CHRONIQUE DE MOGADOR : BOUDERBALA CORONA

27 Mar 2020 CHRONIQUE DE MOGADOR : BOUDERBALA CORONA
Posted by Author Ami Bouganim
Quand les rues commencèrent à se vider et les habitants à se calfeutrer, les Bouderbalas décidèrent de quitter la ville. Ils ne comprenaient pas les mesures de confinement, le Maroc avait connu tant de plaies dans son histoire qu’il pouvait donner des leçons aux nations les plus touchées. Il avait ses médecines traditionnelles, ses rites cultuelles, ses pratiques exorcistes. On n’avait qu’à pratiquer les bons vieux remèdes qui avaient fait leurs preuves pendant des siècles – surtout en période de désarroi médical au sein de la prestigieuse communauté internationale des techniciens de la médecine occidentale. On ne naissait pas en terre du Maghreb et ne poussait pas sans pluie et entouré de puces et de moucherons sans acquérir moult immunités auxquelles se heurtent les virus passés et à venir. Comme les Bouderbalas ne tenaient pas à s’aliéner les médecins aussi, ils prirent leur parti de gagner les pistes sur lesquelles ils ne croiseraient que des chiens sauvages et les ânes aveugles abandonnés à leur vieillesse et où nul ne se soucierait d’entraver leur liberté. Ils partirent tous à l’exception de l’un d’eux qui persistait à courir les rues et qui devait s’attirer le surnom de Bouderbala Corona.
 
Ce Bouderbala, un quadragénaire ou un octogénaire, s’était remarqué par ses frasques chorégraphiques. Il dansait avec le vent, s’insinuant dans ses plis et ses replis, épousait ses virements et revirements. Il s’inclinait de-ci et de-là, poussé par lui, ramant contre lui, et rien ne lui était plus plaisant que de se poster sur un rocher ou sur un toit pour lui servir de girouette. Il dansait également avec les oiseaux, s’installant au sein des nuées de goélands, poussant leurs rires et leurs pleurs et soulevant les mains comme pour prendre son envol. A Mogador, les oiseaux s’étaient tant accoutumés aux hommes qu’ils s’étaient déniaisés et ne croyaient plus en la légende de l’épouvantail. Aussi s’accommodaient-ils de son manège et se posaient-ils sur sa tête, ses épaules et ses bras déployés.
 
Or pendant les jours de quarantaine même les oiseaux restaient sur leur île, ne dépêchant sur la presqu’île des éclaireurs que pour prendre des nouvelles des hommes. S’étaient-ils remis à mendier et à marchander, à pêcher et à palabrer, à consommer et à déposer leurs détritus sur le pas de leur porte ? Ils gardaient de respectueuses distances des rares passants non tant parce qu’ils avaient peur d’être contaminés qu’accusés d’être à l’origine du fléau. Le vent aussi évitait de visiter la presqu’île et l’air se chargeait de plus en plus de poussière et de silence. Il passait pour aérer la ville, il ne se permettrait pas de l’étrangler ; il savait les poumons sensibles, il ne tenait pas les éreinter. Il redoutait de contribuer à la dissémination du virus et de perdre de son crédit auprès des poètes. Il conservait dans sa mémoire les cuisants souvenirs de la tuberculose, la diphtérie, la typhoïde de la première moitié du siècle passé, sans parler de toutes les vagues de lèpre et de peste qui les avaient précédés, il se souvenait des mortels taux de mortalité que la ville avait connus et ne savait que penser de tous ces commentaires, palabres et ridicules déclarations de guerre. Plutôt que de se départir de leurs manies rhétoriques et de déployer des stratégies de dilution du virus, les politiciens se bornaient à simuler des manœuvres et des campagnes alors qu’ils n’avaient jamais épaulé un fusil ou porté un casque. Le vent était si triste pour la ville qu’il ne souhaitait pas assister à la désolation des rues désertes, des volets rabattus et des riads désenchantés. Ce serait si douloureux qu’il risquait de se livrer à son tour à des transes guerrières et il ne pouvait se permettre d’accabler encore plus une cité sur laquelle il trônait.
 
