VARIATIONS JUDAIQUES : LA CHARNIERE DE L’INCARNATION

25 Aug 2025 VARIATIONS JUDAIQUES : LA CHARNIERE DE L’INCARNATION
Posted by Author Ami Bouganim

Jésus s'inscrivait en Messie au service de Dieu. C'était visiblement un prophète alliant le sens de l'équité au sens de la divinité. Un rabbin pieux de bout en bout, volontiers chaste, excédé par les dissonances religieuses qu’il décelait chez ses coreligionnaires, par les arguties casuistiques de ses collègues rabbins aussi. Un prédicateur hors pair, recourant aux paraboles pour mieux illustrer ses positions et ses semonces. Il privilégie la conviction religieuse sur les actes, il plaide pour l'élan du cœur, il dénonce la perversion qui guette une pratique tatillonne qui corromprait la vocation/l’intention morale. C'était un pharisien radical, sans grande patience pour l’emmaillotement légaliste du cœur. Un prophète, doux et véhément à la fois, patient et impatient, un des nombreux prédicateurs qui dénonçaient les écarts, incitaient à la rectitude et ne connaissaient d'autre vérité que celle, portant le cachet divin, qui l’animait.

Le pharisianisme chrétien a poussé la ressemblance entre Dieu et l’homme à l'incarnation de Dieu par/en l'homme – le devoir fait à l'homme d'accueillir Dieu au point de l'incarner. Le christianisme s'est bâti autour de cette notion sans que l'on ne se soit toujours avisé de la pousser dans ses retranchements. On ne sait rien de Dieu, on n'en connaît que ce qu'on en dit et n'en dit que ce qui nous engage à son égard. Dieu est à l'image de l'homme autant que l'homme à celle de Dieu : Dieu ne crée l'homme qu'autant que l'homme se pose en sa créature et il ne se pose en sa créature qu'autant qu'il prête à Dieu un pouvoir créateur. Dieu et l'homme se disent ensemble. Sinon, Dieu est un fantôme et l'homme un mirage. Dieu est condamné à s'incarner en l'homme et celui-ci à sacrer Dieu. C’est parce que Dieu s’est incarné en l’homme (le possède ?) que celui-ci participe de Dieu.

L'incarnation serait l'expression charnelle et personnelle de l'élection divine. Jésus n'était le Messie qu'autant que celui-ci n'arrête pas de venir et d’être immolé. Il n'était Fils de Dieu qu'autant qu'on ne se laisse pas posséder par Dieu sans se poser en son fils. Le père n’engendre le fils qu’autant que la génération est le mystère par excellence. Le christianisme, dépouillé de son attirail dogmatique et de ses symboliques païennes, représente bel et bien une phase nécessaire dans le destin universaliste du judaïsme pseudo tribal ou pseudo ethnique. En se posant en accomplissement universel du judaïsme, le christianisme condamnait celui-ci à l'irrédentisme particulariste sinon sectaire. Il n'en sortirait que lorsque le christianisme, réintégrant le judaïsme, ouvrirait de nouvelles perspectives à l'universalité religieuse.

Dans la lecture classique du monothéisme, distinguant entre trois religions, l'incarnation humaine de Dieu est le dernier mot du judaïsme et le premier du christianisme. Depuis, l'un n'a plus rien dit d'intéressant, l'autre n'a rien su dire d'aussi intéressant. Dieu s’incarne dans le destin de l’homme acculé à l'incompréhension et à l’impuissance. Le Dieu biblique est mort sur la Croix, ne subsistant que dans la clandestinité et l'exil juives et dans la transhumance conquérante de l’islam. Le christianisme à proprement parler ne serait qu’une religion de deuil sur la mort de Dieu dont on ne se remettrait qu’en le ressuscitant en l’incarnant. Avec le Christ, l’ère brouillon et bouillonnant, voire païen, du règne de Dieu se termine, commence celle de son deuil éternel en vue de sa résurrection-incarnation perpétuelle. Celle-ci se produirait avec tout homme se réclamant de sa possession divine. Dan l’imbroglio du sacrifice du Christ, la persécution guette la passion, le meurtre le rachat. Si Dieu réclame la mort de son propre fils, pourquoi l’Eglise ne réclamerait-elle pas, au nom de Dieu, celle des hérétiques.

Dans ce contexte, le protestantisme mériterait d'être considéré comme une irritation religieuse, peut-être l’irritation religieuse par excellence. Il exprime la protestation de la conviction religieuse contre sa perversion par l’institution religieuse, de l’élan religieux contre la religion institutionnelle. Sa mélancolie n'en trahit pas moins l’ennui qu'on trouve à célébrer un Dieu réduit à une silhouette. Sans parler du régime qu'instaure la prédestination, lancinant balancement entre grâce et disgrâce. Le protestantisme aura achevé d’accabler l’homme. Il ne pouvait que succomber à la moisissure d’une existence dénuée d’intérêt ou verser dans l’oubli extatique (kabbalistique ? soufie ?) d’une existence exaltée. Pour les protestants doctrinaux (évangéliques ?), le monde est tombé dans l'oubli de Dieu. Aussi ne misent-ils que sur la grâce pour être sauvés.

En s’attachant au Christ, la théologie se dispense de verser un tribut aux sciences et aux philosophies. Elle s’illustre dans la prière dont elle procède et sur laquelle elle débouche, versant dans la prédication. La théologie centrée sur le personnage christique de Jésus étend l’élection divine à tous les hommes en instruisant la vie de chacun. C’est dire que tant le christianisme que l’islam sont des excroissances du judaïsme sinon des accomplissements et que la distinction théologique entre eux ne sert que des intérêts historico-institutionnels.

Photo : Christ on the Cross (1835) by Eugène Delacroix