The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
NOTE DE LECTURE : GUSTAVE FLAUBERT, BOUVARD ET PECUCHET (1881)


C’est le récit de deux hommes qui se retirent dans une propriété normande acquise grâce à l’héritage de l’un et aux économies de l’autre. Ils donnent l’impression de régresser dans l’on sait quelle savoureuse curiosité plus éprise d’elle-même que de qu’elle révélerait. Ils réalisent le rêve du rentier qui précéda celui du retraité. Plus d’écritures, plus de contrôle : « Nous ferons tout ce qui nous plaira ! Nous laisserons pousser notre barbe ! » Ils commencent bien sûr par cultiver leur jardin, ils n’en tirent que des ennuis. C’est qu’ils ne retournent pas tant à la terre et à la nature qu’aux traités et aux manuels auxquels ils prennent leurs instructions comme de nos jours l’on y prendrait nos augures : « Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche un manuel et il en étudiait un paragraphe, debout, avec sa bêche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. » Or les traités, qui ne cessent de se contredire, ne cessent de les décevoir. Comme rien ne les arrache vraiment à leur passion pour eux, ils changent de sciences avec les traités et c’est ainsi qu’ils abattent toutes les disciplines, de la chimie à la pharmacie, de l’horticulture à physiologie. Ils ne s’emballent pour les branches du savoir que pour, désenchantés par les pratiques qu’elles semblent autoriser, les décrier avec autant de légèreté qu’ils s’étaient emballés pour elles.
D’un traité à l’autre, les deux compères se livrent à tout ce qu’ils inscrivent au programme de leur retraite et de leur amitié. Ils s’illustrent comme ethnologues, archéologues, pédagogues. Leur crédulité livresque est telle qu’ils en deviennent ridicules. C’est ainsi qu’ils se mettent à une gymnastique qui ressort davantage à des travaux forcés qu’à des activités de loisirs, s’acquittant de tous les exercices proposés par un manuel, et comme l’instituteur refuse de leur confier des enfants pour s’entraîner à secourir les blessés, ils se relaient sur une brouette : « L’un feignait d’être évanoui, l’autre le charriait dans une brouette. » Ils se mettent au spiritisme : « … et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre au moyen des escargots. » Ils se livrent au magnétisme, traitant toute une galerie de malades – qui guérissent ! Ils se mettent à la philosophie, passant de Descartes à Hegel en passant par Spinoza, Lock, Condillac, tirant de son étude la noble vanité de trouver dérisoire tout ce qui l’avait précédée, de l’agriculture à la politique et de la littérature à la médecine. Bien sûr, ils se mettent à la politique, se poussent l’un l’autre pour se présenter aux élections et quand ils découvrent que c’est la candidature du rédacteur de je ne sais quel journal qui est retenue ils se consolent mutuellement : « La déception des deux amis fut grande ; chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre. » Bien que célibataires plutôt âgés, ils se piquent de passion amoureuse, en parallèle, chacun de son côté, Bouvard pour une veuve, Pécuchet pour la servante. La première se révèle une intrigante qui convoite leur propriété, la seconde communique la « maladie honteuse » à son pauvre amant amateur. Ils rivalisent alors d’invectives contre les femmes : « L’enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser. » La charogne d’un chien excite chez eux la peur de la mort. Ils sont terrorisés, envisagent le suicide, et en quelques lignes, sans se départir de son côté cavalier de traiter de toute chose, avec le même détachement et la même légèreté, Flaubert balaie tous les arguments contre le suicide : « Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase ? et de commettre une action ne nuisant à personne ? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir ? Ce n’est point une lâcheté, bien qu’on dise ; – et l’insolence est belle, de bafouer même à son détriment, ce que les hommes estiment le plus. » Les deux compères se disposent à se pendre en chœur quand ils réalisent qu’ils n’ont pas fait de testament alors qu’ils n’ont pas d’héritiers. Ils n’ont d’autre choix que de prendre le parti de la mort et l’on a ce beau passage : « Après tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la nature ce qu'elle vous a prêté et le néant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière. Ils tâchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou sans fond, d’un évanouissement continu. N’importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde, et sans espoir. » Quand ils se remettent de leur souci de longévité, ils célèbrent leur rétablissement d’un bon repas : « Quelle bassesse que de penser toujours en prolongement de son existence ? La vie n’est bonne qu’à la condition d’en jouir. » Bien sûr, ils se cherchent du côté de la foi, retournent à l’église, se font baptiser et s’empêtrent de nouveau dans les paradoxes de la religion.
