MEMOIRES DE JERUSALEM : UN MUR DE PIERRE

16 Sep 2024 MEMOIRES DE JERUSALEM : UN MUR DE PIERRE
Posted by Author Ami Bouganim

De tous les monuments, ce mur serait l’un des plus emblématiques de Jérusalem. Ce n’est pourtant qu’un vestige, le mur d’enceinte occidental du temple d’Hérode qui succéda à celui de Salomon. Il a survécu à la destruction de la ville par les Romains en 70-73 ap. J.-C., aux nombreuses tentatives de l’investir, la restaurer, la rebaptiser. Le Mur se serait enrobé de légendes pour continuer de marmonner, il ne résisterait que grâce aux prières qui le soutiennent. Ses pierres auraient désormais l’âge de l’éternité et c’est peut-être ce qui les rend sensibles ou impavides selon les heures dans la journée et la nuit, les bourdonnements, les accès et retombées liturgiques. Des uns et des autres. Par grandes chaleurs, elles perdent leurs étranges pigeons qui se réfugient dans le tunnel climatisé où ils s’ébrouent comme s’ils en étaient l’âme. J’aurais volontiers proposé d’introduire sur le site des colombes qui signeraient de leur vol la paix de Jérusalem si je ne craignais qu’elles ne soient étripées par lesdits pigeons qui passent pour plus malveillants que tolérants.

Les Juifs n’étaient pas toujours autorisés à se recueillir au pied du Mur. Au milieu du xvie siècle ils sont invités à déplacer leurs prières de la Porte Dorée ou Porte de la Miséricorde, condamnée par les autorités ottomanes, à ce pan du Mur. Ils se pressaient alors dans l’étroit couloir que laissaient les bâtisses et les mansardes connues comme le quartier des Maghrébins qui lui était attenant. C’étaient les descendants de pèlerins qui décidaient de s’installer à mi-chemin entre le Maghreb et la Mecque. Selon la légende qui se mêle inextricablement à l’histoire, ils étaient là depuis 1193, vivant des revenus d’une Fondation religieuse alimentée par les loyers des bâtisses et des terres du village de Ain Karem situé alors à l’ouest de Jérusalem. Ils fournissaient, par l’on ne sait quelle humeur ou quel caprice politiques, les crieuses et crieurs qui se répandaient dans Jérusalem pour porter à ses habitants les ordonnances et les instructions des autorités. Benjamin s’interroge sur les archives qu’ils auraient pu laisser dans la mémoire orale de la ville :

« Elle est trop saturée pour s’encombrer de cela aussi », se ravise-t-il avant de retourner à son silence.

Dans la nuit du samedi 10 au dimanche 11 juin 1967 le quartier des Maghrébins est détruit, son millier d’habitants dispersés, et le couloir est converti en esplanade.  

Désormais, on ne passe pas au pied du Mur sans se recueillir. Ceux qui prient psalmodient leurs litanies les plus intimes, ceux réduits au silence le caressent du regard ou d’un geste de la main, ceux qui sont inspirés écrivent leurs vœux sur un papier qu’ils glissent dans les interstices entre les pierres. Plus on l’enfoncerait et mieux l’on percerait la surdité du Mur et s’assurerait de son imprégnation par leurs messages. Or Dieu ne saurait pas plus lire qu'écrire. Sinon, il ne nous aurait pas laissé des testaments contradictoires dont les dépositaires ne cessent de se disputer leur part dans son héritage. Les papiers serviraient à colmater et à consolider les jointures entes les pierres. Le répétiteur des lieux, le très célèbre et très vigilant rabbin du Mur, nous avouera procéder, la veille du Nouvel An et de Pâque, à la cashérisation de son royaume pour libérer place à de nouveaux vœux, mobilisant des cohortes de ramoneurs pour ramasser les papiers dans des sacs qui seront enterrés avec les morts du mont des Oliviers. Le nettoyage se tient bien sûr sous les caméras des télés, peut-être parce que Dieu considère le monde comme une TV-reality et qu'il ne quitterait pas des yeux son écran de pierres. Benjamin sort de son silence pour remarquer que les vœux finiraient avec les annonces des crieurs. Il est ainsi, il reste incrédule malgré les recherches passionnées de Scholem sur la kabbale, science du déraillement judaïque, si contrarié par ce tourisme post-mortem que je lui impose qu’il ne trouve pas les mots qui sortiraient le Mur de son mutisme. Je me retiens pour ne pas lire les vœux qui jonchent le sol. Ce serait l’indiscrétion absolue. Benjamin qui considère que rien ne serait plus impudique que de s’ouvrir de ses relations avec Dieu m’en dissuade. La perspective de prier un mur me parait pour le moins lancinante. Nous suivons les chorégraphies tour à tour contenues et dépenaillées des prieurs. Elles dépendent des sectes, trahissent les caractères. Les pèlerins les plus timorés prennent des notes assis sur des chaises. On ne s’ennuie pas, on est avec Dieu. On en est à se demander ce que révéleraient ces pierres. Je crains qu’elles ne disent rien d’autre que ce que susurrent les pigeons sur les Juifs.

