JOURNAL DE LA PERPLEXITE : K. DE LODZ

27 Jan 2025 JOURNAL DE LA PERPLEXITE : K. DE LODZ
Posted by Author Ami Bouganim

Lodz a besoin d’un ravalement général. La cité industrielle périclite, les bâtisses de ses usines seraient autant de squelettes de sa grandeur passée. Le rabbin se pose en adepte du maître de K(oshnitz). Depuis que j’ai renoncé à distinguer entre les sectes du hassidisme, je ne les désigne plus que par des lettres. K. pour les héritiers de Koshnitz, H. pour ceux de Habad, B. pour ceux de Bratslav. Le rabbin trône sur un campus où l’on trouve une minuscule synagogue reconstruite à l’ancienne, des bureaux aux murs couverts de portraits rabbiniques, une cuisine qui prépare et livre des repas casher, un restaurant et je ne sais quels autres services. Le plancher est polonais, les meubles aussi, les photos surtout. C’est sacré et glauque. On ne se déplace pas sans gratter une plaie. Une jeune femme, polonaise et allemande, épouse d’un tout jeune rabbin, aide de K., souhaite ouvrir une garderie pour une poignée d’enfants. Sa beauté convainc davantage que ses arguments. On balance, à Lodz comme partout ailleurs en Pologne, entre le passé et l’avenir – entre le cimetière et l’école. K. reconnaît : « Nous avons un pied dans la mort, l’autre dans la vie. » Il brandit comme trophées les conversions d’une poignée de personnes dont son épouse. Les K. ne seraient pas à la hauteur, ils auraient besoin des H(abad). Ces derniers sont légion et il n’est pas un lieu où ils ne ressuscitent le portrait de leur maître. 

K. nous entraîne au cimetière dont il est le gardien. Ce serait son principal rôle. Le plus grand de ses soucis aussi. La salle destinée à la levée des corps est grandiose, « la plus imposante au monde ». Elle abrite le chariot vieux de deux siècles qui servait de corbillard. On envisage d’installer un musée dans ce vaste hangar de l’absence. K. trouvera les ressources nécessaires plus facilement que pour une école pour laquelle il n’aurait pas d’élèves. Il nous entraîne entre les tombes en maître des lieux, chargé de les restaurer et de les conserver. Les travaux portent sur les cénotaphes pharaoniques que les grands industriels de la ville se donnaient pour continuer de dominer les morts après avoir régné sur les vivants du temps où Lodz était la capitale industrielle des Juifs de Pologne. Des miniatures des pyramides, des Invalides, du Panthéon. Des colonnes grecques, des mosaïques incrustées d’or, de lourds marbres et des dômes qui semblent plomber le cimetière. K. raconte des anecdotes hassidiques dont il est le premier à se délecter comme l’histoire de ce rabbin tant pris par ses œuvres de charité qu’il se vit reprocher par ses disciples de ne pas se consacrer davantage à ses écrits : « Que valent tous vos livres à côté du livre de la charité ?! »

Puis K. nous conduit à Radegast, la station d’aiguillage des convois de la mort. Ils venaient de Tchécoslovaquie et du Luxembourg ; ils partaient pour Auschwitz. On voit les rails ; on entre dans les wagons ; on attend que la locomotive démarre. K. serait chargé d’une mission impérieuse qu’il ne saurait préciser. Ses coreligionnaires n’ont pas terminé leur travail de deuil, ils ne le termineront probablement jamais. On les en empêcherait. Si trois mille ans plus tard, on se souvient toujours qu’on a été esclave en Egypte, dans trois mille ans on se souviendra encore qu’on a été traité comme du bétail et qui pire est par les hommes les plus cultivés de la terre qui ne s’en sont pas moins révélés les plus barbares. Le buisson ardent s’est consumé à Auschwitz et comme les Juifs sont des gardiens invétérés de la mémoire, K. et ses partisans garderaient ses cendres. C’était en 2015.