The Euro-Mediterranean Institute for Inter-Civilization Dialog (EMID) proposes to promote cultural and religious dialogue between Mediterranean civilisations ; to establish a network of specialists in inter-Mediterranean dialogue ; to encourage Euro-Mediterranean creativity ; to encourage exchange between Mediterranean societies ; to work to achieve Mediterranean conviviality ; to advise charitable organisations working around the Mediterranean and provide the support necessary to achieve their original projects.
CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE DÉMENT QUI DÉNONCAIT LA DÉMENCE DE LA VILLE
Blog index
Blog archive
23 Apr 2018 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE DÉMENT QUI DÉNONCAIT LA DÉMENCE DE LA VILLE
Posted by Author Ami Bouganim

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.
Personne ne comprit ce qui avait piqué le brillant et studieux Rabbi Bounam Alter que tout destinait à une brillante carrière rabbinique. Il était d’une prestigieuse lignée et patriarche d’une progéniture nombreuse dont on s’accordait à louer la probité religieuse. On le savait plongé en permanence dans son Talmud, on ne lui connaissait pas de lectures licencieuses, que ce soit de nuit ou de jour. On ne l’aurait jamais soupçonné de s’être mis, lui aussi, à des ouvrages parmi les plus blasphématoires tels ceux des hérétiques Baruch Spinoza, Karl Krauss, Otto Weininger… Un démon, plus pernicieux que le mauvais instinct, avait dû s'emparer de lui pour le pousser vers des auteurs tant rongés par la haine de soi qu’ils s’altéraient et se retournaient contre leur peuple, sa Loi… et soi-même. Le premier s'était coltiné des sociniens et des mennonites, était monté sur une scène pour se donner en spectacle et avait donné au judaïsme une tournure… naturelle sinon païenne. Le second avait proféré toutes les invectives possibles et imaginables contre les juifs. Le troisième avait dû se suicider pour échapper au juif qu'il ne pouvait exorciser en lui. On aurait attendu d’Alter de s'intéresser à la science pour reconstituer la chaîne des causes et des articulations que le Saint, béni soit-Il, imprimait à sa création ou même à la philosophie pour constater sa convergence avec le judaïsme. Quand se tint, dans le plus grand secret, la séance rabbinique au cours de laquelle on délibéra de l'éventualité de son excommunication, il ne se trouva pas même un membre du collège sacré pour plaider les circonstances atténuantes et lui donner une seconde chance.
Rabbi Alter s'était intéressé de près aux sectes, parmi les nations autant qu'au sein d'Israël. Lui-même était membre de la secte de Gour, comme l'avaient été son père, son grand-père et probablement aussi son arrière-grand-père. C'était la plus grande secte, la plus puissante et la plus close. Elle était si étendue que les entremetteuses n'avaient aucun mal à marier ses membres entre eux sans avoir à chercher des partis dans les autres sectes. Ses hommes se divisaient en trois catégories : les plus nobles, liés par un lien de parenté au maître de la secte, se consacraient à l'étude permanente de la Loi dans des institutions rabbiniques parmi les plus prestigieuses de Jérusalem ; la deuxième catégorie réunissait ceux parmi ces derniers qui, ne résistant plus à l’austère régime de l'étude, s'improvisaient rabbins de villes ou de quartiers, politiciens, collecteurs de fonds, activistes sociaux, enseignants ; la troisième catégorie se composait de tous les travailleurs qui avaient rompu avec l'étude et tenaient un commerce ou se louaient dans des PME. Dans la plupart des cas, c'étaient les femmes qui entretenaient le ménage et comme elles avaient des portées de dix à vingt enfants, on se contentait de peu. Rien ne heurtait plus les membres de Gour que d'attenter à la dignité de leur maître spirituel, rien ne les horripilait plus que les mœurs débauchées des laïcs, rien ne les indignait plus que le sot culte que les sionistes-religieux rendaient à l'Etat d'Israël. Rabbi Alter était destiné à diriger une académie rabbinique dans l'une des concentrations de la secte, à Bnei Berak, Ashdod, Arad ou Jérusalem.
Dans ses recherches, plutôt brouillonnes, sur les sectes, il arriva à l'accablante – et révoltante ! – conclusion que c'était tout le judaïsme qui s'était constitué dans l'aire monothéiste comme secte et que ses membres présentaient des réactions, des inhibitions, des vanités, des pathologies sectaires. Israël n'était ni un peuple ni une nation ou une tribu, mais un consortium de sectes qui rivalisaient les unes avec les autres en une surenchère rituelle plus dérisoire que digne. Le judaïsme orthodoxe, toutes mouvances confondues, qui représentait le plus authentiquement le judaïsme historique, quelles que soient la légitimité ou l'illégitimité des courants réformés, était si clos qu'il avait besoin de s’enfermer dans un ghetto physique ou symbolique. Il n'était pas universaliste, il n'était pas curieux de l'autre, malgré l’éloquence des prêches sur l'altérité de Buber et de Lévinas qui étaient davantage une réaction à la surdité à l'autre, inscrite dans le judaïsme, qu'ils ne témoignaient d’une véritable empathie pour lui. C'était la religion close d’Henri Bergson, qui avait voulu se convertir au christianisme, et de Karl Popper, allergique à tout phénomène religieux.
