The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
SUR LE TRACE DE DIEU : LE LIVRE DE JOB


De tous les Dieux bibliques – et il en est plus d’un – le plus étrange est encore celui de Job. Le Diable le convainc de lui livrer ce dernier pour tester sa foi. Ils ne discutent pas, ni l’un ni l’autre, sinon le Diable pour réclamer de ne pas se contenter d’attenter aux biens et aux gens de Job mais également à sa personne. Dieu ne montre aucune réticence. L’échange entre eux est si court qu’on soupçonne comme un retournement diabolique en Dieu au point de se demander si le Dieu et le Diable ne seraient pas les deux faces d’une même invocation selon que l’on invoque le Bien ou le Mal, se porte vers l’un ou l’autre, se range sous l’un ou l’autre, agit pour l’un ou l’autre ? On a fait de ce livre, encore plus radical que l’Ecclésiaste, plus ancien peut-être que le Pentateuque, le document par excellence du scandale que représente l’existence du mal dans un monde régi par la providence divine et en particulier le sort du juste persécuté. On décèlerait désormais sur ses lignes une manière de traiter de la question de l’impiété de l’homme face à l’imperturbabilité d’un Dieu cosmique-cosmogonique insensible à l’homme et à ses actes. Renan résume magistralement le texte en ces termes : « La grandeur de la nature humaine consiste en une contradiction qui a frappé tous les sages et a été la mère féconde de toute haute pensée et de toute noble philosophie ; d'une part, la conscience affirmant le droit et le devoir comme des réalités suprêmes ; d'une autre, les faits de tous les jours infligeant à ces profondes aspirations d'inexplicables démentis. De là une sublime lamentation qui dure depuis l'origine du monde, et qui jusqu'à la fin des temps portera vers le ciel la protestation de l'homme moral. Le poème de Job est la plus sublime expression de ce cri de l'âme. Le blasphème y touche à l'hymne, ou plutôt il est un hymne lui-même, puisqu'il n'est qu'un appel à Dieu contre les lacunes que la conscience trouve dans l'œuvre de Dieu. »
Dans un premier temps, dans le prologue, Job semble s’incliner devant son sort. Ce n’est ni un chamailleur ni un batailleur. Il donne l’impression que son Dieu est de bronze ou de marbre, insensible au sort de ses créatures, à moins que la douleur de Job ne soit si terrible qu’elle reste inaudible. La cascade des calamités qui s’abattent sur lui se conclut par cette phrase devenue légendaire que les plus accablés n’ont cessé de reprendre pour légitimer une providence divine dont l’on renonce à pénétrer les desseins plutôt que de l’incriminer : « Nu je suis sorti du ventre de ma mère, nu j’y retournerai. Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris : Que le nom du Seigneur soit béni ! » (I, 21). Une fois dépouillé de ses biens et de sa progéniture, réduit à la pire misère, sans plus de consolations, Job retrouve l’existence drue et obtuse : « Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée, il fait des journées de manœuvre. Comme l’esclave qui désire un peu d’ombre, comme le manœuvre qui attend sa paye, depuis des mois je n’ai en partage que le néant, je ne compte que des nuits de souffrance. À peine couché, je me dis : “Quand pourrai-je me lever ?” Le soir n’en finit pas : je suis envahi de cauchemars jusqu’à l’aube » (VII, 1-4).
Dans l’existence obtuse – d’une certaine manière l’« il y a » d’un Lévinas – la mort se présente comme une libération. De l’enchaînement du jour et de la nuit ; de la misère et de la calamité ; de la servitude et de la liberté ; de la détresse et de l’exténuation. Les doléances de Job composent un pamphlet contre l’existence sans Dieu davantage qu’un réquisitoire contre lui, d’autant plus insoutenable qu’elle n’aurait pas de charmes et ne serait plus liée par un engagement de progéniture : « Pourquoi Dieu donne-t-il la vie à un homme dont la route est sans issue, et qu’il enferme de toutes parts ? » (III, 23). Sa brièveté serait aussi accablante que libératrice : « Mes jours sont plus rapides que la navette du tisserand, ils s’achèvent faute de fil » (VII, 6). Job se demande pourquoi ne pas se donner la mort : « Quelle est ma force pour que j’espère ? Qu’y a-t-il au terme pour que je prolonge ma vie ? » (VI, 11). Cette existence sous le régime de la solitude et de la détresse serait au-delà du bien et du mal : « Vivre me répugne » (IX, 21). Parce que Dieu ne répond pas, parce que toute réponse ne serait que ma réponse : « Je suis face à moi-même » (IX, 35). La mort est irrémédiable, il n’en est point de retour. Ce texte précéderait la prophétie et ses constructions consolatrices.
