The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
MEMOIRES DE JERUSALEM : LE PALIMPSESTE DES EXILS


Les Nahlaot – pluriel de nahala pour propriété ou résidence – sont autant de quartiers construits entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe. Sous les Ottomans, dont ils conservent l’austère solidité, et sous les Britanniques, dont ils conservent un air country. L’initiative revient à des promoteurs soucieux d’assurer le gite aux exilés rentrant des contrées d’Orient, aussi diverses que l’Irak, le Yémen, la Perse, la Syrie, la Turquie, ou à des bienfaiteurs souhaitant proposer des logements aux habitants du quartier juif dans la vieille ville, de plus en plus dense, à l’intérieur des murailles. C’était un palimpseste du rassemblement des exilés, un chœur liturgique aussi, plutôt attachant puisque l’on se regroupait dans les synagogues et autour d’elles par ville d’origine. La plus connue reste la synagogue Adès construite en 1901 à Nahalat Sion par la famille de ce nom originaire d’Alep en Syrie. Ses fresques sont l’œuvre des étudiants de l’école des Beaux-Arts de Bezalel. Son arche d’Alliance, en bois incrustée de nacre, est celle même qui se trouvait à Alep, déménagée pièce par pièce par des passeurs. Deux mille ans plus tard, les exilés rentraient à Jérusalem, ils ne savaient toujours pas ce qu’ils en attendaient, encore moins que lorsqu’ils résidaient dans leurs contrées d’exil respectives. Maintenant qu’ils étaient rentrés, au bout de deux mille ans d’errance, ils ne savaient plus vers où diriger leurs prières, ils vivaient en revenants tour à tour accablés et exaucés, ils se rabattaient sur leurs litanies d’exil. C’était peut-être paradoxal, ça n’en comblait pas moins leur besoin religieux. Nul ne se doutait que Jérusalem avait été détruite par des exilés persistant dans leurs rites d’exil plus sûrement que sous les assauts des Romains qui se contentèrent de s’introduire par les brèches des querelles intestines. Cette thèse était trop tirée par les cheveux pour les effleurer. On était loin de soupçonner que le même scénario se répéterait au cours de la troisième décennie du XXIe siècle. Les Juifs passent pour être dénués de tout sens historique. Leurs meilleurs historiens sont encore ceux de leurs impénitentes mésaventures messianiques.
Au lendemain de la proclamation d’Israël (1948), alors que l’accès à la vieille ville était interdit aux habitants de la ville occidentale, ce complexe de quartiers formait le cœur enchevêtré de Jérusalem, entre les rues marchandes Agrippa et Jaffa, avec ses quatre-vingt-dix synagogues qui devenaient autant de musées des exils et son souk où se brocantaient leurs meubles. On se souvient encore à Nahalat Sion, fondée en 1891, de Monsieur Entebbi (Albert, Abraham), représentant l’Alliance Israélite Universelle et directeur de son école qui racheta un lopin de terre aux villageois arabes de Lifta pour proposer des logements aux travailleurs et artistes démunis et où germa le souk de Mahaneh Yehouda. Pendant longtemps, on assimila le complexe à un bidonville, malgré les poutres, les pierres et les tuiles rouges, peut-être parce que ses habitants étaient particulièrement pauvres, peut-être parce que les lieux étaient négligés. Ce n’est que dans les années 80 qu’on assista à un remplacement de population et à de premières ébauches de restauration. Les habitants quittaient des bâtisses insalubres pour les nouveaux quartiers plus aérés dans la périphérie de la ville, les étudiants et les artistes les investissaient. On allait assister à un engouement croissant pour les lieux. Depuis, les travaux tentent de préserver le souvenir de ce creuset des exilés devenu le creuset d’une restauration.