Le rabbin nous reçoit en dignitaire de Dieu. Il est de ces clercs tant rompus à la politique qu’ils se révèlent plus roués qu’intéressants. Il s’aligne sur les maîtres les plus conservateurs pour ne pas s’aliéner leurs sectes respectives ou qu’à Dieu ne garde encourir un anathème de leur part. Il ne dit rien qui déplairait au ministère des Cultes et comme tout lui déplairait il ne dit rien. Il élude les questions les plus intéressantes et embarrassantes. Il se pose en serviteur du Mur, de ses pierres et de sa symbolique. Son bureau est d’une désespérante netteté, d’une glaçante modernité et d’un mauvais goût qui tranchent avec le Mur que cachent d’accablants rideaux opaques. Sur la table, pas un grain de poussière, pas un dossier, pas même le rituel livre ouvert ou fermé. Le bureau aurait perdu toute présence divine. Le rabbin ne doit pas plus connaître son ordre du jour que son Talmud, il le découvrirait en arrivant. Il n’a pas de temps à nous consacrer, il ne soupçonne pas que je suis accompagné de Benjamin, il ne se doute pas de son existence, ni passée ni à venir, il serait dénué de tout sens pour la résurrection littéraire. Je ne suis pas chef d’Etat, acteur de cinéma ou vedette de la chanson, il ne me consent qu’une demi-heure. Ce devait se révéler trop long. Je m’étais pourtant chargé de questions. La mixité au pied du Mur. L’allocation d’un pan aux libéraux. Le voisinage avec les prélats chrétiens et les imams musulmans. Je n’avais pas pris en considération qu’il n’aurait pas de réponses.

Sitôt que le projecteur s’allume, il se métamorphose. Le personnage râblé devient médiatique. On le prendrait pour un saint homme si on ne le savait revêche. Il se pose en ministre du Mur alors qu’il n’en serait que le majordome. Davantage à la solde du ministère des Affaires étrangères que des Cultes, il reçoit les hôtes officiels d’Israël et les célébrités du monde qui ne passent pas par là sans se recueillir au pied du Mur. Il n’est d’ailleurs pas rabbin que du seul Mur, mais de tous les sites sacrés de Terre sainte. L’écouterait-on, il se serait même proposé pour l’ensemble des sites sacrés juifs à travers le monde. Le tombeau de Rabbi Nahman à Ouman en Ukraine, le tombeau de Rabbi Jacob Abihserra à Damanhur en Egypte, le tombeau de Rabbi Haïm Pinto à Essaouira au Maroc. Le commerce des indulgences et des bénédictions sur ces sites est particulièrement lucratif. En revanche, au Mur on ne se livre à aucun commerce, ni bougies ni livres, ni tracts ni pétitions, et ne traînent que des silhouettes de mendiants qui tendent une main discrète et réticente. Son prédécesseur, le vénérable rabbin Guedj, plus truculent et crédule, disait dans un français châtié que seul un tremblement de terre déblaierait le terrain et le préparerait à recevoir le Temple. Il n’en parlait pas moins de paix mondiale, il était le maître de Beth El, la plus ancienne yeshiva de kabbalistes de Jérusalem.

