DANS LE SILLAGE DE BERGSON : DE L’INSTINCT A L’INTUITION

26 Jul 2018 DANS LE SILLAGE DE BERGSON : DE L’INSTINCT A L’INTUITION
Posted by Author Ami Bouganim

Bergson conteste à l'intelligence la prétention de couvrir de son régime l'ensemble de la réalité. Elle traite l'organique en termes d'inorganique, la vie en termes de matière, la totalité en termes de ses parties. Elle réduit le mouvant à l'inerte, le psychique au physique, la création inventive à une fabrication manipulatrice. Elle débite la durée en instants. Elle véhicule l’« illusion rétrospective » qui consiste à construire le mouvement de la vie à rebours, marquant immanquablement un retard sur son évolution créatrice, manquant son mouvement de régénération perpétuelle. Elle véhicule encore l’« illusion démiurgique » inhérente à sa manie technicienne qui cherche et postule des mécanismes derrière les phénomènes. Quand elle est animée et portée par l’intelligence, la philosophie s'empêtre dans de nombreux et inextricables empiètements – de l'espace sur le temps, du parcours sur le mouvement, du point sur l'instant, de la quantité sur la qualité, de la nécessité sur la liberté – qui lui font manquer l’essentiel. Elle contracte sans discernement ses habitudes et ses vices dont la plus troublante – la plus pragmatique aussi –, réunissant les deux illusions, reste son « mécanisme cinématographique », c'est-à-dire son incoercible tendance à n'étudier la vie et à n'en reconstituer la trame qu'à partir d'instantanés. Or la vie, en l'occurrence le temps vécu comme durée, se dérobe à l'intelligence. Elle est animée par des instincts et se déploie par intuitions auxquels la philosophie ne s'entend pas.

La critique bergsonienne de l'intelligence est triple. Elle est d'abord épistémologique, recouvrant une critique des procédures et des méthodes auxquelles elle recourt. Elle est ontologique, reprochant à l’intelligence de ne pas traiter du vivant sans le réduire à de la matière. Elle est enfin existentielle puisque Bergson préconise un mode de connaissance plus respectueux du vivant et des élans qui l'animent. Il en vient tout naturellement à distinguer entre deux modes de connaissance, l'une pratique et intéressée, l'autre spéculative et désintéressée : « Le premier genre de connaissance a l'avantage de nous faire prévoir l'avenir et de nous rendre, dans une certaine mesure, maîtres des événements ; en revanche, il ne retient de la réalité mouvante que des immobilités éventuelles, c'est-à-dire des vues prises sur elle pour notre esprit : il symbolise le réel et le transpose en humain plutôt qu'il ne l'exprime. L'autre connaissance, si elle est possible, sera pratiquement inutile, elle n'étendra pas notre empire sur la nature, elle contrariera même certaines aspirations naturelles de l'intelligence ; mais, si elle réussissait, c'est la réalité qu'elle embrasserait » (H. Bergson, « L'Evolution créatrice », Quadrige / PUF, 1983 (1941), p. 342).

La connaissance spéculative reçoit deux modalités selon qu’elle est portée par l'instinct ou l'intuition. En deçà de l'intelligence, l'instinct assure une connaissance infra-intellectuelle ; au-delà de l'intelligence, l'intuition assure une connaissance supra-intellectuelle. L'une et l'autre garantissent un accès immédiat à la vie. Elles se portent vers l'organique, voire s'inscrivent dans l'élan qui anime la vie pour saisir son cours de l'intérieur. Tandis que l'instinct reste aveugle, l'intuition est instruite par l'intelligence dont elle se pose en contraction et en dépassement. Elle ne s'en détourne pas pour régresser dans l'instinct mais pour la dépasser en revitalisant ses procédés mécanistes et discursifs. Elle comble ses lacunes et permet une meilleure compréhension de la vie puisqu’elle s’inscrirait dans son mouvement comme création continuée : « Mais si par-là, elle dépasse l'intelligence, c'est de l'intelligence que sera venue la secousse qui l'aurait fait monter au point où elle est. Sans l'intelligence, elle serait restée sous forme d'instinct, rivée à l'objet spécial. […] C'est de l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de s'élargir infiniment » (H. Bergson, « L'Evolution créatrice », p. 178).

En privilégiant l'intuition sur les procédés mécaniques et statiques de l'intelligence, Bergson assimile sa pratique de la philosophie à une psychologie qui aurait pour vocation d’étudier le vivant de l'intérieur sans attenter à sa vitalité. Il récuse le poids qu'on attribue communément à la raison, ne lui concédant qu’un rôle d'arbitre dans les délibérations qui entravent le libre épanouissement de la vie : ce ne serait qu’un volant qui nous aide à nous orienter : « Autant vaudrait croire », déclare Bergson, « que c’est le volant qui fait tourner la machine. » En revanche, l’intuition plonge dans les souvenirs qui meublent la mémoire pour animer et instruire l'empathie, modalité par excellence de la connaissance psychologique. Dès lors, la psychologie consiste selon Bergson à fouiller la mémoire pour mieux démêler l'écheveau des souvenirs qui convergent dans l'intuition.

La critique bergsonienne de l’intelligence s’étend également à l’intellectualisme moral qui stipule qu'on ne pèche que par défaut ou par ignorance. Toutes les raisons avancées par l’intelligence pour susciter ou corriger le comportement moral ne réussissent pas à plier la volonté. Celle-ci est plus impressionnée par l’héroïsme religieux et moral des grandes âmes animées par l’amour de Dieu s’épanchant en amour du prochain que par les exhortations ou les maximes de la raison. Bergson récuse les thèses de Kant pour qui il n'est de morale qu'universelle, extensible à l'ensemble de l'humanité, régie par des maximes qui présument de la rationalité pratique de tous les hommes. L’une d’elles énonce : « Agis de telle sorte que tu traiteras l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » L'impératif catégorique que véhicule cette maxime ne serait pour Bergson qu’une construction de la raison, pâle imitation de l’impératif dicté par la « nature instinctive ou somnambulique » de nos habitudes (Voir H. Bergson, « Les Deux Sources de la Morale et de la Religion », PUF, 1965, p. 30).