The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
BILLET D’AILLEURS : L’ INTELLECTUEL DES MEDIAS


Ces derniers temps, le milieu intellectuel donnerait des signes de dégénérescence. Dans l’aire anglo-saxonne, c’est depuis longtemps que l’intellectuel n’a pas bonne presse. Ce n’est pas un philosophe – il n’en a pas la précision, l’incision et… l’ironie. Ce n’est pas un penseur – il n’en a ni la patience ni la subtilité. Ce n’est pas un sophiste (dans le sens décrié par la philosophie) – il n’en a pas l’habileté rhétorique ou pédagogique. Ce n’est pas un idéologue – il n’a ni vision du monde ni vision de l’homme. Ce n’est pas un chercheur – il n’a pas de méthode et ne s’encombre pas de distinctions. En France aussi, ce ne serait qu’un baratineur qui dit ce qui lui passe par la tête, meublée de tout et de rien, prenant soin d’invoquer des autorités de seconde main et de se parer de citations pour rehausser son charabia. Ce n’est pas le maître-philistin du 19e siècle en Angleterre, c’est le maître-parisien du début du 21e siècle, un dilettante qui se pose en mystagogue et qui n’arrête pas de jeter ses pavés dans la mare. On a déboulonné des statues, on aurait dû dévisser l’intellectuel de ses plateaux pour libérer l’espace publique à des voix plus nuancées, subtiles, avisées… sages. Les patrons des médias, soucieux de leur audience et de leurs revenus publicitaires, ne s’en préoccupent guère, les éditeurs, reconvertis dans le commerce du sensationnel non plus. Je ne comprends pas pourquoi l’on persiste à s’acharner contre un tel ou une telle alors qu’on pourrait mettre leurs maladresses sur le compte du crétinisme congénital de l’humain. Ce sont peut-être de bons gratte-papiers, ils ne réussissent qu’à édulcorer des thèses énoncées par d’autres avec moins d’ostentation et plus de recueillement. Les nouveaux philosophes, autant en convenir, n’ont rien donné d’intéressant. Ils auraient passé trop de temps à faire la roue médiatique pour connaître la philosophie et encore moins la pratiquer. Les instituts de recherche regorgent désormais d’experts dans tous les domaines et plutôt que nous barbouiller l’esprit que ne les invite-t-on pas à la place de ces braves bougres irrémédiablement déclassés ?
Les liaisons médiatiques entre intellectuels, animateurs, journalistes, et polémistes se révèlent décidément par trop incestueuses. Le scandale prend sans qu’on ne sache pourquoi, qu’on ne se soit remis du précédent, ne se soit préparé au nouveau. Le chant d’un coq, le voile sanitaire, l’imposture d’un politicien… la moutarde, quoi ! Les médias ont besoin en permanence de monter leur crème et ils ne la montent jamais mieux que lorsqu’ils proposent de la boue en guise de crème. C’est chaque jour qu’une étoile naît et qu’on immortalise un illustre inconnu ; chaque nuit qu’une étoile s’éteint et qu’on enterre une vedette des sciences, des arts et des lettres. Lacan, Althusser, Derrida. La nouvelle vague, le nouveau roman, les nouveaux philosophes. C’est d’un Ecclésiaste dont Paris aurait besoin – Camus est un produit d’Alger – et il ne cesse de se donner des Sartre. Ce n’est pas à son père qu’en veut le très pétulant Raphaël Enthoven, ni au mari de sa mère, encore moins au mari de sa deuxième compagne, mère de son aîné, mais à son beau-père, le père de son ex-épouse, qu’il souhaite débusquer de sa stature de Commandeur des médias pour le remplacer comme nouvel oracle de Saint-Germain-des-Prés. C’est comme ça, depuis des lustres, Paris a besoin de se donner des intellectuels en guise d’idoles éphémères à aduler et à détester, à célébrer et à briser. C’est ce qui amuse encore le mieux la galerie des badauds qui traînent dans le sillage des mondanités et de leurs scandales. Si vous ne comprenez pas précipitez-vous sur le dernier livre du Père (ou de la Mère), du Fils (ou de la Fille) et du mauvais Esprit qui court la France et vous vous rabattrez sagement sur l’Apologie de Socrate, Isaïe, l’Evangile de Saint Jean, le Coran ou… les Confessions de Saint-Augustin. En cette période de corona, je ne peux qu’avoir pitié des malheureux lecteurs alléchés par le caquetage de cette basse-cour intello-médiatique : ils se vident l’esprit à remplir les poches de ces beaux-bavards.