La ville serait d’autant plus silencieuse que les hommes cultivent leur tintamarre autour d’elle. Elle ne se départirait de son mutisme que pour égrener de vieilles litanies, qui bercent Dieu en l’homme, ébruiter de lancinantes menaces, que l’on attise ou contient, dérouler des rêves, dont la réalisation risque de se retourner contre elle. L’équilibre entre les sites, les souvenirs et leurs gardiens est si fragile qu’on se dérobe dans le silence qui serait encore la plus sereine de ses vocations. Seule la Jérusalem céleste serait viable, ni juive ni chrétienne ni musulmane ou ce qui reviendrait au même juive, chrétienne, musulmane. Ni capitale d’Israël ni capitale de Palestine. Capitale du monde. Ce serait utopique, son silence aussi. Dans le meilleur des cas. Sinon il serait de deuil.

De retour au mur, je cherche de nouveau la prière. Dans les interstices du ciel. Dans les souvenirs de mes synagogues. Dans les textes de Benjamin. Ces pierres ont connu tant de caresses qu’elles ne se hérisseraient pas aux miennes ; elles ont écouté tant de prières qu’elles percevraient mon silence. Elles le conserveraient pour l’éternité et c’est peut-être ce qui les rend particulièrement sacrées. La voix de Benjamin se double sans avertir de celle d’un vulgaire guide. Ce pan de 57 mètres de long n'est en fait qu'une partie de la muraille occidentale qui contenait l’esplanade d’un Temple qu’on ne cesse de pleurer, de fouiller, d’exciter. Long de 497 mètres, son prolongement s’étire pour partie sous le quartier arabe, servant de mur aux maisons qui lui sont attenantes, reste pour partie enterré. Ce serait le lieu le plus proche du Saint des Saints où selon la tradition seul le Grand Prêtre entrait pour plaider la cause du peuple et s’acquitter de ses ablutions. Il était situé au-dessus de la pierre qui servit de pierre de fondation de l’univers, de berceau pour Adam, d’autel pour le sacrifice manqué d’Isaac et de Kierkegaard, de pierre d’où s’éleva Mahomet au Ciel… Désormais, il trônerait en pierre de litige sous un dôme doré. Le déplacerait-on que l’abîme s’entrouvrirait et que l’être retournerait au néant.

Toutes ces pierres laissent pantois. Leur culte, leur vénération. La pierre du Golgotha, la pierre de l’Onction, la pierre de l’Elévation, pour ne pas parler de la pierre de La Mecque. Une pierre ne dit rien, une pierre ne veut rien, une pierre est immuable, une pierre se propose en autel. Je ne connais pas de livre sur l’autel ni d’ailleurs de poème. Mon insensibilité à la pierre participerait d’une cécité accablante. Elle scellerait la caverne, interdisant que ses parois ne s’animent d’ombres, de mirages, d’illuminations. Je me tourne vers Benjamin, il reste silencieux et je comprends à quel point il se contient pour pas attenter à la sainteté des lieux :

« Jérusalem s’est bâtie de ses entrailles, elle n’a d’autre choix que de les protéger en surenchérissant de légendes. Je ne sais comment l’on vit dans l’architecture contrastée d’une mythologie qui ne se décide pas à basculer dans la littérature. Soit elle suscite des plaintes, soit elle interne dans des soutanes ou déclenche des sirènes. Pour toi, son mur est plus certainement de perplexités et de remords que de lamentations. »

Je le considère avec curiosité, il veut sûrement dire quelque chose, je ne sais quoi, je le découvrirai peut-être à notre prochaine station. Dans son livre sur Paris, il se proposait de réaliser un montage historique de la ville au XIXe siècle montrant les signes précurseurs de la tourmente du XXe. Il concevait la reconstitution historique comme un montage quasi cinématographique de citations, de commentaires, de remarques du passé. Je ne sais pas ce qu'il avait en tête, nul ne le saurait. Je veux bien croire qu'il pensait à un traité des lieux comme l'on dit traité des passions. Jérusalem serait une ville prophétique et comme telle réclamerait un montage de sites, de monuments, de témoignages, de citations, pour dégager ce que ses entrailles augurent. « L'avenir... », écrit-il en 1940, « est si incertain que la moindre ligne que nous pouvons aujourd'hui publier est une victoire arrachée aux puissances des ténèbres. » Encore devait-il surmonter sa tentation pour « une métaphysique du silence, de l’écriture et de la paresse ». C’est tout à son mérite qu’il résista aux instances de Scholem et ne poussa pas son culte pour la bibliophilie, répandu parmi les Juifs berlinois de l’entre-deux guerres, à la bibliolâtrie kabbalistique.

Photo : Mikhail Levit