Bouvard et Pécuchet forment à la longue d’étranges compagnons siamois au point de se faire d’incessantes politesses. Ils ne sont pas benêts, ils ne sont pas crédules, ils ne sont pas sots, ils sont plutôt érudits et… républicains. Ils sont volontaires, et entreprenants, au point de prendre sur eux de réaménager le village. Ils s’accordent vite sur leurs nouveaux intérêts, de même que sur leurs conclusions. Ils deviennent pareillement hypocondres à la lecture des ouvrages sur les plaies et les misères de l’organisme humain, se révulsent des mêmes aliments à la lecture des ouvrages sur la diététique, pratiquent les mêmes traitements prescrits par les traités de médecine. Bien sûr, il leur arrive de se brouiller, excédés l’un par l’autre, sans véritable raison, pour des broutilles plutôt que sur des principes : « Pécuchet devenait immonde avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir. Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. » Les deux compères campent les deux premiers petits cons de la culture moderne – avant qu’ils n’investissent les ondes et les écrans – qui caracolent à emmerder le monde. Ils ne pratiquent aussi cavalièrement la médisance que parce qu’ils ne la connaissent pas vraiment. Ce qui n’est peut-être pas le cas de Flaubert qui montre plus de sarcasme et d’ironie que d’humour, s’acharnant contre ses deux personnages avec tant de malice qu’il donne l’impression de tordre le cou à l’on sait quels amateurs dans un théâtre de la bêtise. Ils étaient copistes, ils auraient dû le rester. Les deux compères annoncent Laurel et Hardy en plus érudits. Ce sont les héros de la guigne, de l’amateurisme… du célibat.
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C’est à une savoureuse et truculente parade que nous convie Maître Flaubert maniant deux marionnettes fantasques, farfelues et distordues, butinant d’une discipline à l’autre, dérivant avec les manuels dans le vide d’une retraite dénuée de vocation ou alléchée par toutes les vocations. Ils ne veulent rien accomplir, ils veulent s’illustrer dans tout. Ils n’ont rien pour eux, ils ont tout contre eux. Ils sont accordés l’un à l’autre et cette coordination, orchestrée par leur auteur marionnettiste, les prive de tout caractère littéraire. Ce n’est pas une représentation mais une répétition qui ne méritera pas de connaître la première ou, comme le dit Flaubert, sa terminaison. Ce seraient des retraités dilettantes dont l’intérêt s’épuise sitôt qu’ils découvrent qu’il n’est pas grand-chose à découvrir et que tout finit dans un musée de bric et de broc. D’antiquités, de vieilleries, de traités… de bêtises. D’ailleurs, ils se donnent un musée où le lecteur se perd tant Flaubert est abscons ou savant, malmenant le lecteur autant que ses deux héros.
