LE RECUEIL DE PARIS : LA RECONVERSION DES BOUQUINISTES

25 Sep 2018 LE RECUEIL DE PARIS : LA RECONVERSION DES BOUQUINISTES
Posted by Author Ami Bouganim

On ne courrait les bouquinistes sur les quais que pour se pénétrer de la vanité des lettres. Passer en revue des auteurs désormais inconnus, des titres tombés en disgrâce, des livres déglingués. On trouve encore de vieux livres qui ont enchanté nos enfances comme Le Capitaine Fracasse ou Le Bossu, de vieux précis de grammaire qu'on n’achèterait que pour se replonger dans de vieilles leçons et de vieux exercices… de lourds dictionnaires qui achèveraient de convaincre les plus irréductibles à se mettre aux dictionnaires en ligne. Ces livres-là présentent sur ceux des libraires, pour ne point parler des livres numériques, l'insigne mérite d'avoir déjà servi – et desservi – de précédents lecteurs. Ils conservent la trace de lectures inconnues, plus envoûtantes et mystérieuses que la narration de l'auteur. Les pages réservent parfois des surprises hors-livre : un signet racorni, une carte de vœux vieillie, une fleur séchée… la poussière d’un papillon. Les livres rachetés aux bouquinistes auraient plus d'une histoire à raconter.

C’est souvent l’imprévu qui motive l’inspection de ces boîtes qui participent, par les temps qui courent, du cercueil et de la poubelle : on recherche le livre qu’on ne sait pas qu’on recherche et quand on tombe sur lui par hasard on ne l’achète que par acquis de conscience – pour protester contre Amazon et les autres librairies en ligne. On le range consciencieusement dans sa bibliothèque et rien n’est moins sûr qu’on l’honorera un jour de sa lecture. Les livres sont si nombreux, les obligations à l’égard de leurs auteurs si contraignantes, notre programme de lectures si convenu par nos programmes de recherche, des vacances, voire de nos propres écritures que rien désormais ne serait plus gratuit que la lecture désintéressée d’un livre au prix de collection alors qu’en cherchant sur la toile on l’aurait gratuitement. C’est désormais par hasard que les lecteurs – qui ne cèdent ni au boniment médiatique ni à la mascarade des prix littéraires – lisent, ils savent trouver à un vieux Balzac plus de conviction qu’à Houellebecq et à un vieux Voltaire plus de pertinence qu’à un Zemmour.

Dans ses chroniques sur Paris, Théodore Banville décrit une bouquinerie à la rue de La Harpe tenue par une vieille femme dont on n’était pas sûr qu’elle savait lire. Les livres s’accumulaient en piles qu’elle ne cessait de déplacer à la recherche d’un titre qu’elle savait avoir. Banville en est à se demander pourquoi ses deux fils, libraires aussi, ne convertiraient pas cet antre aux livres en librairie avec des tréteaux et des étagères. Il se voit répondre par son guide :

« La bouquinerie une fois agencée, mise en bon point et ornée de tablettes, il n’y aurait plus rien dedans. Tous les livres, toutes les curiosités, tous les exemplaires précieux sont dans ce tas de choses, parce que, n’étant soumis à aucune loi, il est infini, comme l’univers ; mais qu’on y établisse des classements et des rangements, il ne sera plus que ce qu’il est réellement : une vertigineuse hypothèse ! Il en est magiquement sorti des millions peut-être ; en tout beaucoup d’argent. Qu’on y introduise l’ordre pédant et stérile, il n’en sortira plus que des rats affamés et de vieilles souris, car on aura effarouché le grand faiseur de miracles, qui se nomme l’imprévu ! »

Léon-Paul Fargue célébrait la discrétion et l’élégance des bouquinistes qui trônaient – trônent toujours ? – sur ce bel étalage du livre qui s’étend sur la rive gauche du quai d'Orsay au Jardin des Plantes et sur la rive droite de la Samar au Châtelet. Dans le temps, les boîtes étaient allouées sur huit mètres de long aux mutilés de guerre et aux pères de familles nombreuses. Ils pouvaient les sous-louer mais en principe la ville de Paris les récupérait à leur mort pour les réallouer : « La gent bouquiniste est la seule qui ne soit ni organisée ni syndiquée, qui ne donne aucun bal, aucun banquet annuel. Elle vit de rumeurs intellectuelles, de poussières d'idéal et d'indifférence. » Les premiers bouquinistes étaient tenus de remporter chaque soir leurs boîtes chez eux. Dans l’entre-deux guerres, ils étaient approvisionnés en livres anglais par les matelots ou les employés des hôtels. Ces livres-là n’avaient pas bonne presse auprès des bouquinistes qui s’empressaient de s’en débarrasser avant qu’ils n’encombrent leurs boîtes. Hemingway ne peut être d’un grand secours à l’un d’eux qui lui demande comment distinguer un bon d’un mauvais livre. Il reconnaît ne pouvoir se prononcer sur la qualité d’un livre qu’après l’avoir lu et il retourne la question au bouquiniste : « Comment savez-vous si un livre français a de la valeur ? — D’abord, il y a les images. Ensuite la qualité des images. Puis la reliure. Si le livre est bon, le propriétaire l’a fait relier comme il faut. Tous les livres anglais sont reliés et mal reliés. Il est impossible de savoir ce qu’ils valent. »

Ces derniers temps, les bouquinistes se reconvertiraient plus vite que les éditeurs ou les libraires. Ils ont d’abord proposé des lithographies, des reproductions et des croquis. De vieux magazines aussi, jaunis par le temps et par les mœurs, sur lesquelles Brigitte Bardot, plus belle que jamais, vêtue du cou aux chevilles, lance un regard plus sensuel et aguichant que la plus provocante œillade pornographique sur les magazines glacés qui menacent d'achever la sensualité. Puis ils se sont mis aux porte-clés, aux petits souvenirs et aux cadenas d’amour. Ils ne l’ont pas fait de gaieté de cœur mais par nécessité. Les lecteurs badauds se faisant de plus en plus rares, les livres éculés de plus en plus nombreux, ils n’arrivaient pas à écouler la poignée de malheureux livres qui leur permettraient de survivre. On me dit que la Ville de Paris dresse des procès-verbaux aux garde-livres qui proposent trop de babioles dans leurs étals, mais Paris a toujours été à la traîne de ses commerces. Les touristes ne lisent pas, ils se contentent d’une tournée quasi funéraire de ces cercueils couleur poubelle du livre. C’est la procession plutôt qu’autre chose. On devrait prendre les éditeurs et les auteurs pour une tournée, ils verraient où échoue – dans le meilleur des cas – leur temps perdu et retrouvé. Il faut vraiment que le livre se meurt – qu’il livre ses dernières lettres – pour que l’auguste et austère Gallimard se mette à produire des gadgets, avec toutes sortes de couleurs, de curseurs, de calques, de reliefs, en guise de livres. De Gallimard, il restera La Pléiade et les miettes que lui consentira Amazon.fr.

Bientôt, autant se résoudre, on ne se souviendra pas plus des livres qu’on ne se souvient des parchemins. Bientôt, tous les textes seront en ligne et coûteront moins que sur les quais. Bientôt, seuls les rares collectionneurs ou les architectes d’intérieur les rechercheront pour donner une âme en papier au ciment et au verre. Les bouquinistes se verraient bien au patrimoine culturel de l’Unesco : ils ne savent pas que ce label est encore le plus noble certificat d’embaumement…