NOTE DE LECTURE : VOLTAIRE, ZADIG OU LA DESTINEE (1747)

29 Jan 2020 NOTE DE LECTURE : VOLTAIRE, ZADIG OU LA DESTINEE (1747)
Posted by Author Ami Bouganim

Zadig est le personnage malheureux de sa destinée. Quoi qu’il fasse ou dise se retourne contre lui. Le malheureux est si échaudé qu’il ne cesse de revoir ses mésaventures passées, « repassant dans son esprit toutes ses disgrâces ». Il constate à quel point « il est difficile d’être heureux dans cette vie » et se résout : « Les sciences, les mœurs, le courage, n’ont jamais donc servi qu’à mon infortune. » Il décèle partout des traces de perversité, même chez Sémire, la plus vertueuse des femmes qui, quoique sauvée par lui, lui préfère son agresseur parce qu’elle « avait une aversion insurmontable pour les borgnes ». Zadig est un grand pourfendeur des leurres et des illusions sur l’homme autant que sur Dieu, montrant un paradoxal antihumanisme en guise d’humanisme dessillé. L’homme est trop dérisoire pour se mesurer au problème du bien et du mal. Instrument d’une volonté qui le dépasse et le déborde, il n’a aucun pouvoir. Sa prétention à pénétrer les desseins de Dieu n’est rien moins que pathétique ou burlesque : « Il a créé des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler à l’autre. Cette immense variété est un attribut de sa puissance immense. Il n’y a ni deux feuilles d’arbre sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel qui soient semblables, et tout ce que tu vois sur le petit atome où tu es né devrait être dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. » Les hommes ne seraient que « des insectes se dévorant les uns les autres sur un petit atome de boue ». Zadig n’en est pas moins un sage Chaldéen qui ne se prend pas pour plus qu’il n’est et ne prétend pas comprendre plus qu’on n’est communément en mesure de comprendre.

Même comme politicien, Zadig se révèle honnête homme. Il est sage, vertueux, il impressionne partout. C’est un conseiller politique, moins théoricien qu’un Platon, plus roué qu’un Machiavel et plus averti que l’un et l’autre des retournements de situations. Il est surtout plus malin et divertissant qu’eux, davantage inspiré par « Les Mille et Une Nuits » que par les traités politiques ou historiques, comme lorsqu’il conseille au roi Nabussan de se choisir un trésorier à sa danse (plus léger, parce que délesté de sa rapine, il serait plus honnête). Il sait que conseiller en politique est plus facile qu’en amour, surtout si c’est pour trouver la femme vertueuse dans un sérail où l’on se livre à des bossus pour de l’argent, à des pages pour leurs charmes et à des mages pour leur éloquence. Il se garde d’abuser de son pouvoir, encourage les débats dans son entourage et privilégie le respect des lois tant pour secourir les citoyens que pour les intimider. Magnanime, tolérant, modéré : « C’est de lui que les nations tiennent ce grand principe : Qu’il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. » C’est un roi Salomon dans son genre, montrant sa sagesse dans ses jugements et ses verdicts : « Son principal talent était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à obscurcir. » Quand la passion pour la reine Astarté s’empare de son cœur, alors qu’il est au summum de sa carrière politique, même la philosophie, généralement bonne conseillère, ne lui est d’aucun secours : « Il n’en tira que des lumières, il n’en reçut aucun soulagement. » Il n’est jamais en manque de stratagèmes, il ne se laisse pas plus impressionner que contrarier par les lubies des mages et lui aussi s’acharne contre les médecins qui décidément seraient d’autant plus décriés qu’ils sont recherchés : « Si c’est l’œil droit, dit-il, je l’aurais guéri ; mais les plaies de l’oreille gauche sont incurables. »

Voltaire traite de l’esprit qui déraille et tourne court, de l’esprit biscornu, au point de vouloir « bannir l’empressement de montrer de l’esprit ». La vanité devait être encore plus courante de son temps que de nos jours et peser encore plus lourdement sur l’esprit français pour qu’elle s’attire autant de piques et qu’elle soit au cœur de la critique voltairienne des mœurs : « L’amour-propre est un ballon gonflé de vent, dont il sort des tempêtes quand on lui fait une piqûre. » Il prescrirait la poursuite d’une vie tranquille, préservé de toutes ces impostures auxquelles contraint la mise en scène mondaine qui n’attire qu’ennuis. Voltaire n’était pas tant déiste – ce mot ne veut finalement rien dire – que nihiliste, plus euphorique qu’accablé, il ne se dispense pas pour autant, du moment qu’il vit, de penser la condition humaine. Il n’a de la patience ni pour les questions de rite ni pour les subtilités de doctrine et il ne s’entend qu’à l’Etre suprême – et encore ! – derrière la machinerie de l’univers. Il célèbre les énigmes et il ne trouve plus grand défi intellectuel qu’à les résoudre. Sur le temps, la vie, la justice, le bien, l’art de régner. Ce qui est sûr c’est qu’il connaissait sa Bible, voire qu’il la lisait parallèlement à la rédaction du Zadig, tant les Psaumes que le Cantique des Cantiques qu’il pastiche : « Alors elle laissa voir le sein le plus charmant que la nature eût jamais formé. Un bouton de rose sur une pomme d’ivoire […], et les agneaux sortant du lavoir auraient semblé d’un jaune brun. Cette gorge, ses grands yeux noirs…, ses joues animées de la plus belle pourpre mêlée au blanc de lait le plus pur ; son nez qui n’était pas comme la tour du mont Liban ; ses lèvres, qui étaient comme les deux bordures de corail renfermant les plus belles perles de la mer d’Arabie… »

C’est partout le même style, somme toute dépouillé, sans atours littéraires, l’air de conter une anecdote, se composant d’anecdotes, qui se déroule loin de chez soi. Les stratagèmes de Zadig recouvrent autant de devinettes pratiques destinées à mieux parer aux rebondissements dans le cours de la mauvaise destinée. Des sous-contes, plus énigmatiques les uns que les autres, dont on attend la clé ou la solution pour mieux en pénétrer la sagesse qui serait plus vicieuse que vertueuse. Ils traitent des comportements étranges et paradoxaux de toutes sortes de sages, de brigands, de monarques, entendu que c’est le mal qui meut l’humain et la terre, davantage que le bien qui ne se rencontrerait ou ne manifesterait que comme un sous-produit du mal. Les mauvais triomphent, les bons succombent et c’est cette contre-Providence que Voltaire incrimine et dénonce. On comprend que rien ne l’ait autant horripilé que les simulations, les contradictions et les contorsions de Rousseau.