The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE BON DOMINICAIN QUI AURAIT VOLONTIERS INCLU BRASSENS DANS LA MESSE

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.
Abu Tor ressemble davantage à un village enclavé dans la ville de Jérusalem qu'à un quartier. Il s'étend sur un versant du mont du Mauvais Conseil, sur l’ancienne ligne de démarcation entre la ville occidentale et orientale, face au mont Sion avec son église de la Dormition, au mont du Temple avec ses dômes coraniques et au village de Siloé qui couvre l'un des versants de la ville de David. La guerre n’a cessé de séparer Abu Tor de Jérusalem et de le réunir avec elle ; désormais la paix l'insère dans le grand Jérusalem. Il domine la vallée de la Géhenne et ses muezzins rivalisent quotidiennement avec les cloches des églises et des monastères dans les proches environs. De ses terrasses, par journées de bonne luminosité, on voit le désert de Judée, les monts d'Edom et les monts de Moab. Le nom du quartier est arabe : Maison du propriétaire du taureau. Ce serait soit le surnom d'un général de Saladin qui – pourquoi pas ? – chevauchait un taureau, soit celui d'un autre général qui aurait déclaré qu'il n'aurait pas besoin de plus qu'un bélier pour prendre la ville.
La mauvaise réputation des lieux aux yeux des chrétiens leur vient de ce qu'ils abritaient la résidence du grand prêtre Caïphe devant qui l’on conduisit Jésus pour être jugé. Il comparut devant une assemblée de prêtres et de scribes, peut-être aussi des membres Sanhédrin qui servait alors de Conseil suprême. Il chercha un mauvais témoignage (conseil) contre Jésus :
« Ceux qui avaient saisi Jésus l'emmenèrent chez le souverain sacrificateur Caïphe où les scribes et les anciens s'assemblèrent.
[…]
Les principaux sacrificateurs et tout le sanhédrin cherchaient quelque faux témoignage contre Jésus, pour le faire mourir.
Mais ils n'en trouvèrent pas » (Matthieu 26, 57).
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Le père Marcel Dubois (1920 – 2007) habitait les lieux en sacristain, peut-être aussi en bon Samaritain. Il est né à Tourcoing, dans le Nord de la France, dans une famille de la petite bourgeoisie catholique. A dix-huit ans, il décide d’entrer au couvent. En 1938, il découvre les Dominicains au Saulchoir à Paris. Il se prépare à l’enseignement et mène des études à La Sorbonne. Le 21 juillet 1946, il est ordonné prêtre. Ses inclinations pour la contemplation remontaient à cette période. De l’autre côté de la Seine se trouvait le couvent des Sœurs de Sion. Elles passaient trois heures par jour à adorer le Saint-Sacrement et deux heures à prier la Vierge. En 1947, celles qu’on nommait également les sœurs de la Solitude demandèrent à frère Marcel d’être leur prédicateur. Il se découvrit des prédispositions pour la contemplation où convergeaient le Mystère de Dieu et celui de la Vierge, Fille de Sion, qui reçut l’Annonciation. Au Saulchoir, frère Marcel se lia d’amitié avec Bruno Hussar, un ingénieur juif qui s’était converti au catholicisme et le précéda en Israël où frère Marcel s’installa en 1962. Il fut avec Bruno Hussar et Jacques Fontaine les principaux animateurs de la communauté de Saint-Isaïe. A Jérusalem, il retrouva les Filles de Sion qui appréciaient son humour, sa gentillesse et sa prédication.
