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CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : QUAND LES KABBALISTES SE MIRENT A ZOOMER POUR ARRETER LE CORONA
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26 Aug 2020 CHRONIQUE DE JÉRUSALEM : QUAND LES KABBALISTES SE MIRENT A ZOOMER POUR ARRETER LE CORONA
Posted by Author Ami Bouganim

Jérusalem, an 5808 selon le calendrier hébraïque, an 2048 selon le calendrier chrétien, an 1470 selon le calendrier musulman.
En temps ordinaires, les grands et légendaires kabbalistes inconnus de Sans-Porte évitaient de se rencontrer tant parce qu’ils n’avaient aucune estime l’un pour l’autre que pour éviter de succomber aux houleux débats entre eux. Mais lorsqu’ils découvrirent que le virus continuait de bousculer la routine de l’étude et de la reproduction, que la situation était préoccupante à tous égards, ils se résignèrent à mettre leurs litiges de côté et à tenir un colloque extraordinaire pour parer à la nouvelle menace qui s’abattait sur le peuple battu de Dieu. Bientôt ce serait le Jour de l’an, suivi des Jours terribles culminant dans le Jour du Pardon, et selon des sources incontrôlables et incontrôlées, les autorités envisageaient de prendre de nouvelles mesures sanitaires qui perturberaient les prières solennelles qu’on prononçait depuis deux mille ans sinon depuis la création du monde. Cela ne s’était pas vu depuis… les décrets d’Hadrien sinon de Nabuchodonosor. Sans parler de Khmelnitski le Cosaque de sinistre réputation.
Les vénérables kabbalistes, auteur chacun d’une bibliothèque complète, s’arrachèrent à leurs livres et à leurs pratiques pour coordonner leurs pouvoirs surnaturels et les diriger contre tous ceux, des nôtres ou des autres, qui attenteraient aux rites séculaires. Le monde, c’était le monde ; Sans-Porte, c’était Sans-Porte. Ils ne vivaient pas sous le même régime, ils ne devaient pas être soumis au même traitement. Les prières de Sans-Porte, ses accoutrements, ses barbes, ses perruques, ses manches longues, ses camisoles la protégeaient. Contre la mauvais œil et la médisance, les délateurs et les détracteurs, les criquets et les moustiques, les puces et les punaises, les saboteurs et les épicuriens. Par conséquent, ce n’était pas un misérable virus, venu des contrées païennes, qui allait percer le bouclier des prières.
Les maîtres s’installèrent tant bien que mal devant une caméra et ce fut le premier colloque kabbalistique de ce niveau à se tenir par Zoom. Ils ne s’étaient rencontrés jusque-là que pour excommunier ou réhabiliter un livre sacrilège, une amulette profanant le Nom ou quelque charlatan qui se posait en kabbaliste plagiaire à Hollywood ou à Bollywood. Sinon ils ne s’entendaient sur rien d’autre, ni sur la cashrout – chacun avait la sienne – ni sur les divorces – chacun avait ses tribunaux ; ni sur les rites de procréation – chacun avait les siens ; ni sur les quotas de production de livres – chacun avait les siens. Les kabbalistes ascétiques reprochaient aux kabbalistes dépensiers leur train de vie ; les intransigeants reprochaient aux indulgents de brader la sainte Loi ; les zoharistes reprochaient aux lettristes leurs lubies carrées et les lettristes aux zoharistes leurs hallucinations sphériques. Moins ils cherchaient à s’entendre et mieux ils s’entendaient, quoique les clivages entre les sectes et les scissions au sein des sectes n’étaient pas pour les déranger, puisqu’ils contribuaient à étendre les toiles de transmission généalogique qui promettaient de couvrir la terre entière et les chaînes de production des livres qui pavaient la voie que le Messie était censée emprunter (c’était le dernier cri en matière messianique). Rien ne valait ces rivalités, rien ne célébrait mieux le Nom.
Les maîtres kabbalistes ne suivaient pas vraiment l’actualité. Ils n’avaient ni radio ni télévision, ni smartphone ni internet (à l’exception des radoteurs médiatiques, mais ceux-là, bavards lacaniens, cabotins intellectuels ou vulgaires disséminateurs d’encre, n’étaient pas conviés à la séance extraordinaire) et jamais ils n’auraient pris du temps sur celui dû à l’étude des secrets de la Kabbale pour suivre les vanités de ce monde. C’était dire qu’ils étaient totalement déconnectés, ne recevant leurs informations que des conseillers qui leur servaient de bedeaux ou de leurs petits-enfants qui leur servaient de coursiers et de concierges. Ils se doutaient bien qu’un virus prenait les hommes au dépourvu, ils ne comprenaient ni l’excitation générale ni le trouble de la communauté médicale prise de transes au point de voir certains médecins se poser en druides, d’autres chevaucher des courbes et se mettre à prophétiser. Ces maîtres-là étaient assez vieux pour se montrer impatients avec les sornettes des hommes et conciliants avec la mort. Quand les bedeaux finirent de les alerter sur la persistance d’une haute contamination en milieu intégriste et sur les mesures que les pouvoirs publics envisageaient de prendre en perspective des prochaines solennités, ils ne purent que rutiler en chœur :
« A-t-on vérifié les mezouzot sur les chambranles des portes ? » demanda l’un.
