BILLET D’AILLEURS : UN ETAT QUI N’A PAS ENCORE ECHOUE

31 Jul 2020 BILLET D’AILLEURS : UN ETAT QUI N’A PAS ENCORE ECHOUE
Posted by Author Ami Bouganim

C’est bel et bien un mythe qui risque de voler en éclats. Il a été longuement et savamment cultivé par une classe politique plus soucieuse de se convaincre de ses acquis et de se masquer ses échecs que de résoudre les problèmes existentiels de cette société d’exilés – restés pour certains des parias, devenus pour d’autres des parvenus. On se convainquait tant qu’on était une super-petite-puissance dans tous les domaines, de la culture de la tomate à la conquête spatiale, qu’on a fini par le croire. Une puissance religieuse protégée par Dieu ; une puissance poétique excellant dans les arts ; une puissance sécuritaire s’illustrant dans toutes les protections ; une puissance culinaire montrant plus de créativité à varier ses menus qu’à cuisiner des solutions à ses problèmes de société. Une compagnie d’assurances veillant sur la sécurité des Juifs de Diaspora. Riche en ressources du légendaire « génie juif » reconnu et récompensé par « le plus grand pourcentage de prix Nobel au monde »…

Pendant les trois dernières décennies, les dirigeants, de gauche et de droite, quoi qu’on mette dans ce clivage, n’ont cessé de recourir à toutes sortes de slogans et de clichés pour conjurer la menace d’un éclatement intérieur ou, pour reprendre une déclaration du président de l’Etat de cette dernière semaine, « la destruction du Temple ». Sitôt que les divergences menaçaient de dégénérer, on invoquait l’antisémitisme, réel ou imaginaire, religieux ou politique, pour resserrer les rangs contre nul ne savait au juste quel ennemi. Sitôt que les clivages socio-politiques, recouvrant souvent des clivages ethno-politiques, menaçaient de tourner à l’insurrection, on invoquait la sacro-sainte « solidarité mutuelle ». Sitôt qu’on déplorait la situation particulièrement précaire des personnes âgées ne disposant pas de retraite, donnée révélatrice des protections sociales faites de bric et de broc, on célébrait à coup de versets l’exemplarité des relations intergénérationnelles. Sitôt que les classements internationaux scolaires ou universitaires recalaient Israël, on se posait en Start-Up Nation ou en Cyber Nation qui n’a jamais concerné qu’une infime minorité. Sitôt qu’on découvrait des pans entiers de la population en situation de tiers-monde, tant mental que matériel, en bordure des grandes villes ou dans la périphérie géographique, on invoquait les acquis d’une armée qu’on veut populaire alors que depuis deux décennies, elle n’enrôle pas plus de 50 % des tranches d’âge, dispensant notamment les jeunes intégristes pensionnés par l’Etat et par des institutions de charité pour poursuivre des études à vie. On ne pouvait – ne peut – dévoiler les coulisses obscures, déshéritées et indigentes des vitrines clinquantes et touristiques des quartiers cossus ou des lieux saints sans encourir des accusations de trahison, d’antisémitisme, de haine de soi et, ces dernières semaines, d’anarchisme.

La crise coronaire est en train de dévoiler l’insoutenable vulnérabilité intérieure d’Israël. Elle porte un coup dur aux classes moyennes, les artisans, les commerçants, les travailleurs du tourisme, les artistes, trentenaires et quadragénaires, qui arrivaient tant bien que mal à mener une vie décente. Ils ont accompli un service militaire de trois ans, sont volontiers réservistes. Certains se sont acquittés d’un grand-tour variant de plusieurs mois à plusieurs années, pour voir le grand-monde, en Inde et au Pérou, ont poursuivi des études courtes ou longues, se sont insérés dans la vie active et ont versé leurs impôts et allocations sans attendre grand-chose des pouvoirs publics. Ils ne songeaient qu’à mener une vie rangée sans trop s’encombrer des débats endémiques – sur la sécurité et la paix, les rapports entre l’Etat et la Synagogue, les vertus et les vices du libéralisme oligarchique, la colonisation de la Judée et de la Samarie, les droits des Palestiniens, la production culturelle – qui n’ont aucune chance d’aboutir dans des gouvernements de coalition dont les verrous sont commandés par des minorités studieuses somme toute entretenues.