Les quartiers sont désormais encastrés les uns dans les autres, avec des bâtisses de deux et trois étages disposées autour de cours intérieures où les puits d’eau servent de vasques desquelles se répandent des plantes plus exotiques que locales. Les venelles contournent les bâtisses, empruntent des escaliers ou plongent dans la pénombre. Longtemps, c'étaient des lieux de convivialité où l'on célébrait l'air qu'on respirait. On sortait au pas de sa porte, se parlait de balcon à balcon. Nahalat Hayyim était surtout yéménite avant que de jeunes couples, américains et français surtout, ne rachètent les bâtisses, les restaurent et… les cèdent à de jeunes couples en quête de pittoresque :
« Nous n'avons rien contre ces nouveaux voisins, me disait la sage rabbanite Kappah, un quartier doit respirer et il ne respire qu’avec les naissances et les morts. »
La rabbanite est née en 1923 au Yémen, s'est mariée à l'âge de 11 ans, a eu son premier enfant à 14 ans, a immigré à 17 ans. Son mari Joseph (1917-2000), rabbin, membre du tribunal rabbinique, se remarque comme traducteur de grands classiques de la littérature philosophico-rabbinique rédigés en arabe comme « Le Guide des Egarés » de Maïmonide. Il laissera une vaste bibliothèque que l’on aura du mal à abattre tant il se montra assidu et acharné à la constituer. Il est resté dans les annales comme le grand maître des Yéménites. Totalement acquis à l’argumentation talmudique, ans grande patience pour les considérations kabbalistiques, on le présente volontiers comme le Maïmonide de sa génération. C’était l’époque où l’on redécouvrait les ressources de la bibliothèque juive. Même l’université, imbue de ses titres, de ses articles et des notes de bas de page destinées à titulariser l’auteur et à perdre le lecteur reconnaît à mi-mots la qualité de son érudition. Ses traductions étaient plus sûres, ses commentaires moins délurés. On eût espéré qu’il constitue un trait d’union entre les univers arabe et hébraïque, mais lui aussi succomba aux répliques du séisme messianique qui s’empara de la ville au lendemain de la retentissante victoire de la guerre des Six Jours qui s’accompagna de sa réunification politique et du rattachement de la Judée et de la Samarie à Israël (1967). Il milita contre tout retrait de ces territoires et se laissa tenter par l’irrédentisme anti étatique qui caractérise tant les intégristes. Pourtant, il était de ces rationalistes – « gens de connaissance » –, récusant les hallucinations des kabbalistes – « gens coriaces ». Le rabbin Kappah, petit-fils du Grand Rabbin des Juifs du Yémen, ne dénigrait pas la kabbale, il dénonçait ceux qui en parlaient avec légèreté. Il décéda en 2000 et sa femme, encore active en 2010, disait pour lui que ces derniers se contentaient d’égrener les titres et « de lire les 4e de couverture ».
La rabbanite Bracha Kappah était une grande dame de Jérusalem. Une sainte ; une juste. Elle broda sa vie, de robe de mariée en robe de mariée, pendant que son mari, graveur à ses heures perdues, ciselait des sous-tasses et ses livres. La broderie était de rigueur dans l'éducation des filles au Yémen. Elles ne lisaient ni n'écrivaient, elles brodaient. Bracha ouvrit un atelier dans sa demeure où elle forma les brodeuses de Jérusalem. Dans les années 70, on l'envoyait présenter ses robes dans les communautés de Diaspora, que ce soit aux Etats-Unis ou au Brésil. Pour collecter les fonds nécessaires à la création d’un musée sur le patrimoine des Juifs du Yémen aussi. C'était l'époque où les communautés de Diaspora se faisaient une conception pastorale et idyllique de Jérusalem, à la croisée de l'Orient et de l'Occident. Ce devait être une grande brodeuse pour qu'on lui commande des drapeaux plus flamboyants et solennels que les drapeaux ordinaires, de même que la housse du coussin qu'on offrit à Sadate, président égyptien, lors de sa visite à Jérusalem (1977).
En 2010, elle recevait toujours ses hôtes dans sa demeure, convertie en centre de charité. Elle avait des armoires de vêtements où l’on venait se servir à son aise. Elle distribuait des colis de nourriture à l’occasion des grandes célébrations religieuses. C’était une minuscule bâtisse, elle n'en comptait pas moins trois ou quatre pièces et une cuisine, construite sur un puits, converti en réserve pour les produits qu'elle distribuait à ceux qui se présentaient à sa porte. Elle ne se souciait pas de son réapprovisionnement, les charitables de Jérusalem ne la laissaient jamais se vider. Dans la cuisine, ses nombreux prix. Vingt-deux en tout. Du prestigieux prix d'Israël au prix du Président pour le volontariat civil. Tout était désuet, tout était passé. Les peintures sur le mur, les fleurs artificielles dans les vases, les sièges défraichis. C'était la maison musée d'une vie qui se terminait. Les robes étaient au musée d'Israël, les encensoirs et les sous-tasses du rabbin rangés derrière dans une armoire vitrée. Les livres qui persistaient à sortir, commentaires sur ses enseignements, transcriptions des enregistrements de ses cours, attendaient que la rabbanite les lui livre à l'Académie céleste. Elle se sépara de moi par ces mots :
« Que le Seigneur vous accorde charme et grâce… »
Les toits des Nahlaot se proposaient au visiteur venant de la plaine côtière en cadastre de la Jérusalem céleste. Par les jours de deuil comme de grâce. Davantage que la vieille ville par trop discordante et irascible. Ces dernières années on s’est mis à ériger de monstrueuses tours sur Mahaneh Yehouda et Jérusalem a accentué sa vibrante et sourde tournure babélienne. Le charme et la grâce menaceraient de crouler sous une dissonance religieuse et architecturale qui s’exacerberait de tour en tour…