LE CHANT DU LIVRE : LES NOUVEAUX CLOWNS

22 Sep 2022 LE CHANT DU LIVRE : LES NOUVEAUX CLOWNS
Posted by Author Ami Bouganim

Dieu ! comme j’ai aimé les clowns ! Les clowns de rue, les clowns sur scène, les clowns sous les chapiteaux. Les clowns bariolés sur patins à roulettes, les clowns poudrés sur échasses. Ceux qui avaient une bouée en guise de bavoir et ceux qui avaient la tête dans un cageot en guise de lucarne. Ceux qui n’accomplissaient pas un pas sans trébucher contre leurs longues chaussures et ceux qui n’esquissaient pas un pas de danse sans s’écraser sur le sol. Ceux qui n’émettaient pas un mot sans partir d’un rire en cascade qui gagnait la salle et ceux qui ne prononçaient pas un discours sans le prolonger en ronflements et en orchestrer le concert dans la salle. Ceux qui n’arrêtaient pas d’assener des coups à leurs acolytes et ceux qui couraient après leur queue. Puis les clowns de chair et de couleurs sont passés des pistes ou des planches à l’écran. Bien sûr l’immortel Charlot, les légendaires Laurel et Hardy et tant d’autres qui redoublaient de gestes parce qu’ils étaient muets. Suivis de la kyrielle des comédiens comiques, de Fernandel à Funès et de Costello à Lewis. En revanche, je n’ai pas vraiment accroché avec les caricaturistes sur les plateaux de télé. Trop lourdauds ou vulgaires, je peinais à rire. Les émissions satiriques aussi me laissaient insensible, je ne retrouvais plus mes clowns derrière les guignols ou les imitateurs. Je ne me résignais pas pour autant à vieillir d’ennui, j’avais besoin de mettre l’écume du rire sur des jours de plus en plus creux.

Ces dernières années, ce sont les baratineurs des médias qui m’amusent. Ils se congratulent, se déchirent, rivalisent de boniments pour vendre leurs livres. En m’arrachant des rires, ils traitent ma névrose et mes irritations lacaniennes. Ils n’ont assurément ni le bon sens de Socrate ni la répartie de ses sophistes mais ils excellent dans la roue intellectuelle, brassant l’air de leurs mains, astiquant de précieux mots de leur salive, se prenant dans la toile de leurs argumentations. Ils satisfont mon besoin en clowneries et je ne peux que leur en être gé – sans pousser pour autant ma reconnaissance jusqu’à acheter leurs livres. Les plus honnêtes sont encore ceux qui se posent ouvertement en cabotins et, sous couvert de se livrer au sacro-saint « libre débat » des idées, ne félicitent pas leurs protagonistes sans envelopper leurs compliments de fiel et ne les accablent pas sans donner l’impression de leur tendre une perche creuse. Montesquieu résumait le débat entre deux auteurs qu’il trouvait par ailleurs admirables en ces termes : « La conversation du premier, bien appréciée, se réduisait à ceci : ce que j’ai dit est vrai, parce que je l’ai dit. La conversation du second portait sur autre chose : ce que je n’ai pas dit n’est pas vrai, parce que je ne l’ai pas dit » (« Lettres Persanes » CXLIV).

Ces baratineurs-là se bercent tant de leurs discours qu’ils ne comprennent pas pourquoi ils n’en endormiraient pas l’humanité entière. Ce sont souvent des aliénés patentés se réclamant de leur démence pour se poser en artistes accomplis. Des hurluberlus plus castrés que créateurs présentant leur castration comme une prédisposition pour la critique. Des illuminés qui fulminent leurs délires en guise de prophéties ou de bulles d’excommunication de l’on ne sait qui pour l’on ne sait quoi. Des hommes et des femmes manqués qui se prennent pour des génies. Ils pensent mériter davantage de considération que ce qu’on leur accorde, sans cesse plus de prix et de décorations, en manque constant de reconnaissance, maîtres dans le grinçant art de convertir ce manque en ressentiment. Ils réclament d’être catalogués comme démiurges alors que ce sont des créatures gâtées qui poussent comme lierre, arrosé par leur vanité, sur une humanité de plus en plus perplexe. Ces baratineurs, éternels incompris, se posent en nouveaux martyrs des… médias. La télé, ils veulent bien, elle leur permet de s’exhiber ! les réseaux sociaux, ils les abhorrent parce qu’ils commettent le banal crime d’inciter un chacun à se poser en… intellectuel manqué. Ils ne brillent pas pour autant sur leurs écrans. Quand d’aventure l’animateur prend des gants pour faire remarquer humblement à l’un d’eux qu’il a du mal à le suivre, l’auguste baratineur fait un geste comme pour signifier : « C’est si profond que vous n’êtes pas près de comprendre. »

