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CHRONIQUE DE MOGADOR : LE SOUK DU CHARME ET DE LA PROVIDENCE
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28 May 2018 CHRONIQUE DE MOGADOR : LE SOUK DU CHARME ET DE LA PROVIDENCE
Posted by Author Ami Bouganim

De tous les marchés qui encadrent la belle rue des Cotonnades, c’est le plus luxuriant. J'aime à croire que c'était là que se tenait le marché aux mules, aux autruches et aux esclaves du temps où les caravaniers reliaient Tombouctou au port – international ! – de Mogador. Il proposait ses encens, ses poils de chameau, sa gomme arabique et la riche collection de tissus que le Sahara inspirait aux mains industrieuses des femmes de toutes les couleurs. Quand les caravanes cessèrent, qu'on ne se déplaçait plus que sur des roues pédalées ou motorisées et que le port de Mogador ne célébra plus que la sardine, les marchands du bled investirent le souk pour proposer leurs charmes et leurs produits. Des grenades Sefri aux calices dentelés. De l'huile extraite des olives des flancs de l'oued Tyout en pays chiadma, d'un jaune doré verdoyant, aromatisé à la tomate et au cardan. De l'huile d'argan aussi, extraite des amandes dégluées par des chèvres noires ou d'amandes provenant de Tafrouat et d'Aït Baha. Des stigmates de safran de Taliouine garantissant l'arôme, la couleur et le goût pour les thés des grandes retrouvailles. Des figues de Barbarie d'Aït Baâmrane à la chair mure et moelleuse. Des racines de Jdari contre les circulatoires. Des oiseaux dans des cages en osier pour enchanter les intérieurs. Des filaments séchés du tichtar de chameau. Des confitures de sabbar de la région de Guelmim. Du miel d'Euphorbe de cette même région. Du henné de Tata, pour rien et pour tout, pour la beauté. Des sirops de dattes des vallées de Skira et Inghir. De la farine de caroube. Du miel d'eucalyptus, d'oranger et de caroubier de la région du Gharb. Bien sûr du lait de chamelle servi dans des bols en bois accompagné de deux ou trois dattes.
Pendant des décennies, souk Jedid consentit à abriter le marché aux poissons. Les altercations entre les poissonniers se disputant les clients et les miaulements des chats se disputant les abats entamaient la magie des lieux. Ce n'est que lorsque la sardine migra vers des eaux plus limoneuses, que les bancs de thons tarirent et que le marché essaima aux quatre coins de la ville que le souk du Charme et de la Providence retrouva ses couleurs, ses odeurs et ses marmonnements. Son calme surtout propice aux chuchotements et aux incantations. Désormais les marchands des quatre saisons l’investissent régulièrement pour décliner leurs goûts et leurs senteurs. Les épices mêlent leurs arômes, les poteries leurs rondeurs. Un des marchands connaît Rumi par cœur et accompagne ses ventes de citations qui seraient autant de poésies d’emploi. Il ne vend pas de khôl sans le relever de ces vers :
« Mon cœur était noué de mille nœuds, comme un fil de sorcière ;
Par la magie de tes beaux yeux, tous se sont dénoués. »
Pour l’eau de fleur d’oranger, il a cette phrase :
« Fleur à fleur, rose à rose, hors de notre prison d’épines. »
Il ne consent pas ses rouges à lèvres sans :
« La lune donne un baiser chaque nuit à celui qui dénombre les étoiles »
Le souk du Charme et de la Providence a aussi son conteur. Il raconte l'histoire de la légendaire Tednest située dans le voisinage de la zaouïa de Sidi Mohamed Ben Ousmin, peuplée d'une majorité de juifs dont des commerçants de cotonnades qu'ils importaient du Portugal et détruite en 1514 par les… Portugais. La beauté légendaire des femmes Hadecchis Eleusugaghen sur le bourg actuel de Ida ou Izoukarn à Aït Baïoud, le site de Rabbi Nissim Ben Nissim. L'ancienne Kalaât El Mouridin, une citadelle accrochée à la montagne, construite à la fin du XVe siècle par Omar Assaïaf, brigand mystique qui se disait disciple de Mohamed Ben Suleiman El Jazouli (mort en 1470). Il combattit les Portugais et se retira dans sa citadelle où il mourut, assassiné par ses femmes. Le souk a aussi ses sages et saints hommes, avec leurs bibliothèques de traités et leurs collections d’amulettes. Ils guérissent par attouchements, insalivation, fumigation de souffre et de sel et écritures sur des parchemins ou des peaux de vipères.
