CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE BALIEUSARD ABSOLU PRESSENTI POUR DEVENIR LE CONSERVATEUR DU PARADIS

30 Jul 2018 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE BALIEUSARD ABSOLU PRESSENTI POUR DEVENIR LE CONSERVATEUR DU PARADIS
Posted by Author Ami Bouganim

 

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.

Un journaliste, qui m’interviewait à l’occasion de la parution de mon livre sur Jésus en allemand, me demanda quel était le trait dominant du hiérosolomytain. Je n'ai rien trouvé à répondre, j’ai dit :

« Le sentiment d'être un banlieusard absolu. »

Il n'a pas compris, j'ai cherché à comprendre, j'ai dit :

« Jérusalem est une banlieue du ciel. »

Puis j'ai pastiché Hölderlin pour le ramener aux véritables raisons pour lesquelles il avait demandé à me voir :

« C'est en prophète méconnu que l'homme habite Jérusalem… »

Les chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, se désintéressent de plus en plus du personnage de Jésus. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, même les Evangélistes croient davantage aux Evangiles qu’en Jésus. Ils attendent peut-être la conversion des juifs au christianisme pour le redécouvrir. Depuis que j’ai compris que cette histoire est plus passionnelle que sainte, je concentre mes recherches sur les circonstances théologico-politiques qui ont permis à la prédication d’un rabbin de Galilée, probe et messianiste, de gagner de larges secteurs de l’humanité au christianisme et d’assurer au judaïsme sa plus retentissante victoire contre le paganisme antique ou ce qu’il considérait comme tel. Car par-delà les divergences dogmatiques, cérémonielles et pratiques, par-delà les anathèmes respectifs, c’est bien de cela qu’il s’agit. L’étude de la possession chrétienne, paradigmatique à bien des égards, serait requise pour saisir les phénomènes de possession de masse. C’est dire que des personnages comme Marie, Elisabeth, Jean, Jésus, Paul me sont plus familiers que les maîtres babyloniens du Talmud, les kabbalistes de Gérone, les sectaires de Bratslav ou les nouveaux zélotes de Beth El. Cela dit, je ne crois pas plus en Dieu qu’en l’homme qui se prétend à son image ou l’invoque pour se donner un compagnon en ce monde et un passeur pour l’autre.

Le journaliste n’était pas inculte, il était insensible à « la chose divine ». En revanche, il était intrigué par « la survivance juive » et par sa pugnacité à rebondir. Il s’intéressait davantage à l’habitant de Jérusalem qu’au chercheur. Ses questions m’acculèrent à reconnaître que quoique né dans la ville, je l’habitais en pèlerin et me suis résigné à satisfaire sa curiosité en parlant de la ville comme d’un ramassis de quartiers discordants qui se tournent le dos avec en son sein, entre la vallée du Jugement et celle de la Géhenne, une nécropole couvrant les versants du mont des Oliviers et du mont Sion et au sein de la nécropole une sourde vieille ville, ceinte de murailles, avec des portes condamnées ou entrebâillées. Un amoncèlement de pierres, de sanctuaires, de nostalgies et de rêves. La carcasse plutôt orientale, l'intérieur plutôt occidental. Une ville débarras pour les religions, les exils, les prophéties, les… dieux. Il a insisté :

« Comment pouvez-vous habiter entre tout cela ? »

Je l’ai invité sur le balcon de mon domicile qui donne sur le village :

« Que voyez-vous ? »

Il aurait pu dire un village arabe ou druze, sicilien ou croate, il préféra ne pas répondre :

« Ce village est l’un des plus pittoresques au monde, je suis né dans une bâtisse arabe et j’ai grandi entre ses ruelles, j’ai cueilli ses cerises et ses mûres, aujourd’hui encore rien n’étanche autant ma soif que la grenadine des sœurs de Notre-Dame-de-Sion. Sa source restitue les échanges entre Marie et Elisabeth, ses cloches ricochent tendrement contre mon âme. »

Soudain, sans avertir, comme si mes considérations sur Marie et Elisabeth l’assommaient, il demanda :

« Que pensez-vous du paradis ? »

J’ai trouvé la question puérile sinon crédule. Se serait-il intéressé à l’enfer, je lui aurais donné toute une littérature ou, plus simplement, une revue de presse. En revanche, je n’avais rien à dire sur le paradis. Même la Bible et le Coran n’en disent pas grand-chose. Je n’allais tout de même pas lui égrener des formules publicitaires. Je l’ai pris en visite au village.

