MEMOIRES DE JERUSALEM : LE BUNKER DE DIEU

4 Sep 2024 MEMOIRES DE JERUSALEM : LE BUNKER DE DIEU
Posted by Author Ami Bouganim

Ce ghetto, avec ses murs grisâtres, ses bâtiments surélevés, ses volets dépareillés, ses institutions rabbiniques, ses silhouettes-ombres est une réserve dont Dieu serait le conservateur. Les portes des bâtisses sont entrebâillées, les boutiques débordent sur les trottoirs. Des lucarnes et des balcons brouillés avec la rue saillent de toutes parts. C'est enchevêtré, discordant, dissonant, surpeuplé sans être encombré, intime sans être inquisiteur. On se croise sans se regarder, se reconnaître, se saluer. Pourtant, on se voit tous les jours, depuis toujours, pour l'éternité. C'est surtout d'une paradoxale liberté. Les gens semblent se sentir à l'aise cloitrés derrière leur tenue d'exil, malgré la chaleur et la sueur. Plus légers sous le Joug des commandements que sous la souveraineté d’un Etat dont ils ne savent comment s’accommoder. Leurs mèches disent leur irréductibilité, hors de toute mode, se démarquant de ce monde pour mieux s'inscrire dans l’autre. Le ciel sur la tête, ils se livrent à l’étude pour chasser le diable de leurs désirs terrestres. Ils auraient les traits des psaumes, une illumination kabbalistique dans les yeux, incarnant l'anarchie par excellence. Or, s'ils se posent en dignitaires de Dieu, ils passent aux yeux de leurs détracteurs pour ses fossoyeurs.

On se donne rendez-vous dans une librairie où les livres sont bruns et noirs. On trouve les livres sacrés. La Bible, la Mishna, le Talmud, le Zohar. Les commentaires les plus incontournables, de Saadia Gaon à Eliezer Dessler. Ceux des grandes sommités qui ont assuré la direction des mouvances intégristes ces dernières décennies aussi. Toute une bibliothèque qui recèlerait des visions, des révélations, des corrections. Ce sont les couvertures cartonnées, somme toute uniformes, sans autres mentions que le nom de l’auteur et le titre, qui garantiraient leur crédibilité et leur autorité. La lettrine comme calligraphiée aussi. De là, il me conduit par des escaliers, des cours et des corridors vers une cave dont il détient seul les clefs. C’était le bunker où étaient entreposés les tracts, les affiches, les brochures à la veille des grandes manifestations contre le cinéma Edison, les panneaux publicitaires, le blocage des artères traversant le quartier. Il a pris sur lui de le convertir en mémorial de cette houleuse période :

« Aujourd’hui on ne distribue plus de tracts et l’on n’a pas vraiment besoin d’affiches pour mobiliser les gens. »

Les chercheurs n’ont pas découvert ce bunker où s’entassent les archives d’une insurrection larvée de Jérusalem pour ou contre Jérusalem. Ce serait d’une certaine manière le bunker d’un Dieu qui ne tolère pas qu’on s’immisce dans son Royaume, perturbe ses services, attente à son austérité, le débusque de son lancinant exil.

Pour consentir à me guider dans Méa Shéarim, cadastre d’un ghetto qui balancerait entre le musée et la rénovation, il ne pouvait que se sentir intouchable, au-dessus de tout soupçon, immunisé contre les représailles. C’était de tous les avis l’un des plus malins dans un univers où la débrouillardise est encore ce qui tient lieu de gagne-pain. Un personnage plutôt cordial et attachant. On me l’a présenté comme le porte-parole de la très irréductible faction au sein de la éda harédit – communauté intégriste – dont les membres répugnent à percevoir les allocations sociales et boudent les services de l'Etat sacrilège. Son Premier ministre, son ministre des Affaires étrangères, son contrôleur général… son chef d'état-major, chargé dans le passé d'orchestrer les opérations destinées à entraver la violation du shabbat, les travaux du tramway, les autopsies intempestives. Je comprends vite que si on ne lui dispute pas ses titres, c’est parce qu’ils ne riment plus à rien. Ce n’est ni l’époque d’un Weisfish, nietzschéen convaincu, qui orchestrait la résistance au grand sacrilège sioniste, ni celle de Meshi-Zahav qui ne renonça à brûler le drapeau israélien que pour le brandir haut et claquant avant de se compromettre dans une troublante histoire de mœurs et de se donner – sacrilège des sacrilèges – la mort. On sent les lieux bruissant de récits censurés, les panneaux muraux n’en divulguant que les dénouements.