Le souk du Charme et de la Providence abrite le plus grand caravansérail pharmaceutique de la ville. Certains guérisseurs sont à demeure, d’autres ambulants. Ces derniers sont d’excellents bonimenteurs. Ils guérissent par la parole davantage que par leurs produits. On n’achète pas ces derniers sans se laisser convaincre de leurs vertus et on ne les consomme pas par conséquent sans guérir. Ils étalent leur pharmacie sur le sol. Toutes sortes de peaux de bêtes sauvages pour ranimer la vitalité des patients, des griffes pour aiguiser leur pugnacité, des dents pour consolider leur dentition, des ossements pour lutter contre les arthroses, les scolioses et les rhumatismes, des cristaux pour poncer les organes intérieurs, des minéraux pour nourrir les muscles, des poudres magiques, des sables, des cornes, des bestioles desséchées. Ils auront tous disparu que le Moha d’Edmond Amran El Maleh continuera d’être là. Depuis que l’écrivain repose au cimetière marin de la ville, Moha me susurre ses textes en guise de boniments sur la pharmacopée berbère. Il commence par m’exhorter à reconnaître que « rien ne guérit si l’on ne croit pas au préalable en ses vertus thérapeutiques ». Ce serait valable pour les antibiotiques comme pour les stéroïdes, pour la psychanalyse comme pour l’exorcisme, pour l’acupuncture comme pour l’homéopathie. Les virus, je vous le dis en vérité, n’existent pas plus que les démons. Le viagra – oui ; les racines – non ?! Le cannabis est en train de devenir une panacée universelle sans susciter de protestations ! Le cannabis – in ; l’opium – out. Pendant des décennies, on a savouré du haschich et on n’en était que plus heureux ; désormais, on ne roule pas une vulgaire cigarette sans être obligé de la partager avec un mendiant de bonheur. Mais je m’écarte, je vaticine. Rien de mieux, ma chère dame, que de la poudre de porc-épic. Contre les langueurs, la mélancolie… le malheur. Pour l’envoûter, oui, le soumettre. Contre le spleen – vous avez les Fleurs du Mal ; contre le chagrin d’amour – la cervelle d’hyène. C’est sûr, c’est certain. C’est même écrit chez El Maleh, parole de Moha, vous avez lu El Maleh. C’était un communiste, il ne se servait que chez Moha. Grâce à ses remèdes, il a tenu plus de quatre-vingt-treize ans, grâce à ses écritures aussi. Malgré son asthme et les vents. Moha donnait les recettes ; lui, les transcrivait sur son cahier. Il voulait tout savoir. L’absinthe calme les maux d’estomac et chasse les puces car vous n’êtes pas sans savoir qu’elles sont à Mogador ce que les rats sont à Oran. La camomille contre les énervements, les crampes, les rhumes, les grippes, les rhumatismes et les démangeaisons. La fougère contre le ver solitaire et ses parasites. Les lézards contre le cancer, la lèpre et les maladies vénériennes. Les hérissons contre les intoxications et la calvitie. Les pattes de pigeons contre l’hépatite. Les queues contre les mouches tsé-tsé. A Essaouira, même quand on est piqué, on ne se rend pas compte. La ville est si alanguie qu’elle a du mal à se réveiller !
Les fileuses au rouet ont retrouvé le cœur du souk. Elles ne risquent pas de se piquer, elles sont protégées. Je ne sais si elles travaillent pour les marchands de laine dans le coin des lainages, pour les matelassiers de la rue des Cotonnades ou pour… l'office du tourisme.
Photo : Collection David Bouhadana.

