NOTES PHILOSOPHIQUES : L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

28 Jan 2024 NOTES PHILOSOPHIQUES : L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE
Posted by Author Ami Bouganim

Pourquoi s’engoue-t-on autant pour l’IA ? pourquoi la redoute-t-on ? Ce n’est pourtant qu’un outil et elle le restera quelles que soient les machinations dont on la revêt, les attentes qu’on a d’elle ou les craintes qu’elle nous inspire. Elle autorise de nouvelles possibilités de calcul, de recherche, de prédiction, d’intervention, pour le meilleur et pour le pire, elle n’explique rien. De même que le plus sophistiqué des avions, pour reprendre Chomski, n’ajoute rien à notre connaissance de l’aigle, l’IA ne contribue rien à la connaissance du cerveau. Elle dilu(d)e, à l’instar de toute application technologique, la compréhension des phénomènes naturels davantage qu’elle ne la facilite, au point de lui prêter cette incompétence technologicale pour la compréhension tant du sens humain que naturel. Elle ne réussirait qu’à rassembler le plus de données possibles, les traiter syllogistiquement et restituer ses résultats dans un langage robotisé. Derrière des prouesses somme toute métalliques celui-ci se contente de recourir à de nouveaux procédés rhétoriques tels que « d’un côté, de l’autre », « par-ci, par-là », « en ceci, en cela ». Plus généralement, le recours à la technologie dans l’échange intellectuel véhiculerait une technology-mistake, expression ou variété pernicieuse et perturbatrice de la category-mistake esprit-corps, nature-intelligence, is-ought.

L’intelligence algorithmique – car c’est de cela qu’il s’agit – est récapitulative et, à la limite, reproductrice. Elle n’est ni générative ni critique. Elle ne rature pas, elle ne crée pas. Elle ne trie qu’autant qu’on lui fournit des critères de tri. Elle n’aurait rien d’intelligent, ne montre pas la plasticité, l’intuitivité, l’ingéniosité, la créativité, l’élusivité de l’intelligence naturelle ( ?) pour ne point parler de ses sensibilités et de ses émotivités. Elle ne s’acquitte que des tâches auxquelles on l’a longuement exercée à accomplir sur la base de banques de données. Les animaux domestiques, le chien et le chat, seraient plus intelligents au sens originel du terme que le robot le plus performant. Etienne Klein dit que l’IA est bête. Elle l’est assurément au regard de l’intelligence naturelle, quoique que celle-ci se révèle particulièrement obtuse chez les hommes racornis par des schémas de pensée et de comportement qui provoquent de troublants automatismes les conduisant à commettre toutes sortes d’exactions et de perversions sous le couvert de leur bon droit ou de leur bon sens. L’intelligence algorithmique ne ruse pas avec elle-même et de ce point de vue sa bêtise, comparée à celle de l’homme, serait toute à son honneur.

La principale contribution de l’IA pour l’heure reste le désarroi (disarray) conceptuel qu’elle suscite et qui ne réussit qu’à désarmer les philosophes les plus chevronnés. L’intelligence n’est plus ce qu’elle était, la connaissance ce qu’elle était, la cognition ce qu’elle était, l’émotion ce qu’elle était. Le transhumanisme que poursuit la technologie bouleverse l’humanisme sous le registre duquel s’inscrivaient jusque-là ces notions. Le plus problématique avec l’IA ne réside pas tant dans les changements sociétaux qu’elle provoque que dans ce remaniement encore hasardeux dans les notions les mieux convenues : on ne saurait dire que l’IA est ou sera consciente sans revoir la notion de conscience communément admise. On peut craindre qu’elle ne robotise l’homme plus qu’elle ne l’exauce, son intelligence risquant de se calquer graduellement et irrésistiblement sur le traitement syllogistique des données. On recourrait à elle comme l’on recourt à l’intelligence numérique qui a bouleversé les communications interhumaines, entamant l’humanité en chacun. Ce serait assurément une nouvelle étape dans la robotisation irrésistible de l’homme.

Le débat sociétal sur l’IA et autour d’elle reste au demeurant plus mercantile qu’anthropologique. Elle annonce la réduction des corps intermédiaires et parasitaires qui ne servent qu’à abuser les décideurs. La disparition des bureaux de conseil, des charlatans stratégiques, des écoles prestigieuses de commerce. On aura à demeure un spécialiste chargé de l’intelligence artificielle et de son exploitation comme on a un webmaster chargé de la vitrine internétique de l’entreprise et du classement de ses archives. Les artisans disparaissant, on perdrait avec eux leurs savoir-faire, à moins qu’ils ne se reconvertissent dans l’art. Cela dit, la plupart des questions concernant l’IA restent sans réponse et ce n’est peut-être pas tant l’IA qu’on redoute que les scénarios qu’on brode autour d’elle.