NOTE DE LECTURE : ALBERT COHEN, LES CARNETS (1979)

29 Jun 2023 NOTE DE LECTURE : ALBERT COHEN, LES CARNETS (1979)
Posted by Author Ami Bouganim

Dans ses « Carnets », Cohen procéderait à une commémoration littéraire où il passe en revue les thèmes qui ont requis son écriture et en premier cette merveille que constitue le dévouement maternel. Il était fils unique, il voulait sa mère unique, elle resterait unique. Dans ce texte, davantage que dans « Le Livre de ma mère », il insinue que l’ingratitude à l’égard de la mère se mue, après sa mort, en péché sinon en crime de lui survivre. Rédigés à 82 ans – en guise d’autobiographie ou de testament ? – ces « Carnets » brûlent « les mauvais souvenirs », plutôt absents de son œuvre. Il évoque l’amitié de Marcel Pagnol, se sépare du monde et de soi, s’arrache à ses juifs et laisse comme une dernière prière à Dieu.

Cohen vivrait mal le silence de Dieu et sa non-assistance. Il ne se déclare pas tant athée que mécréant, privé de Dieu par l’intelligence – à l’instar de Mangeclous qui « croyait souvent à Dieu, mais il aimait passer pour un esprit moderne ». Il en est réduit à lui demander de le sauver de sa mécréance pour, gagnant l’assurance d’un autre monde et d’une autre vie, échapper au caractère inexorable et irrémédiable de la mort. Il se risquerait volontiers du côté de la religion, mais il n’arrive pas à se résigner à la foi frileuse des désespérés dont les croyances sont « une supplémentaire bouillotte et un additionnel chauffage central et aussi une morphine ». Les lubies spiritualistes l’irritent autant qu’elles le sidèrent : « Je suis trop vulgaire pour me mouvoir dans de telles finesses. » C’est un homme qui croit et qui ne croit pas – croit qu’il ne croit pas, ne croit pas qu’il croit –, se tournant vers Dieu pour l’incriminer du non-sens que répand la mort, voire de son incroyance comme dans le « Livre de ma mère » : « Dis, Toi là-haut, pourquoi ce traquenard ? […] Juge à la monotone sentence, Juge sans imagination et qui ne connais qu’une seule sentence, toujours capitale, pourquoi et quelle est cette tromperie ? » Cohen ne se tourne pas vers le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, encore moins vers le Dieu des philosophes, pour lequel il n’a aucune considération, mais vers le Dieu de sa mère qu’il ne saurait récuser : « C’est vers Toi que j’appelle, Dieu de ma mère, mon Dieu que j’aime malgré mes blasphèmes de désespoir. »

On aurait une brouille quasi hassidique avec Dieu qu’on n’invoquerait que pour crever son absence : « Dieu m’aime si peu, déclare-t-il dans « Le Livre de ma mère », que j’en ai honte pour lui. » Il s’inscrit dans cette tradition de familiarité avec Dieu, qu’il existe ou non, acquise par de longs siècles de compagnonnage, de pratiques rituelles, d’attente déçue. En « hébreu inconséquent », Cohen pousse le paradoxe de l’incroyance jusqu’à composer des prières pour demander la foi : « Si je te nie ou si je me moque, c’est par désespoir de ne pas croire en Toi et par faim de croire en Toi, c’est pour Te provoquer, Te provoquer en moi, Te provoquer à m’envoyer l’illumination que j’attends, l’illumination que je mérite. C’est une scène d’amour que je Te fais. » Il lui reproche de se montrer insensible à ses avances. Il ne comprend pas pourquoi il ne reçoit pas de réponses alors que la pléthore des « vilains » se gargarisent de croire en lui : « Pourquoi ne Te révèles-Tu pas à moi, Toi qui inondes de certitude tant de cœurs froids, tant de vieilles toupies méchantes. »

C’est la protestation d’un homme des Lumières. Sans détours, sans ruses. De l’homme qui ne s’en laisse pas conter par des homélies truquées. De deux choses l’une : soit Dieu existe, soit il n’existe pas. Dans le deuxième cas, l’homme reste pantelant et trouve sa dignité à s’ouvrir de sa pantelance comme dernier réduit de l’interrogation sur Dieu. Avant que la Shoah ne vienne réduire en cendres le buisson ardent et que de sobres ou emphatiques philosophes ne s’emparent de Dieu pour l’empailler de leurs prêches sur le dialogue ou l’altérité. On n’a pas accordé l’intérêt requis à la pantelance de Cohen. Elle est pourtant plus digne, honnête et convaincante que la mauvaise foi qui court les prêches de l’après-guerre. C’était un juif sépharade de Salonique, il n'était ni lithuanien ni berlinois. Il réitère vaillamment son « amour d’Israël », s’accommodant des défauts de l’aimé, éprouvant, pour inverser une des formules qu’il applique à Solal, comme un plaisir talmudique à se réclamer des accusations portées contre son peuple. Son amour d’Israël nourrit les regards qu’il pose sur ses personnages et sur leur vie : « Il savait qu’il fallait une science dans le regard et une intelligence dans le cœur pour déceler la grandeur de ces juifs… » Ses déclarations d’amour sont troublantes de sincérité. Il est séduit par leurs traits, il ne leur cherche pas de vertus : « Louange donc aux travers de mon peuple, bosses et plaies. » Il reprend le portrait que l’antisémitisme brosse des juifs sur lesquels les siècles n'auraient laissé que des travers, parias acculés à une condition impossible, les dos voûtés, condamnés à ruminer leur livre saint, lié par sa Loi et par ses Dix Commandements. Leur fidélité à soi, résistant aux adversités, lui intime sa propre fidélité à son peuple. Il n’a pas besoin d’arguments, il suffit de l’aimer. On retrouve les mêmes personnages, convoqués pour une dernière parade. Cohen reconnaît : « Ressasseur je suis, ressasseur je demeure », s’inscrivant dans la tradition de « rebâchage immémorial » qui imprime son balancement au juif.

