The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CARNET DE MIGRATION : LES RIMES DES COLONIES


Le Maroc était pour les Français un vaste bled où ils écoulaient leurs produits, leurs bonnes manières et leurs velléités protectrices. Ils poussaient le colonialisme jusqu'à lui donner des rimes et il n'était pas un lieu où l'on ne considérait La Fontaine comme le plus grand fablier au monde et ne se désolait des misères de Chimène dont l'on ne savait si c'était la compagne de Racine ou de Corneille. Les Français étaient au Maroc pour le protéger contre ses démons. Ils caressaient de grands rêves pour lui et ils les réalisaient en suant le burnous, en restaurant des palais délabrés et en se donnant des villas sur l'océan. Ils mettaient une touche vieille France aux décors. Leurs rêves étaient si beaux qu'ils ne souhaitaient pas s'en réveiller et n'envisageaient pas que le Maroc s'en secouerait un jour. A Mogador, ils ouvrirent des conserveries et des crémeries, installèrent des cabines sur la plage et entreprirent de ramoner les cerveaux pour mieux inculquer leurs lettres. Les Juifs s'engouèrent tant pour leurs rêves qu'ils n'en voyaient que les lumières. Ils étaient gagnants sur tous les fronts. Le Protectorat achevait de les soutirer à une législation somme toute humiliante et à l'autorité arbitraire de petits pachas locaux. Il les sortait de leur réclusion dans les mellahs qui étaient autant de taudis et les mettaient aux bancs de la République. C'étaient des colonisés comblés puisque rien ne les déridait autant de leur attente bimillénaire que la grandiloquence coloniale de la France. Ils n’étaient pas les seuls, les grands bourgeois arabes aussi adhérèrent aux rêves des Français qui présentaient l’insigne mérite de réduire la siba principalement berbère – ils n’allaient pas bouder leurs services militaires, du moins dans les premières décennies. La colonisation recouvrait davantage une passion qu’une conquête. Elle dissimulait ses excès ou ses abus derrière une œuvre sanitaire et scolaire générale. Les colons cherchaient leurs aises, leur santé et leur confort réclamaient celles de l’indigène. C’était plus doux que la France, plus commode et prometteur. Ils vieillissaient et mouraient sur place, c'était signe qu'ils avaient changé de terroir. Ils enseignaient le français avec tant de superbe que cette langue devint communicative. Ils ne se doutaient pas qu’ils priveraient le Maroc de toute veine littéraire pour un siècle au moins. Il ne se serait pas dépêtré à ce jour des mailles coloniales que la France avait taillées autour des esprits sinon des mœurs.
La France ne se contenta pas d’un vulgaire vernis en guise de protection. Elle imbiba trop les décors citadins de sa culture pour se volatiliser avec ses résidents et ses képis. La loi sur l’arabisation ne corrigeait pas les lignes des bâtisses, ne changeait pas le tracé des boulevards, n’atténuait pas les charmes de Corneille même si l’on se plaisait aux cérémonies de distribution des prix à moliériser ses grands gestes et ses longues tirades. Au lendemain de l’Indépendance, les Français se sentaient d’autant plus à l’aise qu’ils étaient déchargés de toute responsabilité et qu’on leur concédait plus de vertus que de vices. Leurs cloches continuaient de sonner leurs messes et leurs récréations. A Mogador, ils déménagèrent leur quartier général du syndicat d’initiative au chalet de la plage. On ne les chassait pas autant qu’ils prenaient leur retraite coloniale. On ne toucha pas à Victor Hugo parce qu’il était intouchable. La levée du protectorat commença le jour où l’on s’avisa de parodier les grands classiques français. Il allait prendre un tel goût à cette dérision que tous devaient y passer, d’Homère à Proust en passant par la sainte Bible. Ce n’était ni un enfant légitime du Maroc ni une pupille de la France mais un bâtard de Rabelais et de Voltaire.