Ces derniers temps, parmi les nombreux signes de la crise coronaire, les intellectuels des médias se montrent si sérieux qu’ils sont devenus intouchables. Ils excitent les passions davantage qu’ils ne les calment. On ne peut incriminer leur cécité sans être pris à parti par leurs partisans ou être célébré par leurs détracteurs. En France surtout, parce qu’ils s’inscrivent dans une longue tradition qui a connu des hauts et des bas, qu’ils ont accaparé l’espace médiatique, que ce soit les ondes ou les écrans, les colonnes ou les tribunes. Ils sont partout aux premières loges, sur les devantures des librairies, qu’ils défendent bec et ongles, sur YouTube, où ils paradent en continu et depuis qu’ils ont découvert la gloire posthume de Deleuze, qui a eu la prescience médiatique d’enregistrer ses cours, ils potcastisent à tort et à travers. On n’arrête pas de se heurter à eux, d’autant qu’ils ont leur mot à dire sur toute chose. On peut comprendre qu’on en ait la nausée, indépendamment de ce qu’ils disent ou ne disent pas, des buzze qu’ils suscitent, des esclandres qu’ils provoquent par maladresse ou par rouerie. C’est que tout ce qui se passe à Paris engage le monde, tout ce qui se passe ailleurs est dénué d’intérêt, même si l’on s’en émeut, signe des pétitions et donne un réquisitoire zolien pour dénoncer le nouveau crime perpétré contre l’humanité, se poser en détracteur des nouveaux régimes totalitaro-sanitaires, prédire le prochain désastre climatique. Ce qui menace Paris – le voile musulman (qu’est-il donc devenu celui-là ?), la décadence intellectuelle, l’ensauvagement social… et les remèdes proposés pour lutter contre eux – menace le monde. Il y a, comme disait l’un de ses éminents Académiciens, la France et « la non-France ». Maintenant qu’on a quotidiennement ces bougres et bougresses chez soi, en studio ou par zoom, qu’on les voit de près, sans maquillage, on ne peut s’empêcher de découvrir qu’ils présentent autant de côtés disgracieux que d’attraits, autant de vices que de vertus et qu’au fil des jours, pour ne pas parler des décennies, ils n’arrêtent pas de se répéter, de se contredire, de… radoter. C’est qu’on n’entre pas dans l’intimité d’un grand homme sans être rebuté par ses côtés caricaturaux sinon glauques. Walter Benjamin, qui se posait humblement en Dr. Nebbich, redoutait que la reproduction technique, telle qu’elle perçait dans la photographie, n’entame l’aura de l’art ; il déplorerait peut-être que la sur-visibilité de l’intellectuel ne le prive des derniers vestiges d’omniscience qui collaient encore à lui. Pourtant, Bourdieu les mettait en garde contre leurs compromissions médiatiques. Il ne se doutait pas que, ruse des médias, ce serait leur surexposition médiatique qui révélerait leur platitude et leur ronronnement.