Cohen écrit en guise de consolation – pour survivre à la mort de la mère –, en guise d’exutoire – contre la méchanceté des hommes qui ne déclareraient aimer leurs prochains que pour mieux les abuser –, en guise de réparation – pour le manquement commis ou l’offense subie… Il cherche une retraite dans l’écriture, y trouve une patrie. Une manière de salut, cherchant son bonheur dans une écriture quasi messianique. Ecriture incantatoire, magique, sur du vent, pour rien. Il la pratique encore en guise de prière et de dédicace. Evoquant la réclusion solitaire à laquelle l’aura contrainte l’hostilité que lui attire son nom, il reconnaît : « Tout ce que je pense, je l’écris avec mon index sur du vide, c’est ma manie de solitude. » Cohen écrit surtout pour son plaisir et pour celui de… sa première lectrice. Il s’observe écrire, noyant son chagrin dans l’encre, y diluant ses déchirements, ses atermoiements et ses remords, se mirant sans cesse dans son texte comme dans une glace, se dédoublant pour tromper la solitude, se retrouver avec soi et se livrer à une autocritique sournoise et complaisante. Il exhorte sans cesse sa plume, communiquant son exhortation à sa narration : « Va, plume, redeviens cursive et non hésitante, et sois raisonnable, redeviens ouvrière de clarté, trempe-toi dans la volonté et ne fais pas d’aussi longues virgules, cette inspiration n’est pas bonne. » Son écriture procéderait par vagues, plus exactement par vaguelettes, petites phrases qui se chevauchent, renchérissant les unes sur les autres, s’extasiant d’elles-mêmes. Sans cesse rajoutant, ne retranchant jamais, s’exerçant à la puérilité comme dans des tournures du genre : « à lui-même conteur d’histoires crues et véridiques ». Un rien biblique, manière du Cantique des Cantiques, de l’Ecclésiaste aussi. Peut-être l’Ecclésiaste se livrant, non sans réticences, à son Cantique des Cantiques – se livrant exquisement à l’absurde pratique de l’écriture pour en compenser les vaines pratiques de l’existence. Au prix d’un certain maniérisme littéraire.

L’œuvre de Cohen se prête à plus d’une lecture. Derrière la grande séduction de « Belle du Seigneur » se profile une allégorie méditerranéenne sur la condition juive moderne, récit d’une assimilation au premier degré, telle qu’elle serait vécue par les juifs assimilés qui ne s’accommodent pas de leur assimilation, avec des personnages intérieurs qui les retiennent quand ils prennent le large du monde, dissuadant de trahir malgré toutes les raisons qu’on aurait de déserter : « Ne fais pas cela ! [lance Saltiel à Solal] Ne renie pas, Sol ! […] C’est un malheur d’être juif. Il ne faut pas renoncer à ce malheur. Le Messie viendra demain peut-être. Quand il sera venu, tu feras ce que tu voudras. » L’allégorie, pour être plus précis, du mariage mixte, Solal reconnaissant : « Bilan du mariage mixte. Je suis haï des miens et des tiens. Tu es haïe des tiens et des miens. Et nous nous haïssons d’être haïs. » Récit d’un déchirement, cautérisé par les lettres, entre l’univers céphalonien où Cohen déploie son génie littéraire et l’univers genevois, entravé par ses bourgeois, lustré par ses femmes. Son œuvre représente un échantillon dans la riche gamme des narrations juives, se coulant dans une sensibilité judaïque et prenant des tournures judaïques : « Les paupières de l’Eternel ont battu trois fois et trois ans sont passés. » Poussant sa veine jusqu’à mobiliser Dieu dans la description des ébats sexuels : « Reins que lève l’Eternel, reins que baisse l’Eternel. » Une louange d’Israël, aux délicieuses harmoniques liturgiques, sous la plume d’un homme qui était « extrêmement israélite ». Peut-être le premier et le dernier des auteurs issus de l’Alliance sans avoir été sur ses bancs…