En cinquante ans, les Français avaient remanié les contours de la Mogador, colorié ses bâtisses, planté des arbres, aménagé des parcs, recouverts les murailles d’herbes graciles. Ils avaient tracé le chemin des écoliers qui partait des portes au carré des écoles et drainait de longues traînées de cartables tenus par des tabliers bleus cousus et brodés d’une main maternelle. L’école était ce que la France laissait derrière elle de meilleur. C’était plus lumineux que l’école rabbinique, les yeux clairs et les lèvres rouges des institutrices, les fenêtres donnant sur le potager du directeur et sur l’océan, la cour plantée de chênes et d’eucalyptus dont Prévert ramassait les feuilles mortes. Les instituteurs avaient troqué le tabac à priser contre la cigarette ou, plus impressionnante, la pipe. Les récréations se tenaient à heures fixes, même si elles avaient tendance à s’allonger par belles journées où l'on n'attendait pas d'inspecteur ou de visiteur. Les bancs étaient plus clairsemés et Dieu avait relâché son étreinte. Le maître d'hébreu se contentait d’enseigner la grammaire hébraïque dans la meilleure des traditions spinozistes de l'Alliance. Il ne doutait pas alors que c’était elle qui charpenterait le mieux sa condition juive, davantage que les passages bibliques appris par cœur et oubliés, les rites tombés en désuétude et les prières qui tarirent avec sa veine liturgique. Seul le maître d'arabe n'invoquait pas Allah sans lui adjoindre le nom du Prophète et lui marquer la dévotion de rigueur. Son âme se tressa de ces langues et il passa sa vie à considérer l’univers de l’une à partir de celui de l’autre, de nuancer la sagesse de l’une par la raillerie de l’autre, de modérer les ardeurs de l’une par les exhortations de l’autre. Il n’était entier dans aucune des trois, ni en religion ni en littérature, il était au nœud de leur enchevêtrement, tour à tour écartelé et réconcilié, ne se sentant nulle part plus étranger que dans les sagesses monolingues, allemande, russe, américaine, et il ne se réconcilia avec Lévinas qu’en réalisant que c’était Dostoïevski qui polémiquait avec Heidegger et que c’était le russe qui déconstruisait et reconstruisait le français. C’était à cette croisée des langues qu’il se tenait pour considérer un monde de plus en plus vacillant. Il n’accomplirait plus un pas sans le récuser, ne prendrait pas un tournant sans le regretter, ne consentirait à une liaison sans se sentir lié.
Les élèves brandissaient des ardoises, les craies de couleurs se mêlant à la craie blanche, et si l'encre à l’école rabbinique était plutôt noire, celle de l'Alliance était violette. Les dictées se prenaient sur l’ardoise avant de l’être sur le papier : « Sortez vos ardoises ! » Le maître donnait son mot et leur laissait le temps de le calligraphier. Même sur une ardoise, ils devaient soigner les lignes de leurs lettres. Sitôt qu’il lançait : « Montrez vos ardoises ! », ils s’en voilaient le visage. Ils n’arrêtaient pas d’effacer, il n’arrêterait pas de chauler sa vie de blanc, les jours autant que les murs : « Rangez vos ardoises ! » La dictée à l’encre violette revenait corrigée de sang que les maîtres répandaient à grandes doses d’encre rouge. Les punitions étaient plus délicates que les sévices de l'école rabbinique. Les institutrices se contentaient de bons et de mauvais points, de même que de coups de baguette. C’était également le coin, avec ou sans bonnet d’âne. Seul un maître amateur de boxe toutes catégories revêtait ses gants pour convertir les cancres qui accumulaient plus de fautes d’orthographe que de mots dans la dictée en punchingball. C'était plus saccadé, plus rapide et plus théâtral. Il passait pour avoir introduit « Le Cancre » de Prévert dans le programme des récitations. Dans un placard, la bibliothèque rose et verte s’ouvrait une heure par semaine pour distribuer aux uns des mousquetaires, aux autres des misérables. L’invitation permanente à la lecture relaya le rabâchage rabbinique. Une girouette trônait sur le bureau du directeur, comme si les gens de la ville n’en avaient pas une en guise d’âme, sensible aux humeurs du vent, à ses marmonnements et à ses silences. Il lui prit cinquante ans pour ranger les petits carnets sur lesquels il prenait les notes qui entraient dans ses textes. Un demi-siècle plus tard, « … il efface tout / Les chiffres et les mots / Les dates et les noms / Les phrases et les pièges… » et me laissa ses damnations.
