CHRONIQUE DE MOGADOR : LA PROTECTION DU MEDECIN

26 Mar 2018 CHRONIQUE DE MOGADOR : LA PROTECTION DU MEDECIN
Posted by Author Ami Bouganim

J'ai hérité de ma mère sa dévotion pour le docteur Bouveret. Elle en parlait comme d'un sauveur, un saint, un… apôtre. C’était sans conteste le personnage protectoratiste le plus important de cette ville malmenée par ses vents, déstabilisée par les vagues et assaillie de microbes. La promiscuité, l’humidité et une voierie souvent engorgée invitaient les terribles T, de la typhoïde à la tuberculose en passant par le typhus. Les conditions sanitaires qui régnaient alors dans la ville, dans la médina et le mellah surtout, étaient désastreuses. La teigne sur les têtes, les muqueuses buccales, des ganglions au cou, le trachome aux yeux et... des plaques syphilitiques dispersées un peu partout, au point qu’un médecin, correspondant du Bulletin Médical d’Alger imputa la propagation de la syphilis à la succion buccale à laquelle procèdent les circonciseurs israélites et présenta Mogador comme… un centre syphilitique mondial. Ni plus ni moins.

Depuis le milieu du XIXe siècle, les médecins n’avaient arrêté de se succéder, ne tenant dans la ville que le temps de succomber à la mélancolie presqu’insulaire ou au tournis des vents. Ils constataient les décès plus souvent qu’ils ne les prévenaient. L’un d’eux avait débarqué sans médicaments ; un autre trouvait dans l’alcool un remède constant à ses propres troubles. En 1892, devant l’expansion de la petite vérole, on chercha désespérément un médecin français – sans cela il ne pouvait occuper le logement que le consulat de France mettait à sa disposition –, marié – sans cela il ne resterait pas longtemps dans la ville ni même sur terre – et qui amènerait avec lui sa propre pharmacie sur les médicaments de laquelle il ne ferait pas plus de 5% de bénéfices – autrement il rentrerait chez lui avec sa camelote. En définitive, on se contenta du médecin de la légation espagnole.

Le plus prestigieux des Européens, qui devait entrer dans la légende de la ville, resta le remarquable docteur Charles Bouveret, né le 28 mai 1878 à Pontailler-sur-Saône en Côte d’Or. D’abord médecin sanitaire maritime, puis médecin de colonisation à Madagascar, il arriva au Maroc en juin 1913. Sitôt muté à Mogador, Bouveret se dévoua à ses malades et au développement de ses services médicaux : « Un bel officier au brillant uniforme », raconte un témoin, « portant une sombre barbe carrée et un képi dont le velours bordeaux s’orne de deux galons d’or. » Le médecin eut vite fait de conquérir la ville, sa population musulmane autant que ses communautés juive et chrétienne. Le même jour, le 8 mars 1922, il inaugurait trois centres hospitaliers dont le premier hôpital israélite du Maroc. L’hôpital municipal chevauchait alors la rue des Convertis et la rue principale de la Médina. Dans une de ses allocutions, Bouveret remercia le donateur, Gaston Gradis, « glorieux soldat de la Grande Armée », mécène de l’Alliance Israélite Universelle, salua les personnalités présentes et célébra la mission civilisatrice de la France. En guise de conclusion, il cita, en bon colonial, un ami musulman, Waciff Boutros Ghali, auteur de Tradition chevaleresque des Arabes :

« De même que sur un même terrain on voit alignés, côte à côte, des champs de froment, de seigle, d’orge, d’avoine ; dans le même verger fleurir et mûrir pruniers, fraisiers, treilles de chasselas et de muscat ; de même, côte à côte, sur le domaine de Dieu, sous le même soleil, on voit vivre et s’épanouir dans le même but de civilisation et de progrès des cultures différentes et variées : culture arabe et culture latine. Cela pour les plus belles joies de l’intelligence et le plus grand profit de l’humanité. »

Bouveret fit imprimer son discours et le distribua aux instituteurs de la ville pour l’enseigner à leurs élèves et… « même le leur dicter ».

Bouveret exerçait un tel ascendant sur ses patients qu’il réussit à collecter les dons nécessaires à l’expansion de son groupe sanitaire. Personne ne lui résistait, tout le monde savait qu'il aurait recours à lui un jour ou l'autre. En 1929, il inaugura un nouvel hôpital, « pourvu d’un appareil radiographique », et il se mit à radier aux rayons X toutes les plaies qui résistaient à sa pharmacopée. Il ouvrit également une Goutte de Lait et organisa des cours de puériculture dans les grandes classes de filles pour s’assurer des aides infirmières. Cette Goutte de Lait devint tout un symbole. On raconte qu’au début, en l’absence de lait en poudre, on ne s’intéressait pas à la religion du… lait. Des femmes musulmanes allaitaient des nourrissons juifs ou chrétiens et le contraire. Il ouvrit enfin une école de sages-femmes dont les noms entrèrent dans la légende procréatrice de Mogador au point que pendant des décennies il n'était pas un être normalement constitué qui ne savait qui avait assisté sa mère à le mettre au monde. Bouveret sillonnait l’arrière-pays à cheval. Partout, il était reçu comme une… lumière. Les cheikhs, les rabbins, les caïds s'en remettaient à ses diagnostics et se prêtaient à ses traitements. Sa première campagne a été de combattre la lèpre et ses infirmiers couraient les hameaux pour vacciner la population.

Le brave médecin serait sûrement passé à la postérité sans tache malgré ses radiations qui devaient se révéler cancérigènes si, en 1922, il ne lui avait pas pris l’envie d’écrire un petit guide destiné aux médecins du Protectorat où il accentuait, dans une veine passablement antisémite, les traits de ses patients juifs. L’ouvrage suscita une telle émotion parmi les gens de la casbah que le médecin se vit interdire l’accès au très selective Club anglais ouvert aux seules personnes dans les veines desquelles coulait du sang plus ou moins européen ou en voie de le devenir. Il dut nuancer ses thèses, rétablir leur contexte et même retirer son ouvrage de la circulation pour recouvrer sa réputation d’ami et protecteur des juifs. Dans cette histoire, le malheureux médecin se révélait peut-être plus mogadorien qu’antisémite : « Cédant au besoin d’écrire que tous ceux qui veulent se distinguer éprouvent à Mogador », remarque la pertinente Allégrina Lévy, directrice de l’école de l’Alliance, « le docteur Bouveret vient d’écrire un livre qui lui fait le plus grand tort. » Ses détracteurs, plus mogadoresques que mogadoriens, montraient visiblement, dans leur chômage