NOTE DE LECTURE : ALBERT COHEN, LE LIVRE DE MA MERE (1954)

28 Feb 2020 NOTE DE LECTURE : ALBERT COHEN, LE LIVRE DE MA MERE (1954)
Posted by Author Ami Bouganim

C’est une manière d’autobiographie, la « dernière lettre » à sa mère, rédigée par un fils unique, comblé et chéri, sur ce ton onctueux et moisi d’un auteur éternel, passé de Marseille à Genève. Une manière de s’excuser de l’avoir bannie de sa vie mondaine, d’avoir eu honte d’elle : « Ma bien aimée, je te présente à tous maintenant, fier de toi, fier de ton accent oriental, fier de tes fautes en français… de ton ignorance des grands usages. » Cohen brosse le portrait d’une petite mère, naïve et crédule, plutôt gourmande, tant juive qu’il n’est pour les Cohen, mère & fils, que des juifs et des païens. Une mère conteuse, pépiant, qui berçait son enfant d’histoires « qu’elle compliquait d’incidents généalogiques », réveillant sa nostalgie pour un ghetto où la vie était plus cocasse et légendaire que réelle, avec « des rabbins qui sont comme des femmes à barbe », menant « une vie aimante, passionnée, ergoteuse, un peu nègre et folle ». Une présence protectrice, sentinelle muette, compagne avec laquelle on ne se querelle pas, qui mène une vie somme toute triste, en étrangère dans son exil, recluse dans son intérieur où elle trône sur sa solitude. Cohen procède à une lecture filiale du Cantique des Cantiques, comme dans le passage où la mère est à la fenêtre, l’accompagnant de son regard et de ses bénédictions, guettant son retour de ses craintes, anxieuse et rassurée : « Elle m’apparaît toujours comme celle qui était à la fenêtre. » Il en vient à assimiler la mère à la Shekhina-Providence : « Dans ses yeux, il y a une folie de tendresse, une divine folie. C’est la maternité. C’est la majesté de l’amour, la loi sublime, un regard de Dieu. Soudain, elle m’apparaît comme la preuve de Dieu. »

C’est une belle variation sur la maternité, dévouement sans bornes, amour désintéressé et inconditionnel, surtout dans les cas, comme celui-ci, où la mère concentre toute sa sollicitude sur un enfant unique : « Ma mère n’avait pas de soi, mais un fils. » Or nous avons tous perdu notre mère, nous allons tous la perdre un jour, et nous allons devoir reconnaître qu’il n’est pas trait plus universel que la douleur et le deuil d’avoir perdu sa mère. On devient irrémédiablement orphelin : « Ton enfant est mort en même temps que toi. » Cohen constate, désabusé : « Que me reste-t-il à aimer maintenant, de ce même amour sûr de ne jamais être déçu ? Un stylo, un briquet, ma chatte. » La mort de la mère constitue les hommes en « humaine nation » ou en humanité maternelle, sans autre consolation que de savoir sa mère dispensée de la douleur de voir ses enfants mourir. En retour, celle de lui survivre dans un univers d’où elle est désormais absente, se décomposant sous terre, et de trouver du charme à aimer une autre femme entache la vie de péché. Et c’est à un réquisitoire contre le Dieu mortuaire, qui ne s’entend¸ en « Juge de la monotone sentence », qu’à prononcer des verdicts de mort, que Cohen se livre.

Malgré ses mondanités, Cohen serait un misanthrope intérieur, cherchant et trouvant dans l’écriture comme un tiroir où se retirer, se gardant de s’aliéner les hommes et qui plus est les plus superbes d’entre eux, les artistes bien sûr, dont les écrivains et les peintres : « J’ai résolu… de dire à tous les peintres qu’ils ont du génie, sans cela ils vous mordent. » C’est son manège avec sa plume, la page et l’écriture qui lui donne son charme. La concomitance de la narration et de l’évocation rehausse – orientalement – son témoignage. Il se cache pour écrire, il s’ouvre pour écrire. Ce ton doucereux est celui de l’émigré levantin qui s’engoue pour la France et lui témoigne son affection en ce début de siècle où la France représentait encore une terre promise. Dans cette solitude que connaissent les migrants privés de relations sociales, vivant néanmoins leur intégration comme une odyssée. L’écriture – en français plutôt que dans « le dialecte vénitien des Juifs de Corfou » – participe chez Cohen d’un cérémonial et d’une dette de reconnaissance. Un brave et bon petit écrivain anobli par la diplomatie et par les lettres et qui se prend si peu au sérieux qu’il cérémonialise sa production pour célébrer son amour filial : « Frères humains, frères en misère et en superficialité, c’est du propre, notre amour filial. » Il s’adresse au lecteur, il l’associe à sa peine : « … une mère est un génie de l’amour. Comme la tienne, toi qui me lis. » Il ne nomme pas sa mère, ni prénom ni surnom, et l’on reste avec une pâte d’amande dans la composition de laquelle entrerait désormais l’arrière-goût du deuil.

Le livre se termine par un vibrant hommage aux « mères de tous les pays », « vous qui nous avez appris à faire les nœuds de nos souliers… vous qui patiemment enfourniez, cuillère après cuillère, la semoule… je vous salue, majestés de nos mères… mères, pleines de grâce… » Le Cantique des Cantiques se dénoue en Proverbes…