Rabbi Alter en était venu à considérer le judaïsme comme « une noble aliénation sacrée » provoquant toutes sortes de cécités et de génialités. Il poussait le sacrilège jusqu’à considérer Israël comme le grand malade théologico-politique de l'histoire des hommes. Trois mille ans plus tard, il n'arrêtait pas de célébrer sa libération de l'esclavage en Egypte ; deux mille ans plus tard, il n'arrêtait pas de commémorer la destruction de Jérusalem et de son temple ; cent ans plus tard, il n'arrêtait pas de se tourmenter de la Shoah qui l’avait amputé du tiers de sa population. Plutôt que de traiter ces traumatismes, on les avait accumulés. Le juif n'était qu'une plaie purulente s’attribuant toutes les vertus, tous les talents, tous les martyres. Il avait raison en tout, il n'avait tort en rien. Il était si peu sûr de soi qu’il se raidissait derrière ses rides, compulsant sa vie aux quatre coudées d'un univers somme toute étriqué et d'une domesticité confinant au servage. C'était un aliéné et on ne pouvait même le lui dire puisqu'il se plaisait à présenter son aliénation comme le signe le plus patent de son élection. Les juifs étaient les enfants battus par Dieu et ils s'étaient tant habitués à recevoir ses coups qu'ils l’adoraient sur un mode quasi masochiste.
Ce pauvre rabbin, atteint (on l’aura deviné) du mauvais syndrome de Jérusalem, se sentait un besoin de prophétiser. Il en était à s'absenter de la yéshiva pour aller consulter des livres à la Bibliothèque nationale. Il publia un premier article dans une revue digitale intitulé « L'internement volontaire entre protection et prévention ». Le deuxième article traitait du nombrilisme sectaire. Le troisième traitait de la martyrologie constitutive de la secte et du pouvoir de galvanisation inhérent aux rites de commémoration. Il ressentait un besoin pressant de comprendre la destinée d’Israël. Pourquoi Dieu s’acharnait-il de la sorte contre son peuple, pourquoi n’était-il pas intervenu sous la Shoah, pourquoi ne se manifestait-il plus, pourquoi les juifs étaient-ils plus perturbés que rassurés… à quoi rimaient les ballets hassidiques ? La situation d’Alter se dégrada lorsqu’on découvrit qu’il avait commis un livre, proposé sur Amazone, dont le titre en disait plus long sur la noirceur de son âme que toutes ses thèses sur Dieu, sur ses relations avec son peuple et sur les séquelles laissées par le régime auquel il le soumettait. « Le Traité pathologico-politique », renvoyait par son titre au « Traité théologico-politique » de Spinoza, que son nom soit effacé des annales du judaïsme.
Quand on découvrit la teneur de l’ouvrage, on décida de renouveler l’institution du hérem et pour mieux le faire respecter, on forma un tribunal où, pour la première fois, étaient représentées toutes les mouvances, rationalistes et piétistes, sionistes et antisionistes, libérales et conservatives. On poussa le souci de légitimité jusqu’à accorder un strapontin à un intellectuel juif de France pour délivrer un cachet glamour au ban d’anathème. Alter fut excommunié, lui, les membres de sa famille qui continueraient d’avoir des relations avec lui, ses proches qui lui serviraient un verre d’eau ou un morceau de pain, ses disciples qui s’aviseraient de lui serrer la main, les passants dans la rue qui le dévisageraient, les lecteurs qui ouvriraient son livre… « jusqu’à la dixième génération ». Un anathème de cette gravité, prononcé par les plus grandes sommités rabbiniques, grands par leur connaissance de la Torah et par le nombre de leurs traités de commentaires et de codes de lois, et par l’intellectuel juif de France qui caracolait sur les écrans et sur les réseaux sociaux pour le justifier, conduisit très vite le Dément au « Centre universel du diagnostic et du traitement du syndrome de Jérusalem ».
Alter entra dans ses annales comme le patient le plus irascible, intransigeant et intraitable. Sans démordre de ses scandaleuses thèses, il ne se séparait ni de son châle ni de ses phylactères, passait ses nuits en prières de pénitence, ne consommait que des légumes et des fruits pour ne point commettre le péché de « consommer un membre du vivant », ne se baignait que dans de l’eau gelée dont on remplissait le tonneau qui lui servait de baignoire. Il n’en était pas sorti qu’il se couvrait de cendres qu’on lui livrait régulièrement : « Je suis en deuil permanent », disait-il. Quand on lui demandait sur qui il se chagrinait, il avait son mauvais sourire qui en disait long sur son… impénitence. Quand il mourut, les chrétiens ne voulurent pas de sa dépouille pour ne pas être accusés de prosélytisme et les musulmans ne souhaitèrent pas en souiller leurs cimetières. Aussi repose-t-il dans un cimetière privé dans l’attente – peut-être – de sa réhabilitation par la secte des spinozistes qui s’était créée au lendemain de la propre réhabilitation de Spinoza…