Mon guide se défend tout de suite d’être mêlé aux manifestations contre l’enrôlement militaire des étudiants intégristes, il aurait passé l’âge pour ce combat, débordé par plus jeunes et radicaux que lui qui persistent à prétendre quatre-vingts ans plus retard qu’il n’est pas plus besoin d’armée que d’Etat. Sous d’autres latitudes, ils auraient été considérés comme des pacifistes invétérés qui mettent toute leur ardeur vitale et religieuse à étendre le Royaume – car pour eux c’est un Royaume – par l’étude et l’interprétation, la reproduction et la dissémination. Certains les considèrent comme des planqués sinon des traîtres ; d’autres comme des créatures herméneutiques volatiles. Il est tellement sur ses gardes qu’il s’interdit de représenter une mouvance ou l’autre. Il précise ne parler qu’en son nom et comme il descend d'un dirigeant irréductible de la éda et qu'il est marié avec la fille d'un intraitable dirigeant de la éda, nul ne lui conteste le droit de parler en son nom :

« Toutes les distinctions s’émoussent. Lithuaniens et Hassidim. Habad, Bratslav, Gour. Les Nétourei Karta même. D'un côté, Toldot Aharon ; de l'autre, Toldot Abraham vé-Istshak. De scission en scission, ça se complique de jour en jour, moi-même ne cherche plus à comprendre. »

Ce serait le guide attitré des visiteurs intrigués par un univers auquel ceux qui ne se vêtent de noir ou ne portent une tunique rayée n’auraient pas vraiment accès. On ne comprend rien, ni aux accoutrements ni aux positions religieuses, on ne soupçonne pas les ressorts de cet empressement sur-exilique dans une ville surréelle. Nul ne consent à vous parler encore moins à vous introduire dans les arcanes des lieux, reconstituer pour vous les clivages au sein de la population, vous associer aux scissions qui couvent, aux tendances qui se dessinent. Lui-même se dérobe :

« Un étranger ne comprendrait jamais ce qui se passe. Ce qui était valable hier ne l'est plus aujourd'hui et ce qui dominera demain ne ressemblera en rien à ce qui se passe aujourd'hui. »

Je trouve que pour une communauté qui se veut immuable, ça ne cesse de bouger. Quand on pend de la sorte son linge en travers de la rue, on ne craint pas de le laver en public – en l’occurrence sur les pasquill, ces journaux muraux qui tiennent le carnet nécrologique de lignées qui s’étendent en chaînes procréatrices perpétuant le souvenir de Dieu.

Dehors, la rue est de nouveau si étroite qu'elle semble réservée aux passants. Au passage, il m'introduit dans deux restos de Dieu où l'on sert des repas gratuits à quiconque a faim et vient manger. Dans l'un d'eux, un rabbin accompagne le mouvement des cuillères d'un prêche en yiddish. Puis il m'entraîne à la yeshiva Ohel Sarah où il a pour habitude de vaquer à l'étude entre 12:00 et 13:00 :

« Une heure par jour, ça laisse beaucoup de temps libre.

– Je suis très pris par les problèmes que je dois régler pour les uns et pour les autres. »

Ce serait l'intercesseur attitré de la éda auprès des autorités municipales. Il intervient discrètement pour régler à l'amiable toutes sortes de litiges et faire annuler toutes sortes de plaintes. Les bonnes langues louent son habileté politique, les mauvaises lui prédisent le sort d'un Méshi-Zahav.

Dans la yeshiva seul un adolescent d'une quinzaine d'années est plongé dans l'étude de son Talmud, une cigarette pendant aux lèvres. Une brochure traîne sur une table : « Les victimes des crématoires accusent : Les méfaits scandaleux des pionniers du sionisme sous la Shoah. » Le guide raconte que c'était là que Rabbi Yossef Chalom Elyashiv, mort à plus de cent ans, maître des Lithuaniens, grand décisionnaire, avait pour habitude de s'isoler tous les jours de 7:00 du matin à minuit – pendant près de… soixante-quinze ans :

« C'était un cas unique, un saint inconnu, sans pareil en sa génération. Il étudiait seul, à la manière d'un enfant de cinq ans qui commencerait par se traduire en yiddish le texte sur lequel il planche.