Bientôt, seul Bouderbala Corona sillonnait librement les rues à la recherche des oiseaux et du vent. On ne le voyait pas passer sans prononcer des incantations. Sitôt que la police tentait de le repousser hors de la ville, il mettait les agents en garde :
« Vous me cernez de trop près, je suis porteur du corona et vous risquez d’être contaminés, je ne veux pas provoquer le Makhzen et avoir votre mort sur la conscience.
– Tu es porteur de corona, tu dois te mettre en quarantaine, ce sont les consignes.
– Où voulez-vous que je me mette en quarantaine ?! Je n’ai ni masure ni débarras, ni trou ni tombe, ni proches ni protecteurs.
– Tu dois quitter la ville et te rendre dans une des zaouïas dispersées à travers le pays que le Makhzen réserve aux gens de l’errance.
– Je n’ai pas la peste, je n’ai que le corona. »
 
On n’avait d’autre choix que de le laisser errer par les rues, mettre trois à cinq mètres de distance avec lui, attendre de le voir tomber et préparer les obsèques qu’on lui réserverait. Mais Bouderbala tenait malgré les prédictions et pronostics. Quand il avait la faim, il se postait au milieu d’une rue et réclamait la charité des hommes pour les hommes. Les volets s’entrouvraient et on le bombardait de croutons de pain, de radis, de concombres, de carottes, de pommes. On en était à lui jeter des tablettes de chloroquine que des laboratoires clandestins s’étaient mis à fabriquer et à écouler :
« Didier Raoult n’était peut-être qu’un vieux druide, sa potion magique n’avait pas pour autant de concurrent et Uderzo venait de décéder. »
Désormais, Bouderbala ne dansait plus avec le vent ou les oiseaux mais avec les chats qu’il attirait de ses surplus de vivres. Lorsqu’ils boudaient sa pitance de misère, il les rabrouait :
« Ce n’est pas par une période de pénurie de rats et de souris que vous allez faire la fine bouche ! »
Il était en train de devenir le véritable Moqqadem d’Essaouira, le maître à bord sur la presqu’île, le seul touriste et le véritable gardien des lieux. On s’accordait à dire qu’on n’avait jamais vu Bouderbala plus heureux et on l’incitait à écrire son « Journal d’errance » pour rivaliser avec les journaux de confinement qui s’étaient multipliés – exponentiellement ! – sur les réseaux sociaux et jusque sur les colonnes des journaux les plus prestigieux, signés par de prétendus chroniqueurs ou de véritables pimbêches. Mais il ne savait pas plus écrire que lire, blanchi par son inculture de toute responsabilité dans la germination de cette mite qui provoquait la débâcle de la pensée et de la poésie.
 
Comme Bouderbala Corona ne se décidait pas à mourir, on se mit à le charger de toutes sortes de courses. Bien sûr on communiquait par internet et par WhatsApp, mais on avait souvent besoin de faire porter un paquet ou un livre d’un domicile à l’autre et ce n’étaient pas tous qui pouvaient se risquer dehors. Renouveler ses médicaments ou son stock de plantes médicinales (le prix du gingembre avait quintuplé !), acheter une miche de pain ou une botte de cardon. Bouderbala s’était procuré, nul ne savait où ni comment, une paire de gants et un masque. Plutôt que de les jeter à la tombée de la nuit, il les introduisait dans une nasse où le mouvement des vagues les désinfectait et il les laissait sécher sur les rochers avant d’en faire un nouvel usage. Il ne réclamait rien, il s’était mis au service de la santé publique et comme deux semaines plus tard, il donnait tous les signes d’une insolente santé, malgré son délabrement et son accoutrement de Bouderbala, on concluait qu’il avait vaincu le corona et qu’il était sorti indemne de ses mortels assauts.
 
Sur ce, les autorités s’avisèrent de se servir de lui comme… crieur public. Bien sûr, elles pouvaient envoyer des messages aux adresses mails et aux téléphones portables mais la moitié de la population n’avait pas même d’adresse postale et les services municipaux n’avaient pas encore établi la banque des données digitales des habitants. Elles pouvaient recourir encore aux voitures munies de sirènes et de micros de la gendarmerie mais celles-ci ne pouvaient circuler ni dans le lacis des ruelles de la médina ni dans les rues-galeries de l’ancienne casbah. On n’allait tout de même pas lancer un concours pour recruter un crieur public attitré. D’abord parce que ce genre de procédure prenait un an au moins, ensuite parce qu’on n’était pas sûr de trouver des candidats qui consentiraient à sacrifier leur voix sinon leur vie. On vida une des stalles de la fourrière municipale de ses chiens, la désinfecta, la divisa en deux par une vitre de protection et sitôt qu’on avait besoin des services de Bouderbala, le préposé aux annonces municipales l’invitait à se présenter pour apprendre par cœur l’annonce du jour avant qu’il ne se mette à courir les rues pour la clamer.
 
