israël n'avait pas su distinguer entre le déchaînement de l'antisémitisme au cours de l'histoire et le génocide nazi qui constitue un crime contre l'humanité – « dans le sens d'un crime contre le statut humain » : « Si le tribunal de Jérusalem avait fait la distinction entre la discrimination, l'expulsion et le génocide, il aurait été clair, d'emblée, que le crime suprême qu'il avait à juger, l'extermination du peuple juif, était un crime contre l'humanité, perpétré contre l'ensemble du peuple juif ; et que seul le choix des victimes, et non la nature du crime, pouvait s'expliquer historiquement par la haine dont les juifs faisaient l'objet et par l'antisémitisme. Dans la mesure où les victimes étaient juives, il convenait, il était juste, que des juifs soient juges. Mais dans la mesure où il s'agissait d'un crime contre l'humanité, seul un tribunal international était habilité à rendre justice » (H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, p. 433).
Arendt ne soigne pas ses mots pour dénoncer les manœuvres politiques et morales de David Ben Gourion, Premier ministre israélien, et de fustiger la théâtralité du procureur général, Guideon Hausner, qui abusait de son rôle pour se donner en spectacle plutôt que de se limiter à l'accusation. Elle lui reprochait de chercher la vengeance plutôt que la justice. Elle était plus que réservée sur la frénésie des Israéliens, soucieux de montrer au monde entier qu'ils n'avaient plus besoin de la protection internationale et n'attendaient rien des vaines promesses : « Pour la première fois depuis l'an 70 (quand les Romains détruisirent Jérusalem) les juifs pouvaient juger les crimes perpétrés contre leur propre peuple ; pour la première fois ils n'avaient pas à demander à d'autres de faire justice à leur place, à s'en remettre à de belles phrases, passablement dévalorisées du reste, sur les droits de l'homme » (Arendt, H., Eichmann à Jérusalem, p. 437).
Les articles d'Arendt achevèrent de lui aliéner les milieux universitaires, juridiques et politiques israéliens. Ses positions sur la nature du mal – pendant que se tenait le procès – suscitèrent de sourds et houleux débats. On lui reprocha son hostilité au procureur général et le mépris qu’elle trahissait pour les institutions qu'il représentait. Les plus sévères de ses critiques l’accusèrent de le haïr davantage qu'Eichmann. Plus tard, elle tenta de reconsidérer sa thèse sur la banalité du mal. Plutôt que de se dédire, elle confirma ses premières impressions. Rien ne serait plus ordinaire que le mal et par celui qui le commet davantage que par celui qui le subit :
« Je n'avais alors à l'esprit ni théorie ni doctrine mais quelque chose de factuel, le phénomène d'actes mauvais, commis à une échelle gigantesque, qui ne peuvent être attribuées à une quelconque perversité, pathologie ou conviction idéologique chez le personnage dont la seule caractéristique personnelle était peut-être son extraordinaire platitude. Quelle que soit la monstruosité des faits, leur auteur n'avait jamais été monstrueux ou démoniaque et le seul trait que l'on pouvait relever dans son passé ainsi que dans son attitude pendant le procès et son examen préalable était quelque chose de totalement négatif : ce n'était pas de la stupidité mais une curieuse et sincère incapacité de penser. Il remplissait le rôle du criminel de guerre notoire qu'il avait été sous le régime nazi et ne rencontrait visiblement aucune difficulté à se plier à un tout autre ensemble de règles. Il savait que ce qu'il avait considéré auparavant comme son devoir était désigné maintenant comme un crime et il admettait ce nouveau code de jugement comme si ce n'était rien d'autre qu'une nouvelle règle de langage » (Arendt, H., "Thinking and Moral Considerations", in Responsibility and Judgment, New York: Schocken Books, 2003, pp.159-60).
L'intérêt d'Arendt pour le nazisme, qui représentait pour elle un drame personnel, sentimental et existentiel, s'étendit à l'ensemble du phénomène totalitaire. C'est armée de sa thèse sur la banalité du mal qu'elle démonta les mécanismes de la terreur qu’exercent les régimes totalitaires pour s'étendre et se perpétuer. Elle parle du syndrome du copeau : porté par la conviction que l’histoire ne peut atteindre à la grandeur sans dégâts, chacun redoute de devenir un copeau dans la robotisation qui caractérise les régimes totalitaires et, pour se dérober à la suspicion généralisée, livre son tribut de copeaux en dénonçant les autres. Arendt ne cessa de reprendre cette exclamation de Georges Clemenceau dans l’affaire Dreyfus : « L’affaire d’un seul est l’affaire de tous » pour contrer la maxime populaire qui alimente le totalitarisme : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » (Cf. H. Arendt, « Les œufs se rebiffent » dans La Philosophie de l’existence, Payot / Rivages, 2000, p. 193).
La notion de « banalité du mal » ne heurte pas tant par le sacrilège qu’elle pourrait recouvrer que par sa… banalité. Elle ne restitue ni les ressorts du mal tel qu’il s’est manifesté chez les nazis ni la troublante frénésie carnassière dans les rangs des SS. Arendt aurait mieux fait de recourir à une notion comme « l’hyperbole du mal (dans le mal ?) » pour mieux comprendre la surenchère dans l’insensibilité et l’horreur que ces derniers, convertis en bourreaux imperturbables, ont montré pour accomplir les « excessions » les plus sauvages dans l’histoire des hommes. Ils s’en sont acquittés avec de telles logique, rigueur et industriosité, couverts par l’odieuse bonne conscience de s’acquitter d’une œuvre… d’humanité, qu’ils laissent perplexes, comme l’a souligné Adorno, sur la culture, la civilité, la… moralité. La Shoah réclamait – réclame toujours – une révision générale des mœurs policées et ce n’est pas la postulation de la banalité du mal qui l’encouragerait. Arendt aurait par ailleurs mieux cerné les escalades dans la violence et les engrenages meurtriers décelables dans le phénomène totalitaire.