Les bedeaux racontèrent comment des brigades d’étudiants de la Loi s’étaient répandus dans les quartiers pieux pour examiner les mezouzot aux portes et presser les locataires de celles où elles étaient défectueuses de remplacer les parchemins qui étaient dans les boitiers.
« A-t-on vérifié les Rouleaux de la Torah dans les synagogues ? » s’enquit un deuxième.
On avait déroulé tous les rouleaux et précieusement corrigé les lettres qui avaient déteint, s’étaient écartées de leur ligne, s’étaient absentées ou avaient perdu leur signe de cantillation.
« A-t-on récité les Psaumes ? »
On avait récité plus de psaumes en six mois qu’en dix ans de catastrophes et de maladies.
« A-t-on décrété un jeûne ? »
On n’arrêtait pas de jeûner et cela n’ajoutait pas à la santé des habitants de Sans-Porte. Les commentateurs stratégiques, reconvertis dans la lutte contre la pandémie, mettaient en garde contre les incidences de ces jeûnes inconsidérés sur le taux d’immunité des quartiers pieux.
« A-t-on vérifié les canaux d’écoulement dans les bains rituels ? »
Ces bains où se relayaient les femmes au terme de leur période de réclusion après leurs menstrues se révélaient des bains de contamination. Les autorités ne proposaient rien moins que de les fermer.
« Fermer les bains rituels, mais ce serait un grave atteinte à la reproduction et à la dissémination ! » s’écria le maître de la secte qui se revendiquait de Rabbi Yaakov Derrida.
Les autorités proposaient des baignades dans la mer. Mais cela n’était pas sans poser des problèmes de transport. De plus, les braves compagnes des gardiens de la Loi, qui évitaient de se risquer au large de Sans-Porte, hésitaient à braver les vagues.
« A-t-on distribué des amulettes ? »
Les illustres kabbalistes ne savaient pas que leurs bedeaux s’étaient chargés, en leur nom et pour leur compte, de déverser toutes sortes d’amulettes. Des fils rouges à mettre au poignet et des fils azur à mêler aux cordelettes des châles intérieurs. De minuscules livres de psaumes et de minuscules parchemins recelant les morceaux les plus protecteurs du « Livre de la Splendeur » ; des cartes astro-séphirotiques tirées des livres de Moïse de León et des ordonnances alpha-bétiques des livres de Abraham Abulafia.
« Dans ce cas, redoublons de prières. »
Or plus on redoublait de prières et plus la contamination redoublait.
« Ce ne sont tout de même pas les prières qui répandent le virus ?! » s’écria le maître des Silences qui était le premier mystique, dans le monde entier, à interdire la production des livres dans sa secte pour ne pas accroître le déraillement parmi les hommes.
On se lamentait, s’écorchait la voix, sanglotait et cela n’était pas sans propager les gouttelettes qui recèlent le virus. C’était du moins l’avis des sommités médicales chargées de le combattre.
« Des mécréants ! Ils ne comprennent rien, ils n’ont jamais rien compris, ils ne comprendront jamais rien. »
Rien n’irritait plus nos kabbalistes que les médecins qui n’avaient que mépris pour leurs amulettes, leurs rites, leurs prières et leurs cérémonies.
« A l’exception du professeur Saul Strauss », corrigea le maître des kabbalistes kafkaïens qui savait à quel point Sans-Porte était un Château.
« Que dit-il de tout cela ? », s’enquit-on auprès des bedeaux.
L’avis de l’éminent directeur du Centre de dépistage et de traitement du syndrome de Jérusalem était d’autant plus écouté qu’il était lui-même de Sans-Porte et qu’il avait été le premier à prétendre que ce syndrome, individuel et transitoire chez les chrétiens, prenait des tournures collectives irrémissibles chez les juifs.
« Il dit que l’hydroxychloroquine est encore moins efficace que les rites kabbalistiques.
– Hydro-quoi ?
– Un médicament, une potion ou une amulette produits à Marseille.
– Marseille n’est pas encore un centre kabbalistique, à ce que l’on sache ?