On se serait attendu chez un Bouderbala à plus de réticences, mais il comprenait la gravité des jours et l’importance de sa mission. Il n’était pas regardant sur les annonces, il n’était pas question qu’il rallie le Makhzen. Il répercutait ce qu’on lui disait et même quand il trouvait les annonces par trop étranges, qu’elles se contredisaient de jour en jour, lui semblaient recouvrer un sacrilège contre le vent ou une atteinte aux oiseaux, il s’en acquittait au mot et à la lettre. Il s’était d’abord procuré des crotales pour s’annoncer. Mais réduits au chômage musical par le corona, ne sachant si leur prochain festival se tiendrait, les Gnaouas avaient renoué avec leurs pratiques ancestrales et s’annonçant par des crotales et des tambours, ils se proposaient pour désenvoûter les demeures. Bouderbala n’eut d’autre choix que de troquer les siennes contre un couscoussier qu’il battait d’une louche et quand les volets dans la rue s’étaient entrouverts, il esquissait les pas d’une ancienne danse du vent et précédait son annonce d’une formule que nul ne cherchait à comprendre :
« Ce couscoussier est celui de l’humanité dont les grains sont en train de pourrir et cette louche est celle de Satan qui s’est déguisé en virus. »
 
Puis il énonçait ce qu’on attendait de lui. La fermeture des mosquées lui sembla véhiculer comme une défiance à l’égard d’Allah et de son Prophète. L’invitation lancée aux expatriés souhaitant gagner le vieux continent contaminé à s’en acquitter au plus vite avant que les vols ne soient suspendus comme une violation du code souiri de l’hospitalité. Les sévères amendes contre ceux qui proposaient toutes sortes de pilules, gélules et suppositoires comportant des composantes chimiques censés prévenir le mal comme un nouvel impôt sur la contrebande des médicaments. L’interdiction de placer la photo de Didier Raoult sur le mur réservé aux saints de l’humanité tels Pasteur, Koch et Bouveret comme une immixtion dans un débat interne gaulois. Celle de la production et de la vente d’amulettes et en particulier celles où s’attestait la contrefaçon de caractères hébraïques comme une atteinte à l’aura de convivialité qui entourait la ville. Celle de la culture à domicile des sangsues comme un signe d’ingratitude à l’égard de ces serviables bestioles. La mise hors la loi du commerce du gingembre, de l’ail et de l’oignon dont on déplorait la pénurie comme une grave atteinte à l’économie locale. La limitation à dix bâtons d’encens par maison dans l’attente des résultats des recherches lancées à l’Institut de Météorologie, reconverti en Institut pour la recherche sur les vertus de la pharmacopée du Souss, pour tester l’impact du benjoin et du henné sur le virus, comme un alignement inconsidéré sur les procédures de tâtonnement de la médecine occidentale. Un jour enfin, Bouderbala demanda à ses auditeurs de prendre une feuille de papier et un stylo pour recopier la version du Latif proposée par si Mohamed Baroudi et que les autorités recommandaient de réciter quotidiennement pour conjurer le fléau :
« Ya Latif ya Kafi, O le Bienveillant et le Suffisant, Ya Latif ya Khafi, le Bienveillant et le Mystérieux, Ya Hafid ya Safi, le Protecteur et le Lumineux, Ya Karim anta Allah, le Généreux vous êtes Allah, il n’y a de Dieu que Dieu, Adoré, vous êtes le Recours… La-Allah illa Allah. »
 
On était médusé par la santé, la vigueur et le dévouement de ce Bouderbala qui réconciliait la ville avec ses Bouderbalas passés et à venir, chroniqueurs ou poètes, philosophes ou prédicateurs… errants ou confinés. On en était à parler de lui comme du prochain maire de la ville et ne déchanta que le jour où il reconnut :
« Je ne serai pas plus maire que politicien, si je n’ai rien à craindre du corona, c’est parce je suis immunisé par la Qandisha et mandaté par elle. »
 
A la parution de cette chronique, le Maroc comptait toujours plus de cas de tuberculose que de corona…