Dans les deux dernières décennies du XXe siècle, celui qu’on nommait maintenant le père Dubois habitait la maison-monastère Saint-Isaïe qui avait déménagé à Abu Tor. C’était plutôt obscur, traversée régulièrement par l’appel du muezzin, plus rassurant qu’exalté, plus lancinant que strident. De vieux traités de scolastique tamisaient la lumière crue des lampes, amortissant la mort lente, très lente, du livre. Dubois recevait ses hôtes en chasuble de Dominicain. Il était alors directeur du département de philosophie à l'Université Hébraïque de Jérusalem et riait, indulgent, des manipulations du service des relations extérieures chargé de la collecte de fonds qui l’exhibait sitôt qu'une délégation chrétienne visitait les lieux. Il avait une chasuble de réserve dans son bureau, il la revêtait pour impressionner les donateurs : « J’ai plusieurs chasubles », disait-il, « celle-ci est une chasuble de schnorrer [mendiant en yiddish]. »
Le père Dubois passait pour maîtriser le corpus aristotélicien et les pères de l'Eglise, Saint Augustin et Thomas d'Aquin surtout. Il trouvait également son plaisir à la lecture de Plotin et de Proclos. Il ne se départit jamais, me semble-t-il, de la scolastique de ses études de théologie à Paris, Harvard et Rome. On ne comprenait pas toujours ce que ses belles mains, volontiers kabbalistiques, dessinaient entre le ciel et la terre pour reconstituer le mouvement vertical de l’émanation-ascension-incarnation et le mouvement horizontal de l’Eglise qui, ensemble, dessinaient la croix. Ses séminaires étaient fréquentés par une poignée de fidèles curieux de son enseignement. Ils tournaient à la conversation, sur Aristote, Plotin, Bergson et les autres. Ses étudiants n’ont pas tant retenu son thomisme que son… Brassens, chanté d’une voix chaleureuse de curé de campagne tenté par la poésie paillarde. Il prenait volontiers une veine brassenienne pour demander l'indulgence de son audience pour Marie-Madeleine : « Pardonnez-lui beaucoup parce qu'elle a beaucoup aimé. » C'était assurément plus plaisant que toute la philosophaillerie qui, à l’époque, commençait à battre de l'aile. Sur le site de la Communauté catholique parlant hébreu en Israël, le père Dubois était présenté dans la deuxième décennie du XXIe siècle comme « philosophe, théologien, enseignant, guide spirituel et chargé des âmes ».
Le père Dubois tentait alors de concilier les dogmes qui le liaient et la mystérieuse résurrection juive qu’il décelait autour de lui. Il ratifiait à sa manière le double choix de Dieu – celui du peuple des juifs et celui du Christ des hommes. On ne récuse pas Israël sans récuser le Christ, on n’adhère pas au Christ sans ménager une place à Israël. Il était sincèrement convaincu que le salut, comme disait Jacques Maritain, viendrait des juifs. Il prêchait aux chrétiens le devoir de gratitude envers Israël, il se désolait de méconnaissance de l’apostolat chrétien par Israël. Il poussait son amour chrétien d’Israël jusqu’à arracher le Christ à son contexte historique pour privilégier la trinité selon laquelle Dieu donnerait un christ potentiel à toute mère juive : « La glorieuse ressemblance du Père qui est sur la face du petit garçon d’une maman juive. » L’écartèlement christologique avait pris chez le père Dubois une nouvelle tournure. Il ne pouvait récuser la certitude selon laquelle « la vocation du peuple juif ne s’accomplit que dans le Christ » ni l’embarras dans lequel le plongeait son engagement au sein d’Israël : « Ma foi dans la Résurrection de Jésus s’est trouvée confortée au milieu du peuple qui n’y croit pas. » Le regard chrétien qu’il posait sur Israël ne lui niait pas sa vocation sacerdotale, il l’incitait au contraire à l’assumer. Il lui concédait un rôle poétique sinon prophétique. Cela dit, il ne pouvait s’accommoder d’une adhésion à Dieu qui recouvrait une répudiation viscérale du Christ. A l’instar de Claudel, il prenait son parti de voir dans cette dissonance entre la Synagogue et l’Eglise « un chantier ouvert à la rêverie »…
Le père Dubois s’était traîné derrière le Christ jusqu'à Jérusalem et pendant de longues années, il fut parmi les personnages les plus marquants de la ville. Il polémiquait volontiers avec Yshayahou Leibowitz, positiviste, religieux et sioniste, qui établit, un rien sarcastique, un parallèle entre le Saint-Esprit chez les chrétiens et la Loi orale chez les juifs. Dubois remarquait de son côté : « Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que la Pentecôte chrétienne célèbre le don de l’Esprit alors que la Pentecôte juive est la fête du don de la Loi. » Il se donnait en spectacle avec Leibl Weissfisch, nietzschéen, intégriste et antisioniste. Il résistait vaillamment aux attaques antichrétiennes du premier et s'amusait des ruades nietzschéennes contre le christianisme du second. Il réclamait subtilement de reconsidérer la théologie chrétienne à la lumière du rétablissement de la souveraineté d'Israël et au lendemain de la publication de Nostra aetate (1665) qui révisait les relations entre l'Eglise et la Synagogue. Pendant ses années de gloire, Dubois dirigea nombre d'institutions chrétiennes dont l'Ecole biblique et le monastère de Ratisbonne. En 1996, il reçut le prestigieux prix d’Israël : une manière pour l’Etat hébreu d’honorer cet étranger qui était devenu israélien et s’invitait volontiers dans les disputes entre juifs. C’était alors le seul arbitre chrétien de ces irréductibles qui persistaient à dénoncer, sans chercher à la comprendre, l’hérésie chrétienne, à l'exception notoire de Yohanan Flusser, historien émérite des débuts du christianisme, dont le Jésus mérite sans conteste le titre d’… Evangile selon Flusser.