– Il débattait peut-être avec l'enfant de Dieu en lui. »

Il n'a pas d’oreille pour mes remarques ou mes insinuations théologiques, encore moins pour mes considérations psychologiques. Il passe devant la maison en pierre-carton où habitait le sage homme :

« On a aménagé une synagogue à proximité pour lui épargner le déplacement le shabbat. »

La synagogue est fermée et nous devons nous contenter de l'ancienne synagogue où l'on ne sait si les protagonistes assis par couples des deux côtés de tables débattent de la Loi et de son Salaire. Dans un coin reculé, des vieillards mendient leur gloire au ciel en parcourant avidement de minuscules livres.

Nous entrons dans ce qu’il considère comme la plus ancienne yeshiva du quartier. Elle ressemble à un internat davantage qu'à une école, avec un large escalier intérieur de trois étages. Il résonne des cris et des rires d'une nuée de gamins qui courent dans tous les sens. Ils sont en récréation et en l'absence d'une cour, ils s'inventent toutes sortes de jeux qui, à considérer leur gaieté, seraient plus passionnants que les jeux vidéo et les applications dont ils ignorent jusqu'à l'existence. Dans la salle d'étude pour les grands, elle aussi désertée, un maître, accoudé à un pupitre, s'entretient affectueusement avec un élève. Une confession, des remontrances, un examen. Ils se diraient des choses passionnantes – autrement Dieu n'écouterait pas ; ils se raconteraient un récit merveilleux – autrement les murs ne tendraient pas l'oreille. J’étais curieux de ce qui s'échangeait entre ce maître, bienveillant comme un Dieu de demain, et ce gamin, beau comme un ange d'hier. Je ne pouvais entendre ce qu'ils disaient et je ressentais cette exclusion de leur conversation comme une cuisante carence littéraire. C'était le récit du siècle, ce sera celui qui me manquera.

Le guide me prend visiter les lieux qui l’occupent par ces jours de palabres, de disputes et de douleurs chez les sionistes. C'est un hangar aux grilles peintes en jaune qui abrite un minuscule abattoir réservé à la volaille :

« Les services vétérinaires ne veulent pas nous délivrer un permis d'abattage.

– Et ?

– On abat illégalement.

– Ce ne serait pas la seule pratique illégale, tout le pays est en train de basculer dans un état de non-droit. »

Je le croyais plus regardant sur le choix de ses batailles. Le shabbat. Les fouilles archéologiques. Les parades sexuelles. Je ne m'attendais pas à le voir se mobiliser pour sauver un abattoir dont nul n'aurait vraiment besoin :

« Tu ne comprends pas. Sans abattoir dans le quartier, sans voir comment on examine un poulet, le charcute, le déplume, le cachérise, l'abattage rituel deviendrait un rite abstrait. »

C’est un grand résistant, il résiste à tout ce qui menace le rite, il luttera contre l'abattage de l'abattoir :

« Mon père me dit que c'est la dernière bataille pour préserver le souvenir de l'abattage rituel. Si on renonce, on ne le pratiquera plus qu'industriellement.

– Pourquoi est-ce important ?

– Pour montrer ce qu'il en coûte de manger du poulet. »

Pour le coup, je le soupçonne de caresser, lui aussi, des velléités véganes. On ne consomme aussi goulûment et impunément du poulet que parce qu'on ne voit pas le poussin dans son assiette. Sitôt qu'on prendra les classes assister à l’abattage, on cessera de consommer de la volaille à la légère. Je m'ouvre à lui de mes soupçons, il les écarte d'un sourire indulgent. Il est pour le rite, il n'est pas pour son apologie. Il ne m’en parle que parce qu’il souhaite avoir des arguments pour convaincre les services vétérinaires de lui délivrer son permis d'abattre.

Il m'entraîne enfin chez lui où une ribambelle d'enfants s’ébroue dans les deux chambres donnant l’une sur l’autre d’une maison basse plantée à même la rue. Je n'ose pas les compter ni demander le nombre. Il a près de quarante ans, il s'est marié à vingt ans. Je n'ai qu'à faire le compte. Ils sont heureux, épanouis, amusés de me voir, nullement dérangés par ma visite. Les uns roulent dans un train aux wagons composés de chaises, les autres tournent les pages d'un livre d'images ; les plus grands réparent une lampe, les plus petits jouent aux billes. Ni télévision ni ordinateur :

« Les enfants qui ont un ordinateur à la maison sont exclus de l'école.

– Ils doivent pourtant jouer.

– Ils doivent surtout étudier.

– Les filles aussi ?

– La couture, la cuisine, l'entretien et tout le reste, chez nous, contrairement à Bnei Berak, les femmes ne travaillent pas.

– De quoi vivez-vous alors ?

