FICHE DE LECTURE : L. TOLSTOI, ANNA KARENINE (1877)

21 Sep 2019 FICHE DE LECTURE : L. TOLSTOI, ANNA KARENINE (1877)
Posted by Author Ami Bouganim

D’un côté, Anna Karénine, plus passionnée que volage, trompe son mari, membre de je ne sais quel ministère, avec Vronski, un sémillant officier. Elle s’égare dans son adultère, tombe enceinte de son amant, vit avec lui, retourne à son fils et à son mari, connaît une fin tragique. De l’autre, Lévine, homme à principes, endure stoïquement sa passion sentimentale pour Kitty, avant de connaître le bonheur de l’homme comblé par une épouse exemplaire et par une riche progéniture. Le titre du roman induirait en erreur. Ce n’est pas tant Anna Karénine qui en serait l’héroïne que Lévine ; ce n’est pas tant la passion coupable d’Anna que Tolstoï souhaitait dénoncer ni même la frivolité coupable de Vronski que la sagesse de Lévine qu’il souhaitait célébrer. Les premiers brouillons n’étaient-ils pas intitulés « Deux mariages, deux couples » ?

Le personnage de Lévine est tolstoïen de bout en bout. Un aristocrate ouvertement réactionnaire, plus vieux que ne le laisse paraître son excitation amoureuse, volontiers misanthrope, radotant plutôt que philosophant. D’abord repoussé par Kitty, il se retire sur ses terres pour cuver sa peine sentimentale dans la solitude et le travail : « ... tu resteras ce que tu es, avec tes doutes, ton éternel mécontentement de toi-même, avec tes vaines tentatives de perfectionnement de toi-même, avec tes chutes et l’attente perpétuelle d’un bonheur auquel tu n’es pas destiné et qui constitue pour toi l’impossible. » Une âme qui se veut simple, moraliste à l’extrême, volontiers plouc au point de se vanter de sa maladresse. Il se livre à une apologie de la rusticité contre la corruption de la mondanité : « Là-bas, [à la campagne], nous tâchons d’entretenir nos mains en état de nous servir ; nous coupons nos ongles, nous retroussons nos manches. Ici, les hommes laissent exprès croître leurs ongles ; et pour être bien sûrs de ne pas se servir de leurs mains, ils s’accrochent aux poignets des soucoupes en guise de boutons de manchettes. »

Tolstoï se donne un personnage a-mondain sinon anti-mondain qui assume sans complexes ses traits campagnards, plus nobles et naturels que les traits citadins. Il se défie de la médecine, ne croit pas en l’éducation et ne prône la participation des paysans à l’exploitation des terres que par paternalisme de propriétaire. Il ne se soucie guère d’améliorer leur condition, mais de les préserver de leur corruption par le réformisme. Un sentimentalisme agreste qui verse dans la célébration de la domesticité : « Quand on est chez soi, les murs mêmes nous réconfortent. » Tolstoï privilégie les vertus de ce que Georges Steiner nomme l’« immanence dans le monde ». Les travaux des champs, la grâce d’une pause, le mariage pour perpétuer la lignée. Le travail surtout, le travail bien sûr, en guise de culte de la nature. On succomberait volontiers aux charmes de cette liaison bourrue avec la terre et la nature si seulement Lévine se montrait, de temps à autre, moins raide, moins caricatural et plus humain : « Constantin Lévine n’aimait pas qu’on se récriât sur la beauté de la nature ; les mots lui gâtaient la splendeur du spectacle qu’il avait devant lui. » Lévine ne se montre un rien grégaire que pour accentuer son hostilité au raffinement mondain : la campagne plutôt que Moscou ou Pétersbourg, une partie de chasse plutôt qu’une course de chevaux.

La simplicité d’esprit que montre Lévine se veut plus convaincante que les branlantes constructions de l’esprit ingénieux. Ses considérations sociales plus judicieuses que les théories socialistes de l’époque. Il cherche à restaurer un mode de vie dont les vertus l’emporteraient de loin sur les vices, si ce n’est que, même là, persiste, lancinante, la question de la mort qui ne se laisse éluder ni par le mouvement de la herse ni par la naïveté de croire :
« Mais je n’ai pas cessé de penser à la mort ! dit Lévine. C’est vrai qu’il est temps de mourir et que tout n’est que vanité. Je te le dirai franchement, je tiens beaucoup à mes idées et à mon travail, mais quand je pense que tout notre beau monde n’est qu’une protubérance sur une infime planète, quand je réfléchis à ce que peuvent être nos idées, nos œuvres... Autant de grains de poussière...
– Mais, mon cher, tout cela est vieux comme le monde !
– Soit ! Mais vois-tu une fois qu’on a compris tout cela clairement, quand on s’est rendu compte qu’il faut mourir, soit aujourd’hui, soit demain, et que fatalement il ne restera rien, tout cela devient bien misérable ! Les choses que je considère comme importantes sont, en réalité, aussi insignifiantes que de retourner cette peau d’ours. Pourtant on passe sa vie à se distraire en chassant ou en travaillant, dans le seul dessein de ne pas penser à la mort. »