Il ne s’écartait du chemin des écoliers que pour marquer un détour par la plage. Quand l'océan se retirait, il laissait des algues et c’étaient autant de gribouillis sur le sable exsangue ou exaucé. Quand l’occasion se présentait, il se joignait à la battue à la pieuvre. En se retirant l’océan laissait de « petites mers » entre les rochers sous lesquels logeaient des pieuvres. Sitôt qu’on débusquait une, les plus audacieux des élèves s'armaient de gourdins pour l'assommer et de pierres pour la lapider. Puis lorsqu’on était sûr qu'elle était morte, qu'elle n'étranglerait ni n'aveuglerait personne, ils la déchiquetaient, tranchant les tentacules et les répandant partout. L'acharnement contre les pieuvres était dans l'ordre des choses et constituait une protestation légitime contre la malignité de l'océan. Il n'imaginait pas alors qu’il passerait sa vie, pauvre anguille inoffensive, à se protéger contre leurs tentacules, montrant souvent moins de vigilance que lorsqu’il barbotait en culottes courtes dans les eaux troubles de Mogador et qu’il serait philosophiquement si peu critique qu'on ne cesserait de lui jeter de l'encre aux yeux. Jamais Fils-de-Serpent Jr. et chasseur de pieuvres n'aurait été autant aveuglé par la mauvaise encre en laquelle les plus loquaces des humains convertissent leur salive.
Le cartable, autant en convenir, fut pour lui un porte-ennuis. Les livres étaient déjà trop lourds, les cahiers trop vastes. Le plumier débordait de toute une réserve de plumes sergent-major qui, quand elles cassaient, lui réservaient les pires drames littéraires. Ses réticences scolaires devaient tourner à l'allergie scolastique et bientôt, il ne pouvait pas plus écouter un cours qu'une homélie, un réquisitoire qu’une plaidoirie. Ses douleurs, prétextes à se dérober aux corvées mondaines et à résilier des engagements qu’il ne pouvait soutenir, restèrent dans son esprit imaginaires – même quand elles le conduisaient au bord du précipice, avec des caillots de sang dans les artères ou dans le cerveau qui le condamnaient à des interventions chirurgicales et à de longues hospitalisations. Dans sa mythologie personnelle, il n’a jamais été malade et c'est probablement pour cela qu’il n’a cessé de démentir les pronostics les mieux avisés qui lui prédisaient une mort prématurée. Les crises cardiaques, les embolies cérébrales, les cancers et tout le reste étaient autant de tentatives de prendre la tangente, de déserter et de rebondir. Il était irrémédiablement casanier et sitôt qu'on le débusquait de son trou, il tombait… malade. Cette maladie, la pire de toutes, puisqu'elle n'autorise qu'une vie par contumace, devait s'aggraver jusqu'à l'acculer à la plus sordide solitude, le condamner au pire ennui et lui intimer la dictée de cette autobiographie à son démon. Il avait tant raturé sa vie de vaines écritures que ce devait être un autre en lui qui se chargerait de ses mémoires et donnerait la version finale de sa vie. Sur l’air de l’absence de son absence, sans s’encombrer de ses réserves et encore moins de ses silences, s’en remettant à un nègre qui consentirait, toujours contre rémunération, à les rédiger. Il ne réussissait rien mieux que les livres qu’on lui commandait et qu’il ne signait pas. Il pouvait tout se permettre, braver les terribles inquisiteurs intellectuels surtout, il n’était responsable de rien. Un commerce comme un autre, ni plus ni moins noble que tous ceux que véhiculaient les légendaires caravanes de Tombouctou qui se présentaient à la porte de Marrakech ou à celle des Lions. Elles déversaient ses plumes d’autruche, ses cornes de rhinocéros et ses esclaves.
On ne le nommait pas autrement que « Il ». Il ne s’émouvait pas plus de ce surnom que Fils-du-Serpent du sien. Il lui venait peut-être de l’île qui s’étendait au large et dont l’accès était interdit à cause d’il ne savait quels vestiges et quel oiseau et que malgré son entregent berbère, Fils-de-Serpent peinait à obtenir une dérogation. Peut-être parce qu’il était si silencieux dans la rue autant qu’en classe qu’on ne se tournait pas vers lui pour relever sa présence sans lui donner du « il », peut-être parce qu’il se nommait en réalité Haïl et qu’on ne lui consentait que le diminutif « Il ». Quand la Mère supérieure au kibboutz lui proposa une série de prénoms incolores pour israéliser son nom, il annonça qu’il se contentera du prénom I. Depuis on ne le nomma plus que I et ne l’évoqua que comme Il. C’était original, ce n’en était pas moins impersonnel. Un jour qu’il partageait la table de Lévinas avec d’autres élèves et que le directeur de l’Ecole Normale Israélite Orientale s’enquit de ses nom, prénom, surnom et diminutif, il s’exclama : « On me dit que vos camarades vous nomment I. ou Il, ce n’est pas peu prétentieux. » Lévinas se posait alors en Philon de Paris, ses commentateurs ont fait de lui un staretz des juifs…