– De la grâce de Dieu. Quand tu ne reçois rien, tu es libre, tu ne dois rien à personne. Les allocations et autres subventions corrompent les esprits. »

Son épouse, plutôt hospitalière, n'a pas l'air encombrée, débordée ou malheureuse. Elle se plaint seulement du harcèlement des agents municipaux qui ne cessent de se présenter pour réclamer leurs impôts locaux :

« Ils se montrent de plus en plus implacables, nous sommes prisonniers, nous n'avons pas le choix, nous attendons le Messie pour nous en libérer, nous avons attendu trois mille ans, nous attendrons encore trois mille ans. Ces bâtisses sont aussi sacrées que le Mur occidental. Elles sont saturées d'amour et de dévouement. On ne peut pas plus les imposer qu'on n’impose le Mur. »

On est dans la plus précieuse, la plus rare et la plus sensible des industries – celle de la procréation divine.

La dernière fois qu'il s'est risqué hors du ghetto, c'était jusqu'au pont qui enjambe la rue Bar Ilan qui mène au tombeau de Rabbi Shimon bar Yohaï en Galilée ; la prochaine fois qu'il quittera son ghetto, ce sera pour se rendre au tombeau de Rabbi Shimon bar Yohaï :

« On m'a toujours dit que le monde se limite à ce quartier, je n'ai aucune raison d’en douter. »

Ce quartier est d'une merveilleuse pauvreté, d'une sobre richesse, d'une sourde clandestinité. Ses habitants sont d'un autre monde – peut-être de l'autre. Sans qu'ils s'en doutent, ils vivent leur paradis sur terre. Il m’accompagne au seuil du quartier. Dans la rue, on nous toise de loin, sans hostilité. Je serais d’un autre siècle, d’une autre latitude, perdu dans les labyrinthes de mes passions et de leurs péchés encore plus qu’ils ne le sont dans cette médina de Dieu. Les passants sont chargés de livres ou de ces sacs où l’on conserve les châles de prière. Les plus débraillés portent le leur sur la poitrine, autour du cou, comme une armure en lin contre la vanité. On pousse de petites voitures chargées de nourrissons, d'aliments, de hardes. On traîne des enfants réticents. Des gamines s'appliquent à leurs devoirs sur le trottoir dans l'attente d’un car de ramassage. Nous croisons toutes sortes de créatures qu’on dirait venues d’Afghanistan. Toutes couvertes de noires, même le visage, en sorcières ou en fées, talibanes des lieux. On les sent, les sait volontaires. Ce sont les passantes les plus troublantes du quartier. On ne sait rien d’elles, elles sauraient tout de nous. Un miracle les accompagnerait. Celui de ne pas suffoquer sous leur soutane dans cette chaleur et de se déplacer d’un pas galant et somme tout provocant. On ne sait ce qu’elles trahissent ou annoncent, je n’ai jamais su ce que je trahissais ou annonçais. Elles achèvent de me convaincre que ce quartier participe du monastère si ce n’est qu’on pratiquerait l’ascétisme reproducteur. Hugo dit du couvent, que l’on trouve dans toutes les religions, qu’il « est un des appareils d’optique appliqués par l’homme sur l’infini ».

Je demande à Benjamin, qui m’accompagne en promeneur invisible dans ce périple à travers Jérusalem, ce qu’il aurait pensé de ce quartier. Son grand-œuvre sur Paris promettait de reconstituer à partir des sédiments architecturaux les rêves que l’on caresse ou rumine pour l’habitation de la terre par l’homme, proposant par-là un autre mode de penser qui ne s’embourberait pas dans la scolastique. Je ne trouve rien à penser dans ses gravats de citations sur Paris ni dans ses lumineuses considérations sur le baroque. Je me rabats sur les pages que Victor Hugo consacre au couvent dans « Les Misérables » qui, davantage que le récit d’une orpheline et d’un bagnard traqué par la police, serait un traité de religion. Il présente l’embaumement comme le ressort des cloîtres qui basculent par-ci dans l’engourdissement et la mortification, par-là dans le recueillement et la béatitude. De ce côté de Jérusalem, ce serait le monastère de l’étude, ni plus ni moins glorieux que l’ascétisme de ces scholars qui se cloîtrent dans les cellules de leur bibliothèque, se doublant du monastère domestique consistant à se dépenser et à se disperser en amour pour des progénitures qui rivaliseraient avec l’infini. Le monachisme présente assurément des traits communs avec la vie en régiment. C’est dire, pour comprendre partiellement le refus des intégristes de rallier les rangs de l’armée, qu’on ne troque pas un couvent contre un autre…