LE CHANT DU LIVRE : LA BIBLIOTHEQUE DES LIVRES NON LUS

30 Jun 2020 LE CHANT DU LIVRE : LA BIBLIOTHEQUE DES LIVRES NON LUS
Posted by Author Ami Bouganim

On ne franchissait pas le seuil de ma porte sans donner des signes de malaise et très longtemps, je me suis interrogé sur les causes du phénomène. Je n’avais pas d’ascenseur et mes hôtes devaient monter deux étages ; le salon baignait dans une lumière si crue, lisérée du bleu de la mer de l’autre côté de la baie vitrée, qu’ils en étaient étourdis ; les murs étaient trop nus, d’une blancheur immaculée, insinuant une austérité insoutenable. Pourtant mes hôtes n’étaient pas tous âgés et deux étages n’étaient pas pour décourager les plus jeunes ou les plus insistants, ils n’étaient pas tous si anti-méditerranéens pour ne pas s’acclimater aux couleurs du lait et du ciel, ils n’étaient pas tous si muséologues pour ne pas s’accommoder d’une demeure qui ne soit pas un antre de souvenirs et de reproductions. Bien sûr, je n’ai cessé de changer la climatisation pour réduire les senteurs euphorisantes des colombes, que je conserve sous le toit pour des jours meilleurs, dissiper les relents de sagesse de plus en plus moisie que dégagerait la vieillesse et, ces derniers temps, chasser les remugles où baignent microbes et virus qui excitent les esprits davantage qu’ils ne les aiguisent. Puis probablement encouragées par les réseaux sociaux, les langues se sont déliées :

« Où est donc votre bibliothèque ? »

Je pointais le doigt vers l’étage du dessus auquel menait un escalier intérieur pour indiquer que les livres étaient en lieu sûr. On n’en trouvait pas moins étrange que je ne songe pas à placer un livre dans un salon qui servait de salle d’accueil et de cabinet de consultation, ne serait-ce que pour verser un tribut icônique au livre. Des livres anciens, des livres rares, de beaux livres. Je ne voulais pas plus d’armoiries que de trophées sur mes murs, de médailles que de diplômes, de photos que de souvenirs – encore moins de livres en guise de fétiches. Très tôt, je m’étais malencontreusement heurté à la notion japonaise de tsundoku qui prévaut depuis la fin du XIXe siècle, composé de tsunde-oku (laisser les choses s’empiler pour plus tard) et dukosho (lire des livres). Elle désigne les livres accumulés qui n’ont pas (encore ?) été lus. On ne peut reprocher aux Japonais de manquer de noblesse naturelle, de culture, de style de vie. Leur littérature est suave et nul ne les soupçonnerait d’être des détracteurs du livre. Cela dit, ils sont plus critiques sur la bibliomancie caractérisant l’humanité monothéiste pour laquelle tout serait dans le livre et participerait de lui. Au fil des ans, j’avais pour ma part rallié – péché des péchés – ceux qui considèrent que trop de livres réservent plus de signes de déraillement que de sagesse, de dérangement que de rangement, de perturbation que de distinction, et je trouvais que s’il est une élégance livresque, elle viendrait davantage de la lenteur que de la précipitation de lire pour ne point parler d’écrire.

Je n’allais certainement pas accroître le malaise de mes hôtes en leur dévoilant que je ne voulais pas du décor d’une bibliothèque chargée de livres que même un lecteur perverti par les lettres comme moi ne lirait jamais parce que même à raison d’un livre par jour, je n’abattrais jamais tous les livres que je souhaiterais lire et dont le nombre augmentait à mesure que je lisais. Certains, parmi les meilleurs monteurs d’escaliers, s’enhardissaient à souhaiter voir ma bibliothèque. Or elle se limitait à quelques centaines d’ouvrages rangés sur de maigres étagères. Je ne conservais que les livres que j’avais lus et qui avaient retenu mon intérêt et ces dernières années, même ceux-ci s’accumulaient dans mon ordinateur ou sur ma liseuse. Rien par conséquent de ces monumentales bibliothèques où les lettrés – les vrais ! – demandent à être pris en photo ou à donner des interviews. Mes hôtes n’auraient jamais cru que c’était tout. J’avais des lentilles à avoir usé ma vue à la lecture de dizaines de milliers de livres. Je passais pour un homme cultivé ou, pour être plus précis, pertinent et talmudique, pour « un âne chargé de livres ». Je n’avais pas plus pour habitude de dévoiler mes lectures que mes rêves ou mes désirs. Rien ne me paraissant plus prétentieux et indécent que de donner mes livres à voir dans une bibliothèque destinée à redorer mon blason livresque alors que cela n’aurait contribué qu’à me trahir aux yeux des visiteurs les plus pénétrants. Je me suis longuement dérobé à ces demandes par trop intrusives et comme on n’aurait pas compris cette variété de pudeur, je répondais :