Les dernières années du Père Dubois furent plus moroses. Rome ne donnant plus de ses nouvelles, il se plaignait de ne plus jouer de rôle dans le dialogue judéo-chrétien. Les Dominicains l’avaient abandonné à sa vieillesse. De vieilles chaises de rotin ; de vieilles étagères ; de vieux livres ; de pâles lumières. Des restes dans une assiette ; un sachet de thé dans un verre ; une chatte nerveuse. Il cachait de moins en moins l’irritation que suscitaient chez lui certaines humeurs nationalistes chez les Israéliens et les menées politiques qu’elles inspiraient : « Le culot israélien […], le degré le plus bas, le plus vulgaire, le plus banal de la fierté normale d’être juif ! On ne garde du choix de Dieu que cette prétention et cette suffisance… » Il ne pouvait s’empêcher de constater une certaine désobligeance juive à l’égard du christianisme qui condamnait le dialogue judéo-chrétien au malentendu : « La plupart des juifs n’éprouvent pas le besoin de regarder quel a été le prolongement chrétien de la racine qu’ils sont pour nous. » Dubois se rabattit, lui aussi, sur cette contemplation que pratiquaient si merveilleusement les Sœurs du silence pour préserver le mystère de la Fille de Sion des nuisances théologico-politiques. Il constatait par ailleurs qu’il avait tant pisté les racines judaïques de son christianisme qu’il avait négligé cette autre voix de Dieu qui perce dans l’Islam. Elle était si litanique qu’elle berçait des milliards d’êtres humains et il ne reculait pas devant la perspective de parler des trois choix de Dieu.
Le père Dubois est mort, à près de quatre-vingt-dix ans, sans qu’on ne s’émeuve vraiment de sa disparition. Il avait demandé à reposer dans le jardin des moniales de Bethléem, de l’Assomption de la Vierge et de saint Bruno, à Bet Gemal, à proximité de Bet Shemesh. Ce ne fut que dans les années trente, vingt ans après sa mort, que l'Eglise reconnut sa grande contribution à l'entente judéo-chrétienne et à la régénération de la doctrine de l'Eglise. On avait découvert que son amour d'Israël servait davantage l'Eglise que la casuistique sur la trinité qui convainquait de moins en moins. Elle découvrait l'ingéniosité que montraient les juifs pour préserver Dieu des menaces de la science, décelant sa trace dans la nature naturante spinoziste, la Volonté schopenhauerienne, l'Elan vital bergsonienne, le Big Bang… la particule divine. Israël était une puissance divine dans le sens où elle n'arrêtait pas de ressusciter Dieu. Les chrétiens poussèrent leur révision théologique jusqu'à privilégier l'incarnation et faire de Jésus un modèle plutôt qu'un dieu, dans l’esprit de la théologie du témoignage et de la théologie de l’altérité. On poussa la reconnaissance de la Synagogue et de la Mosquée par l’Eglise jusqu'à la poser comme condition nécessaire à toute régénération doctrinale au sein de la chrétienté. Bientôt s'ouvrit le procès de béatification du père Marcel Dubois selon le nouveau Code de droit canonique et on aurait volontiers béatifié avec lui Franz Rosenzweig si Jérusalem n'avait pas crié, je cite, à « la récupération ecclésiastique des martyrs juifs »…