Ein Kérem ou Karem – Source de la Vigne en hébreu, Source généreuse en arabe –, est un ancien village arabe situé aux abords occidentaux de Jérusalem. Il est connu comme le lieu de la Visitation de Marie de Nazareth à sa cousine Élisabeth, enceinte de saint Jean Baptiste ou saint Jean-le-Précurseur. Cette visite est rapportée par Luc (1, 39-45) :

« En ces jours-là, Marie partit et se rendit en hâte vers le haut pays, dans une ville de Juda. Elle entra chez Zacharie et salua Élisabeth. Or, dès qu'Élisabeth eut entendu la salutation de Marie, l'enfant tressaillit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint Esprit. Alors elle poussa un grand cri et dit : « Tu es bénie entre les femmes, et béni le fruit de son sein ! Et comment m'est-il donné que la mère de mon Seigneur vienne à moi ? Car, vois-tu, dès l'instant où ta salutation a frappé mes oreilles, l'enfant a tressailli d'allégresse en mon sein. Oui, bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! » »

C'est à cette occasion que Marie prononça son chant de louange connu comme le Magnificat qui souligne le lien entre l'Espérance et la Foi (Luc 1, 46-56) et qui tire son nom du premier mot de sa version latine (Magnificat anima mea Dominum) :

Mon âme exalte le Seigneur,
exulte mon esprit en Dieu, mon Sauveur !
Il s’est penché sur son humble servante
désormais, tous les âges me diront bienheureuse.

Le Puissant fit pour moi des merveilles ;
Saint est son nom !

Son amour s’étend d’âge en âge
sur ceux qui le craignent.

Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.
Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles.

Il comble de biens les affamés,
renvoie les riches les mains vides.

Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour,
de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa race, à jamais.

Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit,
pour les siècles des siècles.
Amen.

Ce chant, qui fait partie des liturgies romaine, byzantine et anglicane (pour les Vêpres surtout), et a inspiré de nombreuses œuvres musicales.

Très tôt le village est devenu un lieu de pèlerinage pour les différentes églises chrétiennes. Les croisés nomment l'endroit Saint-Jehan-des-Bois. Les franciscains de la custodie de Terre Sainte obtiennent en 1672 un firman leur permettant de relever les ruines d’une église byzantine et croisée et de construire une nouvelle église Saint-Jean-Baptiste. Elle est suivie de nombreux sanctuaires et institutions chrétiennes dont l’Église de la Visitation (catholique de rite latin), construite en 1955 par Antonio Barluzzi, le Couvent des sœurs de Notre-Dame-de-Sion (catholique), où est enterré Alphonse Ratisbonne, un juif converti au christianisme, artisan du renouveau du catholicisme à Jérusalem, le Monastère russe orthodoxe, surnommé Moscovia, la Maison Saint-Vincent-Ein-Kerem, tenue par les Filles de la Charité de Saint-Vincent-de-Paul, qui accueille des enfants handicapés physiques et mentaux. C’est un autre haut-lieu de la chrétienté hiérosolymitaine.

J’ai conduit mon hôte à la source – connue comme la source de Marie – qui coule au milieu du village sous les vestiges d’une petite mosquée qui s’était installée dans une ancienne église. Puis je l’ai entraîné par les cyprès, les hêtres et les cèdres à travers le village, pour une tournée des institutions chrétiennes dont j’étais devenu l’un des guides « patentés ». Partout on nous accueillit avec la sérénité et la cordialité qui se dégagent tant des lieux. Nous avons conclu notre pèlerinage par un déjeuner au couvent des sœurs de Notre-Dame-de-Sion.