On comprend tout aux échanges entre les deux compères, on se traîne derrière eux, il nous arrive de sourire, on ne sait pour autant de quoi il en va. On ne comprend pas à quoi rime cette cavalcade de Flaubert. On cherche à reconstituer son dessein littéraire. Il devait être ambitieux pour réclamer autant de lectures, d’études et d’observations, même si elles ne portaient que sur des almanachs ou des encyclopédies. Il ne pouvait s’épargner le dépouillement de tous ces titres – réels ? – qu’il mentionne, survoler toutes ces disciplines dont il traite, considérer toutes ces allégations qu’il récuse et détailler tous les enchantements et désenchantements que connaissent ses deux personnages pour seulement s’acquitter d’un vulgaire… livre. Flaubert ne cache pas ses connaissances dans les domaines auxquels s’essaient ses deux personnages, il ne montre pas leur maladresse sans trahir son érudition : « Mais il planta des passiflores à l’ombre, des pensées au soleil, couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lys après leur floraison… » Il ne se moque de ses marionnettes qu’en les accablant et c’est une « infection » littéraire qu’il provoque, symbolisée par « le délire de l’engrais » de Pécuchet qui entasse dans la fosse aux composts « des branchages, du sang, des boyaux, des plumes… Il employa la liqueur belge, le lisier suisse, la lessive Da-Olmi, des harengs saurs, du varech, des chiffons… – et poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdit l’urine ; il supprima les lieux d’aisance. »
Ce livre a réclamé tant d’études qu’il a dû donner un torticolis à Flaubert qui ne porte pas une once de tendresse à ses personnages auxquels il n’épargne rien, ni ridicule ni déboire. Il n’arrête pas de les tourner en bourriques. Peut-être envisageait-il une anti-encyclopédie romancée qui tournerait en dérision la manie encyclopédique ; peut-être une odyssée délirante de l’érudition. Le style est si lapidaire qu’il brosserait le portrait de l’homme lapidaire : Flaubert parle lui-même de « boutique des lapidaires ». C’est un chantier, ce devait le rester, et il faut être lecteur grabataire pour s’attarder à ces gravats où l’on retient – contrairement aux milliers de titres nominés pour les centaines de prix de nos rentrées littéraires – de lumineuses remarques. Ca ne mériterait d’être relu que pour relever les commentaires les plus pertinents et noter les traits les plus magistraux. Ainsi quand Bouvard peine à terminer le « Discours » de Bossuet : « L’Aigle de Meaux est un farceur ! Il oublie la Chine, les Indes et l’Amérique ! mais a soin de nous apprendre que Théodose était « la joie de l’univers », qu’Abraham « traitait d’égal avec les rois » et que la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des Hébreux m’agace ! »
Flaubert ne trahit nulle part le dessein qu’il caressait en brossant ces deux personnages et à tourner en dérision leurs plis livresques : « Tant d’embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de l’auteur, la monotonie des tournures. » Les remarques intéressantes ne manquent pas. Sur le sens commun. Sur l’emploi des mots. Sur les paradoxes de la pensée qui ont tant séduit Borges comme sur la raison : « La raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle. Mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors, la raison devient ma raison. » Bouvard et Pécuchet seraient les deux mauvais génies derrière lesquels Flaubert cache sa sournoiserie et son terrible désenchantement de la science et de ses lubies. « Bouvard et Pécuchet » serait au romantisme ce que Pantagruel-Gargantua était au baroque et Don Quichotte au roman de chevalerie. Flaubert se livrerait à l’assaut de l’érudition et de son ennui, montrant un humour d’érudit pour ruiner les hautes sa-vanteries des hommes – ces tous noirs alors qu’on n’a pas fini de comprendre les volcans, ces recherches neuronales alors qu’on n’a pas commencé de comprendre le rêve, ces lourds investissements dans l’armement de pointe alors qu’on est totalement désarmé face à un misérable virus – comme de traiter magnétiquement une vache : « Elle émit un vent. Pécuchet dit alors : « C’est une porte ouverte à l’espérance ! un débouché, peut-être ? » » Flaubert veut rire, il croit rire, il n’arrive qu’à ricaner. Il aurait aimé s’amuser à écrire ce texte, il l’a enduré pendant une décennie. Il se serait arraché la moustache s’il avait vécu de nos jours…
Ce serait – aussi – un pamphlet contre l’éducation, une manière d’anti-Emile. Bouvard et Pécuchet, en manque de progéniture, s’investissent tant dans l’éducation de leurs deux petits protégés, Victor et Victorine, les enfants abandonnés d’un forçat qu’ils envisagent d’ouvrir un établissement pour « redresser l’intelligence, dompter le caractère, ennoblir le cœur ». Là aussi, ça ne cesse de tourner court et Victor plonge le chat que ses précepteurs lui avaient offert pour susciter chez lui de nobles sentiments à l’égard des bêtes dans un chaudron posé sur la cheminée. Quoi que les deux compères fassent, quelque ingéniosité qu’ils montrent, Victor et Victorine déçoivent leurs attentes. Ils n’ont pas le sens de l’avenir, ils n’en ont cure, ils n’auraient pas même celui du présent. Ils ne comprennent pas le bien d’autrui, encore moins s’il est à leurs dépens. Ils sont réfractaires à toutes les méthodes, tous les stratagèmes, tous les procédés. Ils ne comprennent ni les récompenses ni les punitions et quand Pécuchet coiffe Victor d’un bonnet d’âne, le chenapan se met à braire « avec tant de violence et si longtemps qu’il fallut enlever ses oreilles de carton ». On les croit plus chanceux avec Victorine, qu’on aurait pu croire plus malléable et docile que son frère, jusqu’au jour où Bouvard la surprend dans le fournil entre les bras tentaculaires d’un tailleur itinérant, bossu, les yeux rouges, dont la hideur est particulièrement repoussante dans un livre où les personnages rivalisent de hideur : « Le bâillement de sa camisole laissait à découvert sa gorge enfantine marbrée de plaques rouges par les caresses du bossu. » Le lecteur croit deviner que c’est Victor qui, pour une pièce d’or, a bradé sa propre éducation et celle de sa sœur au tailleur et achevé de ruiner la grande ingéniosité pédagogique de leurs tuteurs bénévoles et charitables. Les deux gamins illustrent la turbulence extrême, le dévoiement enfantin dans toutes ses expressions. Après la lecture des passages consacrés à l’éducation, on ne peut plus lire Rousseau sans doubler son Emile du Victor de Flaubert.
