NOTE DE LECTURE : N. GOGOL, LE MANTEAU (1842)

30 Aug 2019 NOTE DE LECTURE : N. GOGOL, LE MANTEAU (1842)
Posted by Author Ami Bouganim

Akaki Akakievitch Bachmatchkine est conseiller titulaire, sous-fifre de la gent bureaucrate dans ce mastodonte qu’était l’administration russe. Il a le « teint hémorroïdal » propre au climat pétersbourgeois et trouve son bonheur à copier les missives et les documents, au point de prendre du travail à la maison pour en remplir ses soirées, se délectant à dessiner ses lettres, même si son assiduité n’est pas sans lui attirer les moqueries de ses collègues. Or son manteau est si usé qu’il s’avise de le faire réparer par son tailleur. C’est l’un des artisans qui servent les bureaucrates de bas grade et de basse solde, les mains crasseuses, dégageant de mauvaises haleines, l’œil bigle et le visage grêlé, qui ne s’acquittent de leurs tâches respectives qu’à jeun et souvent avec les migraines des lendemains des grandes beuveries. Quoique borgne ou parce que borgne, Pétrovich se prend, comme d’ailleurs la plupart de ses collègues, pour le meilleur artisan de Russie. Servi par le sens de l’humour d’un grand portraitiste, volontiers caricaturiste, Gogol accentue les traits physiques qui trahissent des vices et se révèle un virtuose de cette mise en scène littéraire qui encouragera tant l’adaptation théâtrale de ses textes :

« Pétrovich prit la « capote », l’étendit sur la table, l’inspecta longuement, hocha la tête, atteignit sur la fenêtre une tabatière ronde ornée du portrait d’un général dont je ne saurais dire le nom, car un rectangle de papier remplaçait le visage crevé d’un bout de doigt. Après avoir prisé, Pétrovitch examina la capote à la lumière en l’étalant sur ses bras écartés, hocha de nouveau la tête, puis la retourna pour examiner la doublure. Alors, il hocha la tête pour la troisième fois, revint à sa tabatière, se bourra le nez, la referma, la remit en place et conclut enfin : « Non, impossible de réparer ce machin-là, il est trop mûr. » »

Le malheureux conseiller titulaire en est réduit à casser sa tirelire et à économiser sur ses frais courants : « Il se mit à marcher sur la pointe des pieds pour ménager ses semelles. » Les restrictions sont telles qu’il se prend à rêver de son nouveau manteau : « On devinait à ses côtés comme la présence d’un autre être, comme une compagne aimable qui aurait consenti à parcourir avec lui la route de la vie. » Cette rêverie tourne à l’obsession qui métamorphose le personnage et sitôt qu’il revêt son manteau, on craint pour sa santé. Le malheureux en est dévalisé le soir même où ses collègues, plus sournois qu’attentionnés, célèbrent sa nouvelle capote et il court les commissaires pour tenter de le retrouver. Econduit, il s’avise de demander l’aide d’un « personnage considérable et important » qui prend un malin plaisir à l’humilier pour impressionner un visiteur. Quelques jours plus tard, le conseiller titulaire meurt de froid : « Cet être sans défense à qui personne n’avait jamais témoigné d’affection, ni porté le moindre intérêt, non, personne, pas même l’un de ces naturalistes toujours prêts à épingler la plus banale des mouches pour l’examiner au microscope. » On n’en assiste pas moins à la résurrection de son spectre rodant dans Pétersbourg, agressant les passants et leur dérobant leurs manteaux, prenant sa revanche contre le « personnage important ». On a surtout droit à son immortalisation dans une nouvelle qui ne quittera plus Pétersbourg, les lettres universelles et les scènes sur lesquelles les réalisateurs ne cessent de raccommoder « Le Manteau » de Gogol. Car c’est de la peau humaine qu’il s’agirait…

Les titres et les grades ont caricaturé la Russie et c’est cette caricature que Gogol caricature. Il choisit volontiers ses personnages parmi les conseillers titulaires, qui seraient des bêtes de somme administratives, sous-payés et sur-pressés par leurs supérieurs hiérarchiques, misérables et célibataires, rebuts d’une bureaucratie régie par la servitude. Ce ne sont pas tant les enfants de la mère Russie que de la bureaucratie Russie où c’est encore devant un miroir qu’ils font l’apprentissage de son rôle, « dans la solitude de sa chambre ». C’est une Russie si bureaucratisée et hiérarchisée qu’on ne s’étonne pas qu’elle finisse régulièrement par rouiller et succomber à l’autocratisme : « Vous auriez dû tout d’abord présenter votre requête à l’employé de service ; celui-ci l’eût transmise en bonne et due forme au chef de bureau, le chef de bureau au chef de division, le chef de division à mon secrétaire, lequel me l’aurait enfin soumise. » Gogol excelle dans ce que l’on désignerait comme le développement d’une « métonymie littéraire » où un organe (le nez) ou un vêtement (le manteau) désigne l’homme russe dans cette contrée où l’on est le grade et le titre que l’on a dans l’attente perpétuelle de sa promotion ou de sa retraite : « L’esprit d’imitation a fortement infecté notre sainte Russie, chacun veut y jouer au chef et copier plus haut que soi. »

Photo : Affiche dans la mise en scène Silvio Pacitto.