L’intellectuel apparait de plus en plus en plus comme une girouette manipulée par les médias. Il prononce ses discours de l’air de chercher le bien de l’humanité, de la planète ou de la nation ; il exerce son pouvoir de l’air d’être investi par son intelligence ou son érudition. Il ne sait plus ce qu’est la sagesse, ce qu’elle réclame de patience, d’assiduité, de tolérance, de vigilance. C’est souvent un aliéné diplômé (je risque ma peau !) assumant son aliénation comme une singularité sinon comme de la prescience, alors que c’est un homme somme toute unilatéral considérant son unilatéralité comme une prédisposition et une habilitation à proclamer sa vérité – et c’est cette unilatéralité, qu’elle se cristallise autour de « la libido » pour traiter tous les malaises, autour de « l’autre » pour prêcher en vain, autour de « la résilience » qui ne veut rien dire sinon que le temps ou la mort réparent les pires traumatismes, qui lui aliène les auditeurs ou les lecteurs. Il se pose en conscience de l’on ne sait plus quoi, il ne l’est souvent que de sa vanité. Il ne lui vient pas à l’esprit que ses considérations ne sont que de sombres ou lumineuses ruminations d’une existence en perte et en quête de sens. Ses prestations le désignent désormais comme un cabotin intellectuel se doublant d’un sermonneur alarmiste davantage que comme un sage dont la parole mériterait d’être écoutée. Il en devient si amer qu’il se discrédite encore plus que les sophistes de l’Antiquité auxquels l’on reprochait de se poser en raisonneurs davantage qu’en philosophes et en corrupteurs de la jeunesse davantage qu’en critiques des mœurs.
Certains d’entre eux sont si épris de leur éloquence, se berçant tant de leur voix, qu’ils lassent les auditeurs ou les lecteurs. Tout servirait leurs arguments, leurs accusations, leurs prêches. Il n’en est pas un qui reconnaîtrait s’être trompé, sur ceci ou cela, par-ci par-là, sinon continument ; nuancerait ses analyses ; douterait de ce qu’il prétend. Il est si sûr de ses propos, les débitant avec tant d’assurance qu’on reste pantois devant cette paille humaine rembourrée de papier qui se pose à son insu en devin ou en prophète. Il ne semble pas soupçonner un instant qu’il ne peut qu’induire en erreur en présumant de l’adéquation du monde à la perception qu’il s’en fait et en se posant en oracle d’une connaissance arrachée à ses coulisses passionnelles et châtrée de ses harmoniques sensuelles. Ses considérations obscurcissent plus qu’elles n’éclairent, cachent plus qu’elles ne dévoilent, aveuglent plus qu’elles ne dessillent. Il veut être catalogué comme démiurge et ce n’est souvent que le porte-parole de ses passions intellectuelles. Sa criée, volubile, prétentieuse, impudente, ne rivalise pas tant avec la philosophie qu'avec la nuisance médiatique. Elle ne se soucie pas tant de vérité ou de justice que de succès et de gloire. Souvent, il n’a rien à dire et ne le dit qu’avec plus d’autorité. C’est, pour reprendre une expression talmudique, « un âne chargé de livres » et ceux-ci ne sont ni des traités scientifiques ni des ouvrages classiques. Son érudition est si brouillonne qu’elle part dans tous les sens. Certains pratiquent la hâblerie en guise de critique, d’autres la nostalgie en guise d’analyse, d’autres encore brassent le vide de leurs mains pour tenter de s’élever aux nuées d’Aristophane.