Ces baratineurs pèsent de tout le poids de leur belle conscience sur des esprits éreintés par le travail à la chaîne, harassés par des journées de dix heures sur des tracteurs, rongés de craintes pour des lendemains de plus en plus incertains. Or ils n’auraient plus autant la cote. Lire n’octroie pas des droits, écrire encore moins. Les baratins politico-religieux n’émeuvent pas plus les milliards d’humains dans leurs sanctuaires qu’ils n’impressionnent ceux qui accomplissent à leurs risques et périls le saut dans l’arène politique pour tenter de changer les choses. Un siècle de baratins devrait intimer un peu d’humilité aux plus volubiles d’entre eux, coqs de combats, « regardeurs de discours, pour reprendre Thucydide, auditeurs d’actions », beaux et savants parleurs. On n’omettrait de leur dire que ce ne sont que de braves clowns dans un théâtre médiatique de marionnettes, où les montreurs seraient passés maîtres dans l’art de percer les passions intellectuelles, que pour mieux les retenir – gratuitement ! – sur les plateaux et marquer des points dans la lutte sauvage que se livrent les chaînes pour se répartir les taux d’audience et les budgets de publicité.

Ces dernières années, les baratineurs n’ont cessé de proliférer et, calamité des calamités, de produire des livres. C’est chaque jour qu’on mentionne « le nouveau plus grand baratineur de sa génération » sans que, inculte parmi les incultes, je n’aie lu rien lu de lui. Pour la simple raison que je suis trop paresseux pour lire les baratineurs alors que je n’ai pas fini de lire les Védas, les Upanishad, la Bible, Platon, Aristote, le Coran qui déterminent davantage la vie des hommes que les livres de tous les baratineurs réunis. Je ne sais jamais si la nouvelle vedette est sartrienne – je n’ai rien compris à l’intellectualisme dialectique de l’illustre philosophe – ou derridien – je me suis totalement déconstruit à la lecture du cher disséminateur pour comprendre quoi que ce soit à ce qu’il dit. Pour ne pas parler des baratineurs lacaniens qui me poussent à chercher un divan sur lequel m’étendre et passer aux aveux. Je ne m’intéresse autant à eux que parce que leurs postures et leurs impostures, leurs éclats et leurs déboires me fournissent la meilleure de mes distractions. J’aime les voir prophétiser et oracliser. Ils se prononcent sur tout, ils commentent tout. Je leur en suis si reconnaissant que je condamne les disgracieuses tentatives de les entartrer pour prix de leurs salades.

Les pires seraient encore les baratineurs réactionnaires, toutes générations et sensibilités confondues. Ils parlent, ils pérorent, ils balivernent. Ils ont horreur d’être contredits, sont tellement contrariés qu’ils s’emportent, perdent leur contrôle et se ridiculisent. Ils se posent bien sûr en victimes des médias auxquels ils doivent leur renommée et qu’ils colonisent tant qu’ils donnent l’impression de passer plus de temps dans les studios que sous leur toit. Ce ne sont pas leurs livres qui leur valent leur prestige – je ne vois pas lecteur sensé abattre le dixième de leur production sans bâiller d’ennui et se remettre à Tchaïkovski, Brahms ou Mozart – que les présentations de leurs livres sur les ondes. Ils se sont hissés grâce aux médias, ils se maintiennent grâce à eux, ils ne boudent aucune invitation et ils trouvent le plus grand de leur exutoire dans leur dénigrement. Il en est pour pousser l’ingratitude médiatique jusqu’à se pointer dans une boite de nuit avec une pile de leurs livres et le numéro de je ne sais quel magazine qui dénonce le gâtisme des baratineurs : « Ma tête est mise à prix sur les murs de la ville. » On ne les aurait pas placardés sur les kiosques, contredits sur les plateaux, ridiculisés sur les ondes s’ils ne l’avaient cherché.

Le baratineur ne devient réactionnaire, balançant dans le ridicule et l’amertume, que parce qu’il sent qu’on commence à le déboulonner et à le moquer. Il ne se résout pas à s’arracher aux médias, à prendre sa retraite et à cultiver son jardin. Il est contre tout, les processus de la mondialisation les plus irréversibles, les nouvelles lois du marché qu’il célèbre ou dénonce, les arts nouveaux… les belles et sobres retraites. On le suivrait dans ses vaticinations et ses prophéties si on ne le sentait pas totalement déconnecté du cours du monde. Il ne tolère pas que les civilisations se heurtent ou échangent, que les races se mêlent, que les cultures dialoguent, que les nations se croisent, que les mœurs changent et n’a de cesse de stigmatiser le grand remplacement, les plaies du métissage, les nouveaux codes éthiques. Dans un débat télévisé, une des participantes, croulant sous le discours réactionnaire d’un illustre baratineur, qui n’arrêtait pas de radoter sur le passé et ne disait mot sur l’avenir, sinon pour le noircir, s’écriait : « Vous passez trop de temps à votre table, sortez-en. » Elle n’avait pas fini de détendre le nœud coulant que le réactionnaire resserrait autour de sa jeunesse qu’un de ses collègues accourait à son secours : « C’est de l’anti-intellectualisme primaire et… c’est le cancer de ce pays. » On ne savait s’il parlait de l’intellectualisme ou de l’anti-intellectualisme. C’était d’un si beau spectacle que j’en suis à redouter pour le théâtre comique : celui-ci a résisté au cinéma, il risque de succomber à la farce intellectuelle.

