The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
NOTE DE LECTURE : L’ECCLESIASTE


L'Ecclésiaste propose un diagnostic si prosaïque et laconique de la vie qu'il bascule volontiers dans l’absurde. Il relève le caractère immuable du monde. Les mêmes levers et couchers du soleil. Le roulis des jours qui se suivent et se ressemblent. L'absence de toute nouveauté sous le soleil malgré le renouvellement incessant des générations. On assiste à la lente et inexorable dégradation de toute chose : « Tout provient de la poussière, tout retourne à la poussière. » L'Ecclésiaste constate encore la contingence de tout ce qui se passe. On ne maîtrise pas plus son destin qu'un animal : « La supériorité de l'homme sur la bête est nulle. » Le plus lancinant et troublant est l'absence de justice : « Il y a un juste qui périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge (son existence) dans sa méchanceté. » Ces observations recouvrent, pour reprendre plus d'un sage talmudique, le constat qui motive le débat sur la théodicée : « Il n'y a ni jugement ni juge, toute limite est levée » (Lévitique Rabba XXVIII, § 1). Bien sûr, l'Ecclésiaste souligne le caractère irrémédiable de la mort dont Camus dit qu'elle représente le « suprême abus ». Rien ne lève sa menace ; rien ne répare sa ruine. L'Ecclésiaste prend le contre-pied de la position communément reçue par les vivants : plutôt le néant que l'être : « Moi, je déclare les morts plus heureux d'être déjà morts que les vivants d'être encore vivants, Mais mieux encore que les uns et les autres celui qui n'a pas encore existé et qui n'a pas vu l'œuvre mauvaise qui se fait sous le soleil. »
L'homme se remarque par son in-satiété. Il ne meurt pas rassasié, ni de jours ni de richesses, ni du spectacle du monde ni de l'écoute de ses grincements et de ses mélodies. Il n’est content ni de sa postérité, assimilée pour reprendre Camus, à « une éternité provisoire »[1], ni soulagé par ses héritiers. Rien ne garantit la conservation de ce qu'il a accumulé. Le plaisir est vain. La sagesse aussi. Le sens de l'absurde ruine tout. La folie autant que la raison ; le non-sens autant que le sens. On ne retire rien de son passage en ce monde, on n'emporte rien avec soi, on est condamné à l'oubli. On ne se souviendra pas de nous : « On n'a point souvenir du passé, et ce qui arrivera dans l'avenir ne laissera pas de souvenir chez ceux qui viendront dans la suite. » Pour reprendre Walter Benjamin, on ne sera pas « cité », ni parmi les vaincus ni parmi les vainqueurs. On reste avec le manège du vent qui poursuit son mirage dans le non-sens ambiant. Le vent est symbole et métaphore de l'absurde. Il recouvre un mystère. On ne sait quand ni pourquoi il se lève ; on ne sait quand ni pourquoi il se calme. On serait sans cesse ballotté entre deux pôles. D'un côté, le vertige devant l'absurde d'une condition insensée ; de l'autre, les tentatives de le contenir par la sagesse. L'Ecclésiaste était sage et insensé comme Sisyphe était sage et brigand.
