LE JOURNAL DE LA PERPLEXITE : L’ŒUVRE RATUREE

Il vivait retiré dans sa bibliothèque depuis tant de décennies qu'il ne tournait plus les jours que comme autant de pages. Il passa vingt ans à écrire son grand-œuvre. Son « Ulysse », sa « Recherche du Temps perdu », son « Homme sans qualités ». Puis il se mit à se relire, corrigeant par-ci, remaniant par-là. Les années n’avaient pas été clémentes avec son écriture. Il ne se reconnaissait plus elle, elle ne le tolérait pas comme lecteur. Il était si bouleversé par l’ouvrage, ni plus ni moins aléatoire qu’un autre, ne rivalisant ni avec la Bible ni avec le Coran, ni avec le Don Quichotte ni avec les Mille et une nuits qu’il décida de le détruire pour ne pas se ridiculiser. Le malheureux s’était desséché entre ses pages, dérisoire signet humain dans une bibliothèque inextricable. Se serait-il ressaisi et en serait-il sorti qu'il n'aurait rien trouvé dehors. On ne l'aurait pas reçu, ne l'aurait pas écouté, ne l'aurait pas reconnu. Tant d’auteurs étaient tombés dans l’oubli de leur gloire qu’il n’avait plus rien à dire. Son visage avait pris le teint du papier, ses rides le gribouillis de ses phrases. Sa perplexité avait tourné à l’effarement, il était enfin prêt à rallier la poussière de ses mots.