L’intellectuel des médias montre le don incontestable de dissuader toute attaque contre ses prérogatives de critique qu’il exerce en toute impunité en invoquant sa liberté de débiter des balivernes. On ne se risque pas à porter atteinte à son statut pour ne pas se ridiculiser car tout ce qu’on dirait contre lui se retournerait contre soi (?!). Sitôt qu’on s’avise de le toucher, il se pose en martyr, d’un pouvoir autocrate ou libertaire, d’une inquisition religieuse ou politique, d’une violence populiste ou démagogique, d’une exclusion institutionnelle, d’un ennemi intérieur, assimilé à un traitre, ou extérieur, assimilé à un barbare, d’une censure pratiquée par les féministes, les homosexuels, les personnes de couleurs… – toute cette prétendue « cancel culture » que les plus discourtois incriminent pour légitimer leur attardement. Ce n’est pas par hasard que l’intellectuel des médias (classiques) se pose désormais en victime des réseaux sociaux qui sont en train de montrer à quel point il est nu et envahissant. Mais ce drogué de la parade médiatique ne se laissera pas évacuer sans mobiliser ses complices et sans prononcer ses réquisitoires. Il s’accrochera à son écran, son principal perchoir, pour ne pas aller moisir dans sa bibliothèque à produire des pamphlets que les éditeurs ne voudraient plus prendre. L’intellectuel est bel et bien en train de vivre son dernier drame – mon pauvre Daniel Lindenberg, paix à ton âme, ce n’est pas même un « nouveau réactionnaire », c’est une bête médiatique qui n’est nulle part et qui sera partout où il pourra donner ses numéros médiatiques.
La légèreté avec laquelle des intellectuels, par ailleurs engagés, ont traité et continuent de traiter de la pandémie, sans égard pour les dizaines de millions de contaminés et les millions de morts, fait de leurs engagements politiques des emballements dénotant plus de goujaterie politico-médiatique que de véritable compassion. Ils ne se saisissent pas de l’occasion pour remettre en question leurs thèses – les malheureux se remettraient totalement en question et perdraient de leur assurance. Pourtant, cette crise réclame une révision radicale dans tous les domaines et l’on déplore que l’on ne s’avise pas même de formuler les questions qu’elle insinue. Sur les limites de la croissance démographique à l’échelle de la planète ; sur les seuils écologiques de la croissance économique ; sur les craquements sanitaires des régimes démocratiques ; sur les nouvelles délibérations bioéthiques ; sur les désarrois dans les cultes religieux ; sur les mondialisations (dans le sens de nationalisation) de la recherche et de l’industrie vaccinale… sur les nouveaux modes du penser. On en est à se demander ce qui les pousse à signer leurs pétitions ou à se précipiter au chevet des libertés ? Pourquoi ne se mobilisent-ils pas plutôt pour les milliards de victimes de la disette et des maladies dégénératives ? Dans les proportions monstrueuses que l’humanité est en train de prendre, l’action humanitaire passe avant l’action politique, qui n’a débouché nulle part sur grand-chose, et finira par la plier, d’autant que l’engagement politique des intellectuels en Occident recouvre plus d’imposture médiatique chez eux que de danger politique chez ceux qu’ils dénoncent ou stigmatisent. Les réseaux sociaux ne sont pas le problème, ils constituent au contraire une parade au pouvoir symbolique démesuré que les médias classiques se sont arrogé alors qu’ils sont contrôlés par le pouvoir politique, toujours soucieux de ses prérogatives, ou le pouvoir mercantile, toujours soucieux de ses intérêts. Contrairement aux chaînes de communication classique, les réseaux sociaux sont largement ouverts et l’on y trouve autant de bonnes que de mauvaises choses. Les théories conspirationnistes n’y manquent pas. Pourtant il me semble que la plus tendancieuse est encore celle, qu’affectionnent particulièrement les intellectuels, sur la conspiration algorithmique consistant à accuser les régulateurs des réseaux sociaux de censurer, trier, sélectionner, voire, pour reprendre un illustre intellectuel des médias, faire la loi. Or ni Zuckerberg ni Gates ne me dérangent autant que l’énergumène haineux sur C News ou le prédicateur halluciné sur Fox News. Plutôt que de célébrer les vertus des réseaux sociaux – la popularisation des savoirs, l’accessibilité aux arts, l’extension des contacts transculturels, transnationaux, translinguistiques, trans-religieux – l’intellectuel des médias s’attarde à dénoncer leurs vices ; plutôt que de les investir, il se pose en leur victime. C’est dire à quel point cet intellectuel-là s’est crétinisé à sa vicieuse collaboration avec les médias classiques.