*

En définitive, je menais, comme il sied à la ville, une vie studieuse. D’Ein Karem au mont Scopus où j’enseigne et à la Bibliothèque nationale où je mène mes recherches. Du couvent des sœurs de Notre-Dame-de-Sion au couvent Saint-Jean-du-Désert, par les vallons et les wadis qui contournent et caressent mon village. Jérusalem est une plaque-tournante des religions et leur Dieu est si pluriel et imprévisible qu’il serait pour le moins prétentieux de chercher à dire comment elle se réveillera. Derrière sa pierre, elle serait de carton, même les murailles, le Mur des Lamentations, le Saint-Sépulcre. Ce serait une maquette de bric et de broc en attente d'on ne sait quel ravalement qui en ferait la capitale d'un royaume. Peut-être un ramoneur des esprits, peut-être un architecte d'intérieur ou un urbaniste particulièrement doué. Sûrement un sauveur. Entre-temps, la ville rengorge de clochards se prenant pour des prophètes. Chaque jour, je découvre un nouveau. Dans la rue, le bus, le tram. Dans les congrès de l’université et des mille et un instituts de recherche. Sur l'esplanade du Temple se doublant de l’esplanade des Mosquées. Sur le mont du Mauvais Conseil et le mont des Oliviers. Dans le quartier bohême de Bakaa et le quartier intégriste de Cent-Masure. Les quartiers arménien, juif, musulman et chrétien dans la Vieille Ville. L'élégance alterne avec le négligé, le blanc avec le noir, la beauté avec la laideur, la haine avec l'amour, le délabrement avec la solidité, l'éternel avec l'éphémère. Derrière chaque porte, un dieu ou un démon. Surtout quand la porte crisse. Je n’arrive pas à débrouiller le palimpseste de la ville, peut-être parce que je suis moi-même un palimpseste et que je suis criblé de toutes ces écritures contradictoires plutôt que modelé par elles. La poussière est trimillénaire, les catacombes sous mes pieds aussi. La ville montre une sourde réticence à se laisser embrigader. Dieu n'est ni au Mur ni au Saint-Sépulcre ou sous les dômes des mosquées. Il est dans cette pénombre du soir de laquelle se détachent des silhouettes indistinctes qui, comme moi, ne savent pas de quoi demain sera fait.

Jérusalem est un musée vivant dont seuls des êtres muséologiques comme ces intégristes sourcilleux, ces kabbalistes délirant, ces moines de l'on ne sait quelle confession, les muezzins perchés sur des minarets invisibles… les chercheurs de tout et de rien peuvent endurer le silence et le chahut, la sérénité et la cohue. Soixante ans plus tard, je ne trouve mes pénates que dans le périmètre de ce village que je n’ai jamais quitté. En revanche, ma compagne se sauve sitôt qu'elle en a l'occasion. Elle sort s'aérer, comme elle dit, elle pousse jusqu'à la mer, jusqu'aux îles grecques… jusqu'aux Seychelles. Prague et Rome ne sont pas moins muséologiques que Jérusalem mais elles le sont du passé alors que Jérusalem le serait – je ne me comprends pas moi-même – de l’avenir et c’est au personnage de Jésus que je m’accroche – en vain – pour trouver une issue. Plus conséquents, mes deux enfants ont été, comme ils disent, « se dépoussiérer » à Columbia et à Harvard alors qu’ils auraient pu suivre leurs études à Jérusalem. Quand ils m’ont annoncé leur décision de ne pas rentrer, j’ai compris que je ne les avais pas assez endoctrinés pour mieux planter leurs racines dans la ville :

« On se sent tellement mieux aux Etats-Unis, on n’est ni à la périphérie du monde ni dans son nombril. »

J’ai invoquée ma mère, fille de déportés, qui serait chagrinée par leur décision :

« On ne déserte pas, on s’insère dans le grand monde. »

J’ai cru recourir à un argument imparable :

« Jérusalem risque de vous manquer. »

Ils ont réprimé un bon sourire filial :

« Jérusalem, vieux père, est un ghetto plutôt obscurantiste où vagit une université plutôt rétrograde. »

Ils m’ont promis qu’ils rentreraient sitôt qu’ils auraient leur « tenure ». J’attendais leur retour davantage que le Messie.

Dernièrement, le journaliste est revenu pour me proposer de devenir le conservateur du… paradis. Il représentait un magnat allemand qui avait décidé d’acheter les proches alentours d’Ein Karem pour les aménager en paradis et sans me laisser le temps de me remettre, il actionna une tablette qui déroula les maquettes des parcs, des résidences, des chapiteaux, des cours d’eau, des chutes, des serres suspendues… un zoo œcuménique où les loups traités génétiquement allaiteraient des chevreaux et les tigres des antilopes. La tablette était impressionnante, les noms des architectes, des généticiens et des artistes prestigieux. C’était visiblement un nouveau riche qui ne savait que faire de son trésor de commerce et s’était mis en tête de construire un nouveau musée. Je n’ai pas cherché à savoir de qui il s’agissait ni quelles étaient ses motivations. Je savais que les élus ne résisteraient pas, succombant à l’irrésistible encombrement qui était le péché le plus répandu de la ville. J’étais triste pour mon village, pour sa source et pour les terrasses et les pentes de ses vallons :

« Qu’en dites-vous ?

– Je dois consulter le professeur Saul Strauss, avez entendu parler de lui ? »

Il n’était pas plus journaliste que je n’étais une réincarnation de Paul :

« C’est le directeur du Centre du traitement du syndrome de Jérusalem. »