NOTE DE LECTURE : J. GOYTISOLO, MAKBARA (2009)

24 Jan 2024 NOTE DE LECTURE : J. GOYTISOLO, MAKBARA (2009)
Posted by Author Ami Bouganim

C’est comme une énumération qui se chercherait une litanie en guise de style. On ne comprend pas immédiatement le dessein du narrateur, on doit encore s’accoutumer à l’éclatement de sa voix. Celle-ci ne trouverait plus d’intérêt à s’incarner dans une narration qui ne serait qu’un échantillon dans la riche et lassante gamme des narrations. Une rumination enregistrée plutôt qu’écrite, pour personne pour la postérité, sans plus d’action, se déposant dans un texte qui se concocterait se décomposerait sans être vraiment prémédité, comme dans un tombeau où l’on se déliterait jusqu’à n’avoir plus rien à dire. Peut-être des nouvelles, peut-être des essais, sûrement les délires post mortem d’un auteur qui a roulé sa plume avec sa bosse. Ni unité de lieu ni unité de personnage ou d’action. Pourtant on est pris et tente de reconstituer le dessein littéraire qui anime l’auteur. En quête d’indices, de signes, de mirages. Le lecteur se débrouille comme il peut et autant qu’il résiste au chapelet des instantanés : « poses de studio, instantanés d’amateur, photomatons abîmés, défraîchies : un paysan raide, endimanché, le bras posé sur une jarre de fleurs stridentes ». Le texte intitulé « Cimetière marin » se conclut par ces phrases : « te voilà enfin, je t’attendais depuis longtemps, heures jours semaines mois années, je savais que tu me retournerais, que tu reviendrais, à l’endroit même où nous nous sommes connus, aimons-nous comme des possédés, peu importe qu’on nous voie, nous réchaufferons les ossements transis, nous les ferons mourir de jalousie, le makbara nous appartient, nous y mettrons le feu, il brûlera avec nous, il périra, nous périrons, vivants, convulsés, embrasés ». Le makbara – de kbar pour tombeau – serait un mausolée. Pour Goytisolo il ne saurait être que de papier à moins que ce ne soit cette place publique où l’humanité se consumerait en contes qui vont dans tous les sens rebondissent les uns sur les autres sans connaître de dénouement.

 C’est, malgré ou dans la légendaire passion de Goytisolo pour Marrakech, une narration sans conte ou un conte sans narration. Une tentative de rester écrivain sans rien raconter, à la croisée de la nouvelle, de la critique et de l’article comme dans « Le Salon du mariage » où le narrateur, se doublant pour l’occasion d’un bateleur, nous entraîne à travers les stands d’un salon de mariage et les boniments de ceux qui les tiennent. Le traitement littéraire d’une civilisation de l’hétéroclite sous la plume d’un écrivain qui ne se leurrant plus ne chercherait plus à berner le lecteur. Sa rumination draine des alluvions maghrébines même quand elle s’exerce sur les Boulevards, attiré en mouche et en génie littéraires par le Maroc qui lui inspire ses meilleures bribes : « femmes assises en bordure de la route attendant l’improbable résolution de leur destin ». Il retrouve Dante pour décrire le calvaire dans une tannerie, encaissée dans un chaudron, empuantie par les peaux, à l’ombre de la Koutoubia qui n’aurait pas d’ombre et sous l’œil goguenard de touristes américains qui n’auraient pas d’odorat. La modernité occidentale de Goytisolo charrie encore les vestiges et les rebuts de Jamaa-el-Fna. Le temps que tout devienne clinquant lumineux et passe sous le régime touristique qui fait de chacun un voyeur. On ne cherche pas à connaître, on cherche à voir, l’ancienne humanité se donnant à voir à la nouvelle. « Sightseeing-Tour » propose un tour dans la cité de l’avenir où l’homme serait récuré. Mise sous vitrine, l’humanité n’est plus un objet d’étude mais d’exposition : « observez, mesdames et messieurs, le restaurant d’à côté : un brillant administrateur de Kauffmann’s et son épouse y célèbrent leur dixième anniversaire de mariage, et ils ont choisi, pour fêter cette date, un décor classique, élégant et discret : serveurs en smoking, chef en bonnet blanc, services de vaisselle raffinés, riches nappes brodées : menu du jour ».

Une narration brinquebalante pour une civilisation où le clinquant dissone avec le pittoresque : rien n’étant plus linéaire, la narration ne saurait l’être. Ce serait insulter le lecteur par trop abusé et méprisé. L’auteur linéaire présume d’une linéarité de l’histoire alors que celle-ci est de chamboulements, de contrastes, de retournements. Il n’est plus de héros, il n’est qu’un consommateur livré aux boniments des programmateurs et des marchands. Il ne choisit pas même ses articles, il se convainc de leur nécessité alors qu’ils sont superflus. Même ses loisirs lui sont dictés, même les mariages sont arrangés, même les enfants sont conçus dans des laboratoires et suivis par des maîtres ou des robots. On vit sur le leurre d’un choix alors que ce n’est qu’une illusion de liberté. L’ère du bricolage est terminée, dans la narration autant que dans la vie. Les documents qui restituent encore le mieux l’esprit du temps sont les notices publicitaires qui incitent à la consommation, exhortent à la jeunesse perpétuelle, prescrivent des soins contre les rigueurs de l’âge. La langue publicitaire, souvent châtiée, dénuée d’âme, marginalise la langue en haillons du pittoresque où l’on sent encore palpiter les vestiges d’une âme. On s’achemine vers une humanité médicalement suivie, aseptisée, tant soucieuse de sa santé qu’elle n’a de cesse de résilier les dernières fonctions animalières chez l’homme : « à la place des mets lourds et indigestes qui chargent inutilement l’estomac et provoquent à la longue toutes sortes d’affections intestinales, nous avons imposé l’usage exclusif de produits préalablement digérés dans le but d’éviter à l’organisme les dommages et ennuis causés par la mastication des matières nutritives, leur déglutition, leur préhension : notre devise la plus concurrentielle : finis les ulcères à l’estomac, les maladies du foie ! : mangez sans inquiétude ni dégoût : nous avons digéré pour vous ! » Goytisolo ne se contente pas de déconstruire la narration linéaire, il s’acharne contre la recherche sociologique. De l’insémination artificielle, épargnant copulation et reproduction, au suicide programmé, c’est toute une vie par procuration, à crédit, qui nous attendrait. Il ne sert à rien de mener des recherches, l’humanité aurait bradé son humanité pour des promesses publicitaires qui la dispensent de se poser des questions philosophiques : « je propose que nous abandonnions symboles et présomptions pour adopter un point de vue aride, certes, mais mieux adapté à la volonté d’élucidation strictement scientifique qui nous guide ». Ce serait pour terminer l’euthanasie programmée : « votre disparition n’est pas nécessairement désagréable comme vous pourriez le croire : elle deviendra absolument exquise avec un peu d’imagination de votre part : donner ensuite une liste complète des drogues que l’on peut se procurer dans nos principaux magasins et pharmacies : assister fraternellement les auditeurs dans les modalités d’emploi : une, deux ou trois douzaines de pilules dans un petit verre d’eau, ajouter quelques gouttes de whisky pour améliorer le goût : et pour les âmes pures, exaltées, incurablement exaltées, le pétillement d’une coupe de champagne et un fond de musique, Chopin, Wagner, Rachmaninov, vaincre enfin leurs hésitations ultimes grâce à la lecture de passages choisis de Sénèque ».

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« Venu de l’au-deçà » qui ouvre le recueil est un morceau d’anthologie sur un clochard d’origine maghrébine qui descend les grands boulevards : « tendre une paume mendiante d’un geste d’orgueil satanique, attentif à l’envers de son propre spectacle : indifférent au message d’horreur qu’il sème sur son propre passage : virus contaminant le corps urbain tout au long de son périple halluciné : pieds nus et foncés, insensibles à l’âpreté de la saison : pantalons rapiécés, usés aux genoux jusqu’à la trame et improvisant d’étranges lucarnes : manteau d’épouvantail au col relevé sur une double absence : marcher, pensif, sur le trottoir encombré du boulevard : » Souvent, Goytisolo se contente d’un script comme pour cette descente aux égouts de la terre, qui n’est pas sans évoquer la descente à la mine, vers lesquels se seraient rabattus de nouveaux troglodytes. On ne sait si c’est un script pour un essai, une nouvelle ou une série télévisée, avec des rats en guise de figurants, qui ne protesteraient pas contre l’intrusion de l’auteur, encore moins de son équipe : « une communauté primaire mais résistante de compatriotes qui, volontairement en marge de nos principes philosophiques de rendement et de progrès, reconstituent dans l’obscurité éternelle des catacombes une structure sociale atavique, anhistorique, atemporelle, dans laquelle le cycle solaire, base du calendrier de toutes les civilisations connues jusqu’à ce jour, ne joue, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, aucun rôle ». Une odyssée à rebours dans les égouts où échouent les déchets de l’humanité et où se réfugient ses exclus.

Le texte le plus vibrant serait encore celui sur la place de Jamaa-el-Fna qui clôt le livre. Peut-être parce que sa facture atteint à la plastique littéraire, que Goytisolo le modèle avec le suc de sa passion, écartant l’amertume qui disjoint ses autres textes, qu’on le lit comme on parcourt la place, en toute oisiveté, aux aguets de chaque détail, passant d’un tour de sorcellerie à un tour d’exorcisme, d’un numéro d’acrobatie à une séance de tatouage, d’un charmeur de serpents à un sécateur buccal de queues de lézards, d’un crachat à une accolade, d’un cercle de conteurs à l’autre. On ne s’arrache pas plus au texte de Goytisolo qu’on ne s’arrête dans cette place où les Rabelais berbères raconteraient leurs histoires : « abondance fleurie d’allusions, paraphrases, euphémismes, soulignées de grimaces aurifères, brusques onomatopées, mouvements rapides du point avec le gros doigt en l’air […] comment le jeune Jha peut-il préserver son intégrité la nuit où il dormit dans un repaire de sodomites ? : parce qu’il eut la bonne idée de verser dans le fond de sa culotte un épais potage de lentilles ». Cette place dicterait sa verve littéraire à Goytisolo. On devine le nombre d’heures passées par lui à observer son manège, le nombre d’années. Il donne même l’impression d’avoir passé sa vie sur la place, à suivre le spectacle vermoulu et passionnant d’une humanité, proche et lointaine, qui se déglingue en permanence, accordant son écriture à ses assauts et à ses retraites. Une parade que nul ne contrôlerait, sans cesse changeante, immuable, dénuée de toute programmation. Sans cesse ancienne, sans cesse nouvelle : « maremagnum d’odeurs, de sensations, d’images, d’infinies vibrations : cour splendide au royaume des charlatans et des fous : utopie en guenilles où règnent la liberté et le libertinage ». Un déversoir pour une « ville bidon ». Ce texte se présente surtout comme le manifeste de l’écriture de Goytisolo.

 Makbara restitue un conte se proposant en mausolée du conteur, aussi décousu que peut l’être un conte sur la place de Jamaa-el-Fna. Le conteur erre des boulevards de Paris et des égouts de New York aux bourgades du sud marocain et aux casernes désaffectées de l’Algérie en décomposition-recomposition. Il raconte ce qu’un conteur passé par les turbines de l’autocritique communiste aurait encore à raconter, en quête d’un dénouement qui ne serait que de merveilleux et de mort. Il se prend au genre, il parodie le genre. Il retourne à son asile, rentre dans son tombeau, non sans avoir remercié ses lecteurs-auditeurs pour leur patience, leur indulgence aussi, investi par la place, pour ramoner littérairement sa légende, lui donner son mausolée au patrimoine symbolique des lettres de l’UNESCO. Un conte décousu, comme la vie : « vivre, littéralement, du conte : un conte qui n’est, ni plus ni moins, qu’une histoire qui n’en finit pas : subtil édifice sonore en perpétuelle dé(con)struction : toile de Pénélope tissée et défaite jour après nuit ». Il s’évertue d’être à la hauteur d’un conteur qui ne s’illustrerait pas tant par ce qu’il aurait à raconter que par le spectacle dont il l’accompagne : « onomatopées simulant le galop, mugissements de bêtes sauvages, hurlements des sourds, fausset des vieillards, vociférations de géants, sanglots ». Le public participe, s’inquiétant pour l’héroïne, s’emportant contre le méchant, s’émerveillant des prouesses de l’une et de l’autre. C’est une poétique du conte tel qu’il se donne en représentation sur la place qu’il nous propose : « royaume idéal où la ruse reçoit sa récompense et la force aveugle son châtiment, utopie d’un dieu équitable, aux desseins honnêtes et profonds ».

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C’est, d’un texte à l’autre, comme un patchtext aux parages de la légendaire place, poursuivant son discours intérieur, écoutant d’une oreille distraite ses discours extérieurs, s’en éloignant, y retournant, la prenant avec soi, avec « son membre entre les jambes, qui pendouille comme celui d’un âne ». Nous serions tous attardés, somme toute débiles, dans les images que les autres renvoient de nous, y compris les lecteurs qu’on ne racolerait plus avec la même élégance et assurance qu’un conteur de la place qui ne poursuit ni gloire ni prix, libre de conduire ses auditeurs là où il le souhaite, de les éconduire à sa guise, réciter avec eux des passages sacrés du Coran et des passages salaces sur la vie. On ne sait qui parle, on ne sait quand, on tente de recomposer le patchtext. Bien sûr, on cherche Goytisolo entre les lignes, ne cesse de le trouver. Il ne les quitte comme narrateur que pour les retrouver comme héros, puisqu’il ne s’en donne pas. Comme dans ces mots qu’il met dans la bouche de l’on ne se soucie plus de savoir qui : « rend-moi ma vieillesse, mes rides, ma bouche édentée, mon vagin et mon anus délabrés, telle est mon autocritique et je n’en démordrai pas, confiante dans l’immonde vérité de mes arguments, j’abandonne entre vos mains ma destinée ». C’est assurément une œuvre littéraire menée sur le mode d’une autocritique qui trouverait son dénouement dans la vieillesse se proposant en définitive comme ultime autocritique.

Une lecture attentive permet de cerner les renvois entre les textes, les mêmes expressions reviennent, et l’on a en comme un roman du désastre que nacrerait le texte sur Jamaa-el-Fna. Peut-être aussi une manière d’autobiographie. Paris, New York, le Maroc – ne manquerait que l’Espagne. Goytisolo ne divertit pas seulement la narration. La sexualité. La lecture surtout. Le lecteur se perd, s’indigne, se retrouve, se réconcilie avec l’auteur. Son patchtext, à l’instar de la place qui ne cesse de se reconstituer et de se déconstruire, réclame une « lecture sur palimpseste ». On ne lit pas Dostoïevski ou Balzac de la même manière après avoir lu Goytisolo. On doit recouvrer sa linéarité ou se mettre à Genet.

On sent dans la narration de Goytisolo cette colère coulée dans ses traits qui broie les mots : « qui d’entre nous, en passant devant les tables et tabourets en plastique fonctionnel de chez McDonald’s Kentucky Fried Chicken, etc., où les clients consomment sandwiches, hot-dogs, hamburgers, à peine séparés des passants par une vitrine indiscrète, n’a pas eu envie de s’arrêter devant l’un de ces gloutons qui mettent les bouchées doubles pour le contempler fixement de l’autre côté de la vitre, d’un air réprobateur et sévère, jusqu’à le confondre et le culpabiliser, exactement comme s’il était en train de chier ». Il ne se leurre pas sur son statut littéraire, ses mérites ou son immortalité. Son ton ne trompe pas. Ce serait somme toute un rebut, incarcéré dans sa solitude, passager éphémère qui laisserait ses chiures littéraires, mendiant la lecture de ceux qui entreraient dans son cercle de lecteurs, ne prétendant pas même rivaliser avec les conteurs : « m’habituer à ma condition de parasite, escamoteur de miettes, virtuose de l’os rongé : univers rongé, infesté d’objets inconnus, rien pour moi, tout pour eux ».