Les « insurgés » de la crise coronaire, qui manifestent pour l’ouverture des commerces, des lieux de culture, des restaurants, des salles de gymnastique, ou/et pour la démission du Premier ministre, ne protestent pas contre les privilèges et les avantages des intégristes et des colons de Judée et de Samarie. Ils auraient conclu comme un pacte de paix intérieure et ne demanderaient qu’à le préserver. Ils ne sont ni de droite ni de gauche, ils sont de cette nébuleuse qui rêve de lendemains qui chantent, que ce soit des poèmes liturgiques ou des ballades russes, du pop méditerranéen ou américain. C’est une génération qui s’est démarquée d’un manège politique par trop nauséabond, révulsée par les combines que réclament les coalitions gouvernementales et la stigmatisation de quiconque ne s’aligne pas sur des positions gouvernementales martelées par un Premier ministre qui n’a bouclé la première vague, en grand triomphateur du virus, vers lequel le monde entier se tournait à ses dires pour avoir ses enseignements et ses leçons, que pour recevoir la seconde vague de plein fouet.

Le rebond de la crise sanitaire a été vécu comme une humiliation nationale. La première puissance sécuritaire au monde n’était pas à même de dépister les porteurs du virus et de briser les chaînes de contamination. Elle se disait préparée à toutes les menaces militaires et catastrophes naturelles, elle se révéla démunie et désemparée. La seule démocratie à se targuer d’avoir une armée populaire pouvant se mesurer à toutes les crises rechignait – pour des raisons platement politiciennes qui accentuaient l’irresponsabilité civique du Premier ministre – à charger l’armée du dépistage pour ne point parler de la coordination des recherches. Le mythe en prenait pour son grade : le prétendu royaume pré-messianique l’était de l’improvisation, orchestrée par des politiciens corrompus et corrupteurs, du parasitisme religieux, orchestré par des rabbins archaïques pour les plus sobres et honnêtes d’entre eux, véreux pour les plus cupides d’entre eux. C’est qu’un régime théocratique double et conditionne un régime démocratique plus brouillon que parlementaire et l’on est en train de découvrir, avec les démêlés de Netanyahou avec la justice, son train de vie, son échec à gérer la crise coronaire, sa politique de la provocation et de la flagornerie, que la société israélienne est une société d’esbroufe dont la principale expertise est l’auto-endoctrinement. On se demande de plus en plus à quoi servent les ballets de tous ces conseillers stratégiques ( ?) qui sillonnent le monde pour proposer leurs services avec leurs armes. Ces grandes messes – sur la paix, la sécurité, la coopération, la santé – qui planchent sur toutes sortes de crises géostratégiques partout ailleurs dans le monde alors qu’on n’est pas à même de régler les crises à ses portes. Ces congrès internationaux, financés par des magnats russes ou américains, avec la participation de sommités internationales appâtées par toutes sortes de prix (Israël doit être l’Etat qui alloue le plus de prix au monde !), qui n’intéressent même plus les médias.

