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CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE VULCANOLOGUE CHARGÉ DE SURVEILLER LES TRANSES SISMIQUES DU MONT DU TEMPLE
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26 May 2018 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : LE VULCANOLOGUE CHARGÉ DE SURVEILLER LES TRANSES SISMIQUES DU MONT DU TEMPLE
Posted by Author Ami Bouganim

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.
V. était plus qu’un vulcanologue de réputation internationale, membre éminent de l’Association internationale de la vulcanologie et de la chimie de l'intérieur de la Terre. Il connaissait tous les volcans, ceux qui étaient éteints autant que ceux qui émettaient des fumées, crachaient du feu ou vomissaient des laves. Sitôt que l’un d’eux entrait en éruption, il accourait et partout les autorités l’accueillaient avec tous les égards dus à « un diagnostiqueur des séismes ». Il n’était pas un congrès sur le climat et sur ce qu’on nommait désormais « les douleurs d’accouchement de la terre » dont il n’était l’hôte vedette. De tous les avis, il était le prince des rhabdomanciens prométhéens. Ses sens étaient tels qu’il établissait l’état des braises ou des eaux sur les sites les plus irascibles. V. avait mis de l’ordre dans la taxinomie des volcans et étendu la vulcanologie à l’étude des répercussions des gisements magmatiques sur les hommes. Il était convaincu que la terre exerçait plus d’influence que le ciel sur leurs humeurs, leurs irritations, leurs excitations et leurs déchaînements. Il en vint à ajouter deux sous-disciplines : la vulcanologie spirituelle et la vulcanologie démentielle.
V. clamait, sans encourir d’anathème de la part de ses collègues, que la terre était le siège de réactions alchimiques perpétuelles qui n’étaient pas sans influer sur les métaux, les bêtes et les hommes. Il vouait stoïquement Rio de Janeiro à un cataclysme sodomique, New-York à un cataclysme babélien et Mogador à un sort madjoubien. Sitôt que la terre se mit à trembler à Jérusalem, on l’ameuta. Il accourut parce que c’était Jérusalem, il resta parce qu’il arriva à la conclusion que Jérusalem était le volcan le plus dangereux au monde et qu’il lui revenait de prévenir l’éruption fatale dont les répliques risquaient de se ressentir dans le monde entier. Il succomba en d’autres termes au syndrome de Jérusalem et se posa en son vulcanologue attitré.
V. ne savait encore de quelle nature étaient les entrailles de cette cité à la croisée de l’Orient et de l’Occident, de l’Asie et de l’Afrique, du désert et de la plaine, nichée entre des monts dont les seuls noms éveillaient chez lui un mélange d’effroi et de dévotion. Le mont des Oliviers, le mont de la Vision, le mont du Mauvais Conseil. Contrairement aux autres sites où il avait senti sous ses pieds des magmas visqueux, des eaux puériles, juvéniles ou acariâtres, des bouillonnements démoniaques, là il sentait le vide comme si le néant gisait sous la ville. C’était à en avoir le tournis et ce n’était pas sans vertige qu’il la sillonnait en quête d’indices qui lui permettraient de reconstituer ses antécédents sismesques, d’établir son historique sismique et d'évaluer ses risques éruptifs. Il comprenait qu’il devait sonner l’alarme, il ne savait laquelle.
V. cherchait ses indices partout. Il n’arrêtait pas d’arpenter la vallée de la Géhenne dont il connaissait les monuments, les monastères, les résidences, les ruines et jusqu’aux vestiges erratiques. C’était la vallée la plus névralgique, théâtre des cultes au Moloch cananéens, phéniciens et judéens alors que les enfants étaient conduits au bûcher sous les battements des tambours des prêtres pour couvrir leurs cris. Il cherchait dans les cimetières aussi et ce n’étaient pas les nécropoles qui manquaient à Jérusalem. Dans les sanctuaires également, si nombreux qu’il ne savait plus quel Dieu l’on priait dans chacun. Sur les personnages surtout qui restituaient encore le mieux les troubles sismiques des lieux qu’ils habitaient. C’était sa principale innovation en matière de volcanologie : « L’homme est le meilleur sismographe de la terre. » Il s’attardait en particulier aux personnages les plus chevillés à la terre, que ce soit par la chair ou par l’esprit, s’intéressant de près à ceux qui présentaient des stigmates de perturbations sismiques, pour reconstituer le panthéon des dieux en lesquels s’incarnaient les craintes et les espoirs que leur communiquaient le sol, ses sous-sols et ses entrailles.