Dans son malheur, Job en vient à considérer qu’on endurerait Dieu davantage qu’on n’y trouverait de consolation. Sans lui, on connaîtrait une certaine ébriété pour ne point parler de liberté : « Retire-toi de moi pour que j’éprouve un peu de joie » (X, 20). Il connaît tous les arguments, toutes les consolations, tous les réquisitoires. Il ne cède pas aux injonctions de de ses amis, il refuse de se rendre à leurs arguments, il persiste dans la révolte qui grandit sur le socle de son impiété : « Mais moi, c’est au Puissant que je veux parler, c’est contre Dieu que je veux récriminer. Vous, vous n’êtes que badigeonneurs de mensonge, guérisseurs de néant ! » (XIII, 3-4). C’est le héros de l’incrédulité. Il ne comprend plus et ne souhaite plus recevoir de prêches. Dieu ne tient plus dans des maximes. C’est alors un procès que Job intente à Dieu : « J’ai intenté un procès ; c’est moi qui ai raison, je le sais » (XIII,18). Rien ne l’arrêterait, rien ne l’entraverait. La voix rebelle se délie contre un Dieu qui refuse de se manifester sous la plume de son auteur. Élifaz de Témane ne se méprend pas : « Tu en viens à saper la piété, tu discrédites la méditation devant Dieu » (XV, 4).
Depuis deux mille ans, on ne sait si Job renie Dieu ou s’il le presse de se manifester. On ne sait s’il se secoue de toute piété ou s’il souhaite la rétablir. On ne sait ce qu’il veut et lui-même ne le saurait pas. Ses compagnons ne dialoguent pas avec lui, ils prononcent de ces prêches soucieux, pour reprendre Renan, de faire faire rimer les pensées qui caractérisent tant le texte biblique, de l’Antiquité à nos jours. Leurs interventions ne se répondent pas, elles restent parallèles, exercices de style d’un psalmiste plus obtus qu’exalté. Job veut discuter directement avec Dieu. Or il ne le trouve nulle part, il ne le voit pas, il n’expérimente que ses diableries : « Mais si je vais à l’orient, il n’y est pas ; à l’occident, je ne l’aperçois pas ; agit-il au nord ? je ne l’atteins pas ; se cache-t-il au midi ? je ne le vois pas » (XXIII, 8-9). Dieu est coupable de couvrir de son silence et de son absence les pires attentats contre la piété : « Dieu ne prête pas attention à la prière » (XXIV, 12).
On assiste néanmoins comme un retournement chez Job et celui-ci n’est pas lié aux injonctions de ses amis. Ce serait comme un nouveau texte, un nouveau personnage. Le rebelle cède la place au célébrant. Il égrène des bribes de l’on ne sait quoi en quête de sagesse pour arriver à la conclusion : « La crainte du Seigneur, voilà la Sagesse, s’éloigner du mal, voilà l’Intelligence » (XXVIII, 28). Il se désole de son lot et implore Dieu. J’ai peut-être erré, j’ai peut-être péché : « Dieu reconnaîtra mon intégrité » (XXXI, 6). Il proteste de son innocence, accomplit sa pénitence. Il reconnaît la grandeur de Dieu : « Job a déclaré : “J’ai raison, mais Dieu a écarté mon droit. Malgré mon bon droit je passe pour menteur ; une flèche est en moi, blessure incurable, sans que j’aie péché ” » (XXXIV, 5-6).
On ne sait que penser et il n’est pas dit que l’on doive ou puisse dire quelque chose de clair – à moins d’être un pharisien invétéré. On décèlerait deux dieux, l’un hautement sublime, l’autre piètrement humain. Les amis de Job se cachent derrière le premier pour railler le second : « Le Puissant, nous ne pouvons l’atteindre, il est sublime en force ; il ne viole pas le droit et la pleine justice. C’est pourquoi les hommes le craignent ; il n’a pas de regard pour les prétendus sages » (XXXVII, 23-24). Quand Dieu prend enfin la parole, c’est le Dieu cosmique-météorologique-sublime qui reproche à Job son insolence. Qui est-il pour se mêler de ses desseins ? Il n’a – tout de même – pas créé l’univers pour l’homme. Dans ce passage, Dieu se révèle poète de la nature et de ses créatures et il conclut sa longue plaidoirie poétique en ces termes : « Celui qui dispute avec le Puissant va-t-il le censurer ? Celui qui critique Dieu répondra-t-il à cela ? » (XL, 2) C’est un Zeus, vantard, un malheureux Dieu de théâtre grec, iduméen ou chaldéen. Il n’aurait rien créé de plus magnifique que Béhémot et il ne maîtriserait rien mieux que Béhémot.
Ce texte serait, pour reprendre Renan, si sonore qu’il résonne sans susciter de réels échos dans des commentaires plus timorés qu’audacieux. C’en est à renoncer à comprendre Dieu et ce texte, inclus dans la Bible, s’est enduit de tant de balivernes que leur piété en sortirait plus délurée que sage.
Illustration : Gustave Doré