Les baratineurs se citent d’un livre à l’autre comme pour faire en permanence la réclame de leurs livres : « J’ai traité de cela dans un de mes livres. » Les plus savants citent des auteurs que nul ne connaît. On en est à s’extasier des prodiges de leur mémoire qui nous donne toutes les quatre ou cinq phrases du Renan, du Péguy ou du Benda. Mystérieuses sont les voies de la création, quoique le recours à l’ordinateur permet de comprendre que l’on puisse débiter autant de livres par an ; en revanche, désespérantes sont les voies de la citation. Elles m’inspirent crainte et dévotion. Je ne connais pas tous ces auteurs, je n’ai pas lu tous ces livres et je suis si ignare que je ne suis pas capable de placer une citation à propos (je suis, il est vrai, de ceux qui ne se souviennent pas plus de leurs dernières lectures que des dernières blagues entendues la veille). Je sais qu’avec ma pauvre mémoire, sans toute cette bibliographie, tous ces titres, toutes ces citations, je n’ai aucune chance d’être convoqué à un débat intellectuel. Ce qui me laisse le temps de vaquer à mes recherches. Sur le rêve qui couve le rêve, sur les compétences qui activent la grammaire générative chez l’enfant, sur les étoiles qui naissent et disparaissent… sur la sarabande du livre. Sinon tout le reste n’est que du théâtre intellectuel qui, en France, bascule volontiers dans cette variété de clownisme, à la croisée des livres et des médias, instaurant une intellocratie où l’on croit gouverner par la citation.

Nous assistons peut-être – je veux le croire – à l’extinction de cette génération de baratineurs qui se croient autorisés par leurs livres à débiter leurs hautes balivernes et leurs basses critiques. Leurs livres, pour chromés qu’ils soient, sont débités au rythme de chroniques journalistiques reliées par une colle de plus en plus volatile qui dégage des relents de sénilité. Les plus pédants s’entourent de notes qui couvrent la moitié de la page, comme si elles visaient à retenir le lecteur alors qu’elles le repoussent. Avec la prolifération monstrueuse de la bibliothèque, on se serait attendu à ce que la production d’un livre réclame plus d’années. Or plutôt que de s’allonger, le temps requis s’est vertigineusement réduit. C’est dire à quel point les thèses sont tronquées et les récits domestiqués. Car même pour débiter un roman on a besoin de se documenter à moins bien sûr de débiter la même nouvelle sur nul ne sait plus quoi – la collaboration, l’inceste, l’émigration… le désert. Les baratineurs, la plupart d’entre eux, ne réussissent qu’à accroître l’assourdissant caquètement du poulailler des damnés du livre qui se croient le nombril de la bibliothèque alors qu’ils en sont les parasites. Le grand scandale consiste encore à faire d’eux des philosophes alors que ce ne sont pas même des sophistes, ils barbouillent des mots, ils n’enseignent pas la vertu.

La plupart des baratineurs seraient désormais des brasseurs de vanité. Leurs considérations sont si répétitives, imprécatoires et incantatoires qu’on ne décèle, dans les meilleurs des cas, que la salive qu’ils passent sur Platon, Sénèque, Descartes, Kant, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger. Ce sont des pamphlets qui se donnent le volume de livres dont les médias accompagnent la parution de leurs éphémères tambours. On doit se résoudre à convenir qu’il est des livres et des livres, que certains sont bons à lire, d’autres à finir dans les dépotoirs bibliothécaires où échouent les plagiats maquillés et les redites démaquillées. On ne peut continuer de produire des livres sans prendre en considération qu’une longue bibliothèque de trois mille ans nous toise avec dédain ; on doit nuancer cette célébration béate du baratineur qui déraille davantage qu’il ne raille ou ne rit. On doit chercher de nouveaux modes de penser pour composer avec cette bousculade des sciences et cette cavalcade des essais. Je ne sais lesquels, je suis trop pris par la diversion et le divertissement des réseaux sociaux…