Un jour, V. trouva dans sa boîte un courriel adressé à « Monsieur le vulcanologue attitré de la ville sainte » qui lui fixait rendez-vous sur l’esplanade du Mur au pied de la rampe en escaliers des Maghrébins s’il souhaitait avoir un indice sur la sismicité des lieux. C’était l’accès réservé aux touristes et aux pèlerins non musulmans souhaitant visiter ce que les juifs considéraient comme le mont du Temple, les musulmans sunnites comme Haram as-Shariff. Pour les uns c’était le site du temple du roi Salomon, rénové près d’un millénaire plus tard par Hérode le Grand, pour les autres le site d’où le prophète Mahomet s’éleva au ciel pour son Voyage nocturne.
V. ne distinguait pas toujours entre les bedeaux et les badauds, les clochards et les prédicateurs, les rabbins et les moines, les mendiants et les racoleurs, les étudiants éternels et les parasites perpétuels. Son indicateur semblait présenter toutes les caractéristiques, rabbin hassidique par-ci, starets russe par-là, maitre autant qu’étudiant, mendiant autant que donateur. Il avait des sandales d’archéologue, un pantalon de clochard, une tunique sous laquelle saillait une bedaine, une casquette de batelier et des lunettes noires sur une barbe grise. Il l’accueillit en yiddish et dut se rabattre sur un anglais moisi. Il instaura aussitôt cette atmosphère propice à la divulgation de grands secrets cosmogoniques, comme si tous deux étaient dans le secret de Dieu et qu’ils ne pouvaient que partager des mystères domestiques sur son règne cosmique :
« Je vais vous conduire à l’épicentre des grands cataclysmes qui secouent régulièrement le monde », dit-il du ton d’un agent immobilier qui ne se lasserait jamais de montrer des appartements à un acquéreur.
V. ne s’émut pas en particulier, il était habitué aux révélations, allusions et insinuations kabbalistiques. Il ne boudait aucune invitation et se mettait à l’écoute de tous ceux qui pensaient que Jérusalem avait besoin d’un vulcanologue pour l’empêcher d’entrer en éruption. Il la savait à la croisée de plusieurs plaques tectoniques qui ne cessaient de glisser les unes sur les autres dans l’attente de se heurter. Ce n’était pourtant pas cela qui expliquait son potentiel sismique et encore moins la sensation de vide qu’il avait sous les pieds :
« Suivez-moi », dit le batelier sans prendre la peine de se présenter comme s’il était des célébrités qui pullulaient dans la ville.