« Je les conserve à l’abri de l’humidité dans une bibliothèque conçue et établie par des experts pour les préserver des mains, des regards, des exhalaisons, des soupirs et des soupçons. »

J’endurais stoïquement les remarques désobligeantes de tous ceux qui, pour avoir lu davantage que moi, n’en avaient l’esprit que plus sage ou plus encombré. Je ne collectionnais pas plus les livres que les citations ou les papillons. Je ne tenais pas à passer mes jours à caresser les objets de mes collections qui, assurément, ne me survivraient pas, ni réunis dans un album, qui serait un poids pour mes héritiers, ni dans un essai qui échouerait dans la bibliothèque universelle des livres… non lus. Je savais à quel point le fétichisme livresque était le plus répandu et le plus intouchable et autant je me permettais – non sans la bénédiction des maîtres du Talmud – toutes sortes de libertés avec Dieu, autant j’évitais de toucher à la sacro-sainte texture de ses fidèles pour ne pas parler de tous ceux qui, abandonnés par lui, s’étaient donné le Livre comme… idole. Les livres n’étaient somme toute qu’autant d’urnes littéraires où les auteurs avaient tissé des cocons qui réservaient soit de belles lectures, soit de rêches ennuis. En définitive, il s’est trouvé un hôte, originaire de ce vaste continent, tour à tour prometteur et philistin, que se révèlent être les Etats-Unis, pour remarquer :

« Je ne me sens pas à l’aise dans une maison où je ne suis pas entouré de livres. »

Je n’avais plus le choix, je devais m’incliner. Je ne tenais pas à  passer à la postérité comme un Pocorurante, ce légendaire malappris qui, face à l’admiration de Candide trouvant un Homère magnifiquement relié dans son palais de Venise, se permet une critique qui serait, à ses dires, sur toutes les lèvres et que nul ne se risquerait à émettre : « On me fit accroire autrefois que j’avais du plaisir en le lisant ; mais cette répétition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre et qui à peine est une actrice de la pièce ; cette Troie qu’on assiège, et qu’on ne prend point : tout cela me causait le plus mortel ennui. J’ai demandé quelquefois à des savants s’ils s’ennuyaient autant que moi à cette lecture ; tous les gens sincères m’ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu’il fallait toujours l’avoir dans sa bibliothèque, comme un monument de l’antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne peuvent être de commerce. » Ce mauvais lecteur, ce non-lecteur, s’acharne de même contre Virgile et Horace : « Les sots admirent tout dans un auteur admiré. »

J’ai donc fait recouvrir les murs blancs de dizaines de mètres d’étagères sur lesquelles j’ai rangé des livres que je n’ai pas lus et ne lirai jamais. Ce n’est pas moi qui les ai choisis, c’est mon voisin de palier, un honnête libraire à la retraite qui ne suit les émissions littéraires, intellectuelles ou para intellectuelles que pour savoir de quels livres se garder. Désormais, mon salon est si lourd, croulant sous tant de mauvaises écritures, que je me réfugie plus souvent dans mon bureau-grenier, entre les livres qui sont autant de signets dans ma vie écoulée et auxquels s’ajouteront tous ceux qui marqueront des éclaircies dans les jours qui viennent.

J’aurais pu tout autant me contenter de revêtir les murs d’un vulgaire papier imprimé de dos de livres…