DANS LE SILLAGE DE ROUSSEAU : LA BILE D'UN AUTODIDACTE

29 Oct 2017 DANS LE SILLAGE DE ROUSSEAU : LA BILE D'UN AUTODIDACTE
Posted by Author Ami Bouganim

Rousseau présente le mérite d'illustrer la caricature mondaine alors même qu'il la dénonce. C'est parce que le monde refuse de le recevoir que ses attaques contre lui sont aussi fielleuses. Sa satire de la société est d'autant plus acerbe qu'il se pose en martyr et se révèle de ces natures intraitables dont on ne sait si elles méritent d'être traitées ou commentées, avec des passages qui annoncent Kierkegaard d'un côté, Dostoïevski de l'autre : « Je dois savoir endurer le ridicule et le blâme, pourvu qu'ils ne soient pas mérités » (J. -J. Rousseau, Les Confessions VIII, La Pléiade, vol. I, Gallimard, 1959, p. 378). Ses récriminations émaillent ses considérations philosophiques : sa singularité est raillée par des salons corrompus ; sa supériorité, méconnue par des êtres inférieurs. En définitive, il n'incrimine le monde que pour mieux survivre à son échec mondain, reconnaissant du reste : « Je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile et l'humeur qui m'en faisaient éclater » (Les Confessions VIII, p. 168).

La logorrhée littéraire de Rousseau, servie par une tendance incoercible à la diatribe, l'amène à prétendre le pour et le contre sur presque toute chose. Ce maître de la liberté était d'un tempérament réactionnaire, d'un manichéisme tranchant et intraitable, sans patience pour les nuances. D'un côté, ceci ; de l'autre, cela. D'un côté, le régime de la nature ; de l'autre, celui de la société. D'un côté, la liberté ; de l'autre, la règle. D'un côté, les penchants ; de l'autre, les obligations. D'un côté, l'homme ; de l'autre, le citoyen. Il ne réussit à expliquer ni comment le régime de nature se dégrade en régime de société ni comment l'homme s'accommode du citoyen. Sa misanthropie est encore plus aigüe que celle de Hobbes : « L'haleine de l'homme est mortelle à ses semblables : cela n'est pas moins vrai au propre qu'au figuré » (J.-J. Rousseau, L’Emile I, La Pléiade, vol. IV. p. 277).

Nous sommes en présence de l'œuvre d'un autodidacte de génie, sans rigueur et sans méthode, à l'inspiration bouillonne, débridée et déliée, se désolant du fouillis qui règne dans sa tête, en tirant du panache comme dans la lettre à Dom Deschamps où il déclare : « ... qu'ordre et méthode qui sont vos dieux sont mes furies ; que jamais rien ne s'offre à moi qu'isolé et qu'au lieu de lier mes idées dans mes écrits j'use d'une charlatanerie de transitions qui vous en impose les premiers à tous vous autres grands philosophes... » (Les Confessions, p. 1285, rem. 2). Rousseau pousse sa morgue d'autodidacte jusqu'à nourrir de vulgaires sentiments anti-philosophiques : « J'aime mieux être homme à paradoxes qu'homme à préjugés » (J.-J. Rousseau, L'Emile II, La Pléiade, vol. IV, p. 323). Son œuvre serait à l'image de l'opéra qu'il soumit à Rameau et dont il écrit : « Il est vrai que mon travail inégal et sans règle était tantôt sublime et tantôt très plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie et que la Science ne soutient point » (Les Confessions VII, p. 334). Intuitif en philosophie autant qu'en musique, sa haine des philosophes serait celle d'un exclu se démarquant de « la tourbe philosophesque ». Un cas somme intéressant de déclassé réparant une interminable et cuisante humiliation mondaine.

L’antienne stoïcienne de Rousseau est grevée d'antinomies dont il n'est pas toujours conscient et qui tirent souvent son discours dans des directions contradictoires. Les plus troublantes restent celles entre l'homme et le citoyen, la nature et la société, la pitié et la loi, voire le cœur et la raison. La voix du cœur – la conscience – reste le dernier juge – naturel – pour trancher les controverses, se préserver des créations de la raison ratiocinant et éviter de se perdre « dans le dédale immense des opinions humaines ». Le sentiment serait encore plus péremptoire que les dogmes religieux ou les thèses métaphysiques. Il incite à l'extase dans le présent, consentant à la nécessité et au destin, sans sortir hors de l'être et hors du présent : « Je n'ai rien tant appris de vous dès mon enfance qu'à être toujours tout entier où je suis, à ne jamais faire une chose et rêver à une autre ; ce qui est proprement est ne rien faire et n'être tout entier nulle part » (Emile et Sophie ou les Solitaires, La Pléiade, vol. IV, p. 899). Rousseau se situe à la croisée de la sociologie et de la psychologie : « Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société ; ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale, n'entendront jamais rien à aucune des deux » (L'Emile IV, p. 524). Manquant de noblesse littéraire, la variété de ses connaissances – la botanique, la musique, les lettres… – ne réussit pas à l'arracher du rang d'un autodidacte pour lui donner l'envergure d'un homme de la Renaissance.

Rousseau avait visiblement du caractère, se posant dans sa vanité en victime d'un large complot destiné à l'abattre. Son œuvre s'impose comme un vaste procès littéraire destiné à éventer les accusations dont le malheureux était, à son insu, le véritable artisan. Tantôt, il dénigre les philosophes, tantôt, il les loue. Tantôt, il invoque la raison, tantôt, il dénonce sa casuistique. Tantôt, il s'en remet aux sentiments, tantôt, il les assimile à des passions et s'en méfie. Sa pratique permanente de la diatribe entame ses doctrines. On obtient un prêche brouillon qui part dans tous les sens sans autre cohérence que la raideur de… Rousseau. Son embrouille n'en aura pas moins réussi à passionner des générations de commentateurs et de... pédagogues.