L’accès au mont était gardé par des gardes suisses du Vatican, des membres de la cavalerie française et des soldats de la garde royale boukharie du Maroc. Ils empruntèrent le couloir des touristes pour ne pas avoir à répondre aux questions des commissaires des cultes, des inquisiteurs de la compagnie de Jésus et des représentants du Waqf. C’était l’heure de la visite, on devait seulement se déchausser pour respecter la sainteté des lieux et se bâillonner pour ne pas être tenté de prononcer une prière. Les deux hommes se dirigèrent vers le Haram as-Shariff dont le dôme doré, soutenu par une assise cylindrique, reposait sur une bâtisse octogonale. La stricte symétrie des lieux, la minutie des motifs, le rare mariage des couleurs, les colonnes, la rotonde, les stucs, le tracé élégant et sobre des versets du Coran, le mariage des matériaux, dont le marbre, le bois et la mosaïque, les vitraux – tout était pour ébaubir le visiteur. C’était un sanctuaire davantage qu’une mosquée :
« Vous cherchez le nombril de la ville, chuchota le petit homme à travers son bâillon, je vais vous montrer celui de l’univers. »
V. savait que les hiérosolymitains entretenaient avec leur ville des relations quasi charnelles, ils ne l’habitaient autant qu’elle les habitait. Il savait aussi le légendaire nombrilisme de ces gens qui se croyaient sous l’œil de Dieu, au cœur du monde, au state of the art dans tous les domaines même quand ils accusaient un retard de plusieurs siècles. Le batelier conduisit V. au cœur de l’édifice où se trouvait un rocher protégé par une haie de fer forgé. Selon une légende, le calife Omar aurait reçu les clés de la ville des Byzantins et ce serait un juif de la péninsule arabe, converti à l’islam, Ka’ab al-Akhbar, alias Akiba, un de ses conseillers les plus proches qui lui indiqua l’emplacement du Temple. Selon une autre légende, ce même conseiller, dans un sursaut de loyauté juive, aurait pointé un autre lieu que celui du Saint des Saints pour ne pas se rendre complice d’un sacrilège. Selon une troisième légende, Ka’ab se serait déchaussé avant de se risquer sur le Mont du Temple, qui n’était plus qu’un dépotoir sous les Byzantins, s’attirant les railleries d’Omar. Le Dôme du Rocher, qu’on nomme avec erreur mosquée d’Omar, était prêt vers 691-692. Son artisan Abd al-Malik ibn Marwan avait une si mauvaise haleine qu’on le surnomma le « tueur de mouches ». Il ne trouvait pas sa place à La Mecque, il s’installa à Jérusalem. La décoration intérieure, œuvre d’artistes égyptiens sous le règne des Mamelouks, était davantage syncrétiste qu’éclectique. C’était le lieu qui inspirait les maîtres davantage qu’ils ne se laissaient entraîner par leur style personnel. Le sanctuaire était destiné à devenir le sanctuaire des sanctuaires. Suleiman le Magnifique remplaça les mosaïques du dôme par des tuiles émaillées et décorées de lys et de lotus en turquoise, cobalt, blanc et jaune que l’on voit encore aujourd’hui :
« Pourquoi croyez-vous que ce pourrait être l’épicentre des séismes qui perturbent Jérusalem ?
– Parce que c’est la bouche du téhom ?
– Le téhom ?
– Le tohu-bohu, le néant précédant toute création, le vide d’où tout vient et auquel tout retourne. »
V. sentit sous ses pieds le vide avec encore plus d’intensité que jamais et son vertige était tel qu’il ne trouva que le bras tatoué du batelier auquel s’accrocher. Pourtant, il était relativement jeune, ce devait être un fils ou un petit-fils de déporté qui perpétuait le terrible matricule sur son bras :
« Pourquoi le néant serait-il sous ce rocher ? »
Le batelier le toisa d’un air narquois :
« Parce que c’est écrit. »
Il égrena une série de citations tirées des textes sacrés selon lesquelles le rocher recouvrait l’abîme d’où le monde aurait surgi et se serait étendu. Ce n’était rien moins que sa Pierre de Fondation, le puits des âmes, le lieu de sépulture d’Adam, l’autel sur lequel Abraham se disposait à sacrifier Isaac. Il était au cœur du Saints Saint des temples de Jérusalem où seul le Grand Prêtre était autorisé à s’isoler avec Dieu. Ce devait être une pierre de la concorde, c’est devenu une pierre de la discorde. V. connaissait la propension des hiérosolomytains à citer leurs sources pour étayer le pour et le contre sur toute chose. C’étaient de ces créatures étranges qui prenaient leurs légendes pour des vérités révélées :
« Ce n’est pas parce que c’est marqué que c’est vrai. »
L’air narquois du batelier se mua en mépris :
« Essayez donc de déplacer ce rocher et vous verrez, ce serait de nouveau le déluge se doublant d’une pluie d’astéroïdes, ce serait certainement le Jour du Seigneur, terrible entre tous… »