Puis au tournant d’une page, sans avertir, on découvre que c’est terminé. Guy de Maupassant, avec lequel Flaubert était lié, nous dit que les deux compères se sont remis à copier. Quand on a tout abattu et tout écarté, tout tenté et tout échoué, il ne nous resterait plus qu’à devenir copistes. Le chantier de Flaubert ne pouvait déboucher. Il n’avait pas d’intrigue, il ne pouvait connaître de dénouement. L’ouvrage recueille les vices, les manies et les lourdeurs de l'écriture savante. C’est d’une telle érudition, volontiers brouillonne, qu’on ne sait si Flaubert visait à ruiner toute érudition ou s’il visait à ridiculiser l’autodidactie. L’ouvrage présente l'intérêt de nous restituer le visage démaquillé de l’art. Lui trouver des vertus entamerait son génie. Pourtant il n’en manque pas. La leçon générale : on n’a jamais fini de dépouiller les sottes connaissances de l’humanité. Le plus patient des lecteurs n’endurerait jamais plus que ce que recèle ce chantier. Ce serait encore plus encyclopédique, savant, éparpillé. Pourtant, il ne serait pas étonnant qu’il survive à Madame Bovary. Comme chantier d’un livre qui ne pouvait s’écrire, que personne ne s’est aventuré à ma connaissance à « compléter » ou à « terminer ». La tendance n’est plus au dénigrement des savantes inepties mais à leur célébration, comme dans ces sots dictionnaires amoureux sur tout et sur rien qui nombrilisent leurs auteurs davantage qu’ils n’instruisent le lecteur. L’humain serait dans cette incarnation d’une érudition brouillonne qui prétend en savoir plus long qu’elle ne sait vraiment et qui se perd dans le labyrinthe encyclopédique de l’humanité causeuse ou de l’homme-touche-à-tout-ne-sait-rien. Seul le cinéma pouvait mettre de l’ordre dans ce fouillis et le film de Jean-Daniel Verhaeghe (1989) avec Jean-Pierre Marielle et Jean Carmet s’y essaie honorablement. Malheureusement, il se révèle encore plus schématique que le livre. On est partiellement surpris par le casting. L’un est trop grand, l’autre trop trapu ; l’un trop vif ; l’autre trop obtus ; l’un trop mondain ; l’autre trop casanier. On se désole encore que les personnages ne sortent pas du livre sans trahir la page sur laquelle Flaubert tentait de les coucher…
Après ce livre, on n’a plus envie de lire de livre, ni sur l’astrophysique ni sur la biologie, ni sur le christianisme ni sur le bouddhisme, ni traité de médecine ni traité d’horticulture, ni prix Ceci ni prix Cela, on a envie de relire « Bouvard et Pécuchet », pour s’emmerder de nouveau à le lire et se désoler de le voir, comme il lui sied le mieux, en l’état de chantier perpétuel. En définitive, les deux compères ont eu raison de leur auteur, ils ont pris leur revanche contre lui, ils l’ont terrassé. Il ne se moquera plus d’eux, ne les tournera plus en ridicule. Ils ont eu le dernier mot…