Cette crise redistribuera-t-elle les cartes d’une entité qui balance entre le ghetto étatique et un Etat qui n’a pas su à ce jour se donner des frontières ? Elle exacerbe pour l’heure les tensions dormantes entre les divers secteurs de la population. Orientaux et Occidentaux, religieux et laïcs, déshérités et parvenus. De même que les sourdes hostilités entre Marocains et Ethiopiens, Russes et Turkmènes, intégristes ashkénazes et intégristes séfarades. Elle se double, ce qui n’est pas moins grave, d’une crise constitutionnelle qui se polarise autour d’un Premier ministre inculpé en novembre 2019 pour corruption, abus de confiance et malversation dans plusieurs affaires et qui ne recule devant rien pour se dérober à son procès, attisant de ses manigances et de ses accusations les germes de délitement et de déliquescence qui rongent les cordes mêmes de la société israélienne. Ce n’est plus un débat gauche-droite ni un débat religieux-laïcs mais un débat sur l’exercice du pouvoir par un personnage étrange et par les hommes de main qu’il place aux postes les plus sensibles, même si certains, par trop patriotes, débordés par ses manigances, finissent par lui tourner le dos, à l’instar de l’ancien chef de la police ou de l’actuel conseiller juridique du gouvernement en charge de l’accusation générale.

Netanyahu, probablement le plus grand tacticien de la politique intérieure israélienne, ne se maintient au pouvoir depuis plus de dix ans qu’à grand renfort de mensonges, de tractations douteuses, de manipulations médiatiques… d’actions d’éclat onéreuses en Iran. C’est de tous les avis, aux yeux de ses partisans autant que ses adversaires, un homme sans scrupules, privilégiant son intérêt personnel et ceux de ses proches sur l’intérêt public, qui ne cesse de narguer les médias, de braver les institutions et de diviser une société civile de plus en plus excitée et surmenée. Un personnage perverti par l’exercice populiste et machiavélique du pouvoir, jouant habilement des alliances et des contre-alliances, maîtrisant l’art de la médiatisation de l’autorité, de la manipulation des masses et du dosage des passions les plus grégaires, incitant les ethnies les unes contre les autres. C’est peut-être trop personnel comme analyse, la crise politique en Israël n’est pour l’heure que personnelle et le débat autour de Netanyahou marginalise et conditionne tous les autres. C’est, pour le dire en termes pédants, un personnage dont la libido du pouvoir et les passions de grandeur qu’elle sécrète chez lui sont entravées par un cadre tant étatique que domestique particulièrement étriquée. Netanyahou mérite assurément d’être considéré comme le modèle/la caricature du dirigeant tel que les réactions populistes au sein des démocraties libérales de plus en plus brouillonnes et oligarchiques menacent de susciter un peu partout dans le monde. Dans certains cas – dont celui-ci – la psychiatrie politique s’alliant à la pathologie nationale serait plus pertinente que les redondantes analyses socio-politiques. Seul l’assainissement des mœurs publiques écarterait le spectre de dissensions civiles qui provoqueraient la ruine d’Israël et lui permettrait de se mesurer à son destin.

Les manifestations anti-Netanyahou participent pour l’heure du happening, avec tambours et trompettes, casseroles et louches, masques de carnaval et bois de senteurs davantage que de l’insurrection civile que lui et ses porte-paroles présentent. Ce sont des étudiants, des artistes, des restaurateurs et des… partisans de la méditation qui s’assemblent pour lutter contre la vilénie, l’incurie et la gabegie politiques. Ils sont les premiers à balayer les rues après chaque manifestation et ne semblent pas se douter du pouvoir de galvanisation qu’exerce ce personnage interlope qu’ils ne souhaitent pas même voir en prison. Cette fois-ci, si ce dernier réussit, comme il en a le secret, à briser ces velléités de légitime protestation, ils déserteront sitôt les premiers vols rétablis et iront grossir les rangs – près d’un million d’émigrés – du Troisième exil qui recomposera une nouvelle Diaspora et ce ne sera pas l’antisémitisme qui les arrêtera. Ils veulent – je présume – l’Etat des Juifs de Herzl. Rien plus, rien moins. Personnellement, je suis, comme ce visionnaire le souhaitait, partisan de confiner les généraux dans leurs casernes, les rabbins dans leurs synagogues et les imams dans leurs mosquées. Tout le reste ne serait que dissidences intégristes, surenchères messianiques et, plus dangereux, menées de planqués dans le pouvoir qui menacent ruine sur un pays qui, pour pasticher Buber, n’a pas encore échoué…