– Aujourd’hui, avec tous ces charlatans qui vivent de la kabbale, on ne sait où nait et où meurt un centre de kabbale mensongère. »
Les kabbalistes se mirent à débattre du sens caché des propos de Strauss. On convint vite que le virus était un agent propagateur de transes et que la France était le théâtre des transes les plus ridicules, plus décartésiennes que kabbalistiques. Un des bedeaux prit le risque de provoquer un accident cardio-vasculaire en annonçant le pire décret que les autorités iniques menaçaient de prendre :
« On envisage d’interdire ou de limiter le pèlerinage sur le tombeau de Rabbi Nachman.
– Rabbi qui ? demanda le maître de la kabbale socinienne qui passait pour être plus versé dans les mystiques chrétiennes que juives.
– Rabbi Nachman de Braslav.
– Encore un Schwartz ?
– Les Schwartz ne boudent pas son pèlerinage, lui-même n’était ni de Djerba ni de Djibouti.
– Alors qui est-il ?
– Un conteur.
– Que raconte-t-il ?
– Des histoires.
– Que disent-elles ?
– Des choses profondes puisque tout le monde les encense et que personne ne les comprend. »
La bibliothèque kabbalistique était si vaste que le maître d’une secte ne pouvait connaître les livres d’une autre. Seuls « les gens des herbes » connaissaient les contes merveilleux de Rabbi Nachman enterré en Ukraine. La perspective de voir des dizaines de milliers de ses disciples se presser sur son tombeau et se dispersaient à leur retour aux quatre coins du pays était un cauchemar pour les commentateurs sanitaires israéliens. Seul un arrêt kabbalistique, pris à l’unanimité (ce qui ne s’était encore jamais vu), avait des chances de dissuader les plus pondérés de mouiller dans ce bouillon de corona. Les bedeaux insinuaient à leurs maîtres qu’en échange d’une limitation du nombre des pèlerins le gouvernement consentirait à faire des compromis sur les bains rituels, l’ouverture des synagogues, les séances de repentance… et bien sûr le Jour du Pardon. On avait passé Pâque, on passera les Jours terribles.
« Que dit Strauss ?
– Il dit que Rabbi Nachman ne sera pas contrarié de passer le jour de l’an en paix dans son tombeau sans ces dizaines de milliers de sollicitations à examiner.
– C’est ce qu’il a dit ?!
– Il prescrit à ceux qui ne se rendront pas en pèlerinage cette année de relire ses contes, du premier au dernier, et s’ils en sortent indemnes de relire le traité sur les vertus thérapeutiques des contes de Rabbi Baruch Bettelheim.
– C’est ce qu’il a dit ?
– Il recommande encore de composer une prière spéciale pour protéger les Français contre les transes autour de l’hydroxychloroquine et de son maître.
– Depuis quand se mêle-t-on des transes des nations pour nous mêler de celles de la France ou des Etats-Unis ?
– Sans-Porte est en tête du palmarès mondial des centres de contamination, son rang lui incombe de guider le monde.
– Sans-Porte est le sismographe des transes du monde, il n’est que normal qu’elle soit la plus touchée pour mieux le traiter. »
Pendant qu’on débattait des leçons que Sans-Porte pourrait donner sur la meilleure manière d’endiguer la pandémie, Strauss recevait dans son cabinet le coordinateur gouvernemental chargé de la lutte contre le corona. C’était un ancien directeur du ministère de la santé, directeur du grand hôpital de Tel-Aviv, grand patron de médecine. Le malheureux ne connaissait pas Sans-Porte, ni ses dessous kabbalistiques ni ses divagations livresques, ni ses pouvoirs surnaturels ni ses devoirs procréateurs. Dans ses propositions, il ne prenait en considération que le paramètre médical et le paramètre économique. Il ne soupçonnait pas un moment qu’il aurait à rivaliser avec Dieu et à se donner également un paramètre religieux. Il savait la discrétion de Strauss dont on louait les bonnes relations avec les milieux rabbiniques de Sans-Porte, il lui était d’un bien plus grand conseil que tous les mathématiciens, chercheurs, stratèges et industriels qu’on lui avait fourgués pour le conseiller et le perdre. Partout ailleurs, la pandémie était médicale et économique, par-là, elle était d’abord religieuse. Strauss le rassura :
« La décision ne devrait pas tarder à tomber, je connais bien les kabbalistes de Sans-Porte et encore mieux leurs bedeaux. »
Le psychiatre n’osait pas dévoiler au coordinateur ses véritables craintes. Ce n’était pas le moment, c’était prématuré. Il décelait chez lui des signes précurseurs du syndrome de Jérusalem...