Les dernières pages du livre révèlent que ce brave maître de maison, sentimental au point de succomber à la jalousie, est un angoissé métaphysique : « À plusieurs reprises, Lévine, chef de famille heureux, bien portant, avait été si près du suicide qu’il détournait les yeux quand il voyait une corde, de peur de se pendre, et qu’il évitait de se promener avec un fusil, dont il eût pu se servir contre lui-même. » Le personnage le plus volontairement niais du roman russe serait, lui aussi, un être tourmenté : « Si j’ignore ce que je suis, et pourquoi je suis, je ne peux pas vivre. » L’anti-intellectualisme et la célébration de la domesticité se terminent par une désespérante conversion. De loin, de partout et de nulle part, derrière les constructions de la pensée, dans le recueillement, entre le vacarme des mots, perce la croyance la plus élémentaire, la plus vitale et la mieux partagée : Dieu, que « personne ne peut ni comprendre ni définir », recouvre une reconnaissance des limites intellectuelles de l’homme. Malgré sa conversion, Lévine reste contrit, plus raide que serein, au point qu’Oblonski lui reproche : « ... tu as une âme simple, c’est ta qualité et aussi ton défaut. Tu es tout d’une pièce et tu veux que toute la vie se compose de phénomènes simples... Toute la variété, tout le charme, toute la beauté de la vie ne sont qu’un mélange de lumière et d’ombre. »

Anna Karénine endure la passion d’une mère adultère, déchirée entre son amour maternel et sa passion pour son amant : « Je n’aime que ces deux êtres au monde, et ils s’excluent l’un l’autre, je ne puis les renier ! » Elle est d’autant plus contrariée que son mari reste somme toute imperturbable, plus soucieux de sauver les apparences pour protéger son statut au ministère, et cela n’est pas sans tresser son irritation de velléités féministes : « Naturellement, s’emporte-t-elle intérieurement contre son mari, il a toujours raison. Il est chrétien, il est généreux ! Oh ! que cet homme est vil et méprisable ! Et dire que je suis seule à le savoir, que jamais personne ne le saura en dehors de moi, qui suis impuissante même à expliquer le fait ! On vantera la piété de cet homme, sa moralité, son honnêteté, son intelligence, mais personne n’a vu ce que moi j’ai vu. Tout le monde ignore que pendant huit ans, il a opprimé ma vie, qu’il a étouffé tout ce qui palpitait en moi, que pas une seule fois il ne s’est dit que j’étais une femme vivante et que j’avais besoin d’amour. Personne ne sait qu’il m’offensait à chaque instant et qu’il n’en était que plus content de lui. N’ai-je pas cherché de tous mes forces à donner à ma vie une raison d’être ?... » On a l’impression que le personnage d’Anna se construit à l’insu de Tolstoï et comme derrière son dos, sa morale, ses convenances, sa misogynie : « Moi, les femmes, déclarait-il à Gorki, je dirai ce que j’en pense vraiment quand j’aurai un pied dans la tombe. Je le dirai, puis je sauterai dans mon cercueil et j’en rabattrai le couvercle sur moi. Bien malin alors qui saura m’attraper. » L’auteur resterait en-deçà du personnage de son héroïne, sous son ascendant, à l’instar du reste de son propre amant, indigne de son courage puisqu’elle brave la réprobation générale, poussant l’audace jusqu’à se montrer dans les cercles les plus hostiles : « Pourquoi », s’interroge Vronski, « me met-elle dans cette situation ? »

Tolstoï met sur les lèvres de Lévine ce qu’il penserait des femmes : « Il y a des femmes et il y a des... » Les premières sont nobles, les secondes monstrueuses. Kitty, de laquelle s’éprend Lévine, représente les premières ; Anna, aux charmes de laquelle tout homme normalement constitué succombe, les secondes. Une femme est volontiers une enchanteresse dont la vocation est de séduire l’homme pour contribuer à son épanouissement en se mettant à son service ou pour l’entraver en le soumettant à ses propres caprices : « La femme est le pivot autour duquel tourne toute l’existence. » Pourtant, c’est le personnage d’Anna Karénine qui domine l’intrigue et non celui de Lévine pour ne point parler de Kitty. Tolstoï a beau mettre dans la bouche de Lévine son horreur des « femmes tombées », il se laisse mener par le drame de son héroïne où retentissent les éclats d’une passion interdite : « Je suis toujours la même... », murmure Anna dans son délire, « Mais en moi il y a une autre femme dont j’ai peur. C’est elle qui en a aimé un autre, et j’ai voulu te haïr, mais je n’ai pu oublier celle qui existait auparavant. » Le drame ancillaire de la femme serait dans ce cri : « L’autre n’est pas moi ! »

Tolstoï ne serait ni le premier ni le dernier auteur à se laisser entraîner par son personnage. Il ne serait un grand écrivain qu’autant qu’il ne maîtriserait pas sa plume, suivrait son démon littéraire sans s’encombrer de ses convictions et de ses déclarations, se rachetant de ses préjugés par l’écriture. Ses personnages féminins, de Anna à Kitty en passant par la pathétique Daria, sont de véritables réussites ; ses personnages masculins, de Vronski à Alexis en passant par l’antipathique et lourdaud Lévine, des échecs. Les portraits des premières trahissent de l’acuité psychologique, ceux des seconds restent sans âme. Tolstoï s’insinue avec prudence et pudeur, montrant paradoxalement une grande empathie, dans les âmes féminines, tandis qu’il se heurte aux âmes masculines et se borne à des considérations behavioristes et intellectualistes. Le premier, Steiner relève une lancinante ambiguïté dans la relation de Tolstoï à son héroïne et le déclare amoureux d’elle, au point de modérer sa répréhension morale de circonstances atténuantes littéraires : « Anna’s tragic fate yields values and enrichment of sensibility that challenge the moral code which Tolstoï generally held and was seeking to dramatize. […] Tolstoy grew enamoured of his heroine, and through the liberality of his passion she achieved a rare feedom. […]. In Anna Karenina Tolstoy succumbed to his imagination rather than to his reason (always the more dangerous tempter). » Tolstoï n’est certes pas le premier moraliste à s’amouracher hors-morale d’une héroïne dissolue, réelle ou imaginaire. Mais Anna n’est pas tant dissolue que révoltée et Tolstoï était incapable, même avant sa conversion, de brosser le portrait d’une femme révoltée. Il n’était pas assez sophistiqué pour concevoir à lui seul le personnage de son héroïne. C’est un autre qui parle sous sa plume, peut-être sa propre femme, du moins dans certains passages et certaines remarques : « Ceux qui ne la connaissent pas, qui ignoraient son histoire, qui ne pouvaient entendre les expressions de pitié, d’indignation ou d’étonnement qui échappaient de ses anciennes amies, sur l’audace qu’il y avait pour elle à se montrer ainsi, avec cette arrogance, dans tout l’acte de sa beauté et de sa parure, ceux-là, admirant le calme et la beauté de cette femme, n’auraient pu soupçonner qu’elle vivait toutes les émotions d’une personne clouée au pilori. » De même : « Ah, l’orgueil, l’orgueil ! dit Daria Alexandrovna, d’un air de mépris pour la bassesse de ce sentiment comparé à ceux que seules comprennent les femmes »...

Les petits chapitres de l’ouvrage ne sont pas pour déplaire. Certaines scènes sont des réussites littéraires indépassables : l’accouchement d’Anna, suivi de son agonie repentante ; son entrevue avec son fils ; les retrouvailles amoureuses de Lévine et de Kitty, puis leur mariage. Ces réussites n’atténuent pas l’ennui d’une narration conduite sous le regard omniscient d’un contremaître se rangeant tantôt du côté d’un personnage, tantôt de l’autre. Tolstoï ne sait pas couvrir plus d’un personnage à la fois et invoque le souci d’épargner des répétions au lecteur pour passer de l’un à l’autre : « Voyons maintenant quelle était la préoccupation qui avait poursuivi Lévine pendant toute sa conversation avec son frère. » L’omniscience de l’auteur est telle qu’il se permet de s’immiscer jusque dans la tête d’une chienne : « Laska qui, depuis un moment, gémissait plaintivement sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers un endroit giboyeux. » Il s’interdit avec cela de restituer le bouillonnement intérieur de ses personnages, tant celui d’Anna que de Lévine, une carence littéraire pour certains, une vertu pour les inconditionnels de Tolstoï comme Steiner : « ... Tolstoy’s inability to convey disorder, to commit his style to the portrayal of mental chaos. Tolstoy’s genius was inexhaustibly literal. »

L’ouvrage abonde en ces reconstitutions que réclamait l’abattage de feuilletons. De la course des chevaux à la partie de chasse, des conversations sur les droits des paysans à celles sur les droits des femmes. Steiner prête à Tolstoï une veine homérique, amplement servi par son talent à peindre des fresques littéraires. Isaiah Berlin se montre encore plus enthousiaste que Steiner : il célèbre les vertus philosophico-pédagogiques de ces digressions. Excédé par le charlatanisme philosophique et le doctrinalisme socialiste, Tolstoï prône un anarchisme chrétien, relevé de velléités panslaves, partisan d’une philanthropie pro-paysanne en guise d’action au service des vertus sacro-saintes de la nature. Il s’en trouverait confronté au dilemme qui guette les disciples de Rousseau : d’un côté, civiliser serait gâter ; de l’autre, laissez pousser serait laissez pourrir. L’éducation ne serait dès lors qu’une manière d’accompagner l’évolution naturelle sans en entraver l’épanouissement interne, la préservant des corruptions qui guettent aux tournants de l’âge. S’avisant de redorer le blason philosophique d’un Tolstoï malmené pour son indigence métaphysique, Berlin ne réussit qu’à le ranger parmi les belles âmes rousseauistes qui cachent souvent des natures plus hâbleuses que… philanthropes. Il s’enhardit à faire du prophète de Iasnaïa Poliana « a martyr and a hero – perhaps the most richly gifted of all – in the tradition of European enlightenment ».

Photo : Portrait d’une femme inconnue, Ivan Kramskoï (1873)