L'Ecclésiaste est l'anti-prophète par excellence. Il est bouleversé par le retour inexorable – éternel ? – des choses. Par l'imperturbabilité cosmique aussi. Il n'est ni insoumis ni soumis. Il ne se retourne pas en arrière ; il ne se projette pas dans l'avenir. Il ne s'encombre pas de son prochain. L'Ecclésiaste ne cède pas à l'exaltation de l'on ne sait quel surhomme, que celui-ci se présente comme la bête blonde de Nietzsche ou l'homme slave de Dostoïevski. Il est seul et il s'accommode de sa solitude. Il n'est pas de bonne vie, il n'est de vie que telle qu'elle se présente, et l'on commettrait une faute de goût que de ne pas la vivre. Aussi vit-il le moment selon et pour le moment. Il ne cède pas à l'utopie. Ni Messie ni autre monde. Tout se joue en ce monde : « J'ai reconnu qu'il n'y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce qui est bon pendant sa vie. » Il ne se laisse pas abuser par la sagesse puisqu'il récuse jusqu'aux livres. Son étude et sa recherche constituent du reste un tourment, sa maîtrise un leurre. On reste dans l'incrédulité et cette incrédulité n'est rien moins qu'humiliante : « C'est un souci fâcheux que Dieu donne aux humains comme moyen d'humiliation. » C'est peut-être contradictoire ; ce l'est sûrement. C'est peut-être paradoxal ; ce l'est sûrement. La veine nihiliste de L'Ecclésiaste ne s'en perpétue pas moins dans le judaïsme, se tressant d'hédonisme, de piétisme… voire d'épicurisme. Lui servant peut-être de soubassement. Le midrash le plus éloquent, le dernier sinon le premier, celui que l'on prononce sur la tombe ouverte du défunt, déclare :
« Médite trois choses et tu échapperas au péché : Sache d'où tu viens, où tu vas, et devant qui tu es appelé à rendre des comptes : D'où viens-tu ? – D'une goutte malodorante. Où vas-tu ? – A la poussière, aux vers et à la pourriture. Devant qui es-tu amené à rendre des comptes ? – Devant le Roi suprême, le Roi des rois, le Saint, béni soit-Il. » (Avot III, 1).
L'Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilisme négateur – le dire non à toute chose – ni dans le nihilisme affirmateur – le dire oui à toute chose comme dans le gam zo lé-tova (Cela aussi est pour le mieux) talmudique (TB Taanit 21b), le tout est bien de Kirilov dans « Les Démons » ou l'amor fati nietschéen : « Ne rien vouloir d'autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. » Il ne sacrifie rien, ni sa postérité à l'instar d'Abraham ni son être à l'instar de Job. Il n'exerce pas de violence, ni contre lui-même ni contre les autres. Il se laisse bercer par la vie et en reste à un doux nihilisme sur lequel planerait Dieu. Des bâtisses, des esclaves, des richesses, des arts, des femmes : « Je n'ai refusé aucune joie à mon cœur. » Tout serait « dans la main de Dieu ». Or ce Dieu se propose comme Hasard réservant indistinctement le même sort – arbitraire – à tous plutôt que comme Providence protectrice : « Tout arrive également à tous : même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur. »
La poursuite du vent se rencontre également dans le taoïsme où Lie-tseu prescrit de « se mouvoir dans le vide et chevaucher le vent[2] ! » Tchouang-tseu, moins sournois, pousserait la veine de l'Ecclésiaste dans ses retranchements. Le Tao n'est pas tant présumé que pressenti. On ne l'invoque pas – il n'est pas Conscience –, on ne décèle aucun indice de son existence, on s'inscrit dans son imprévisible spontanéité : « Le jour et la nuit se succèdent devant nous, mais personne ne connaît leur origine. Hélas ! Hélas ! Quand pourrons-nous saisir d'où tout cela naît [3]? » Plus loin : « Lui et les autres êtres se blessent et se polissent ; leur voyage d'ici-bas fuit comme le galop d'un coursier ; personne ne saurait arrêter une course aussi rapide. N'est-ce pas misérable ? Chacun de nous se surmène sans voir aucun succès ; affairé et exténué, il ne sait où il va. N'est-ce pas déplorable ? » La vie ne doit pas nous obnubiler. On n'est pas chargé d'une mission, on n'est pas investi d'une tâche : « La vie n'est qu'un emprunt ; c'est par emprunt qu'on naît. La vie n'est que poussière et ordure[4]. »
[1] A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 93.
[2] Lie-tseu, Le Vrai Classique du vide parfait, I, XII, Philosophes taoïstes, Gallimard, La Pléiade, 1980, p. 376.
[3] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, II, Philosophes taoïstes, La Pléiade, p. 95.
[4] Tchouang-tseu, L'œuvre complète, XVIII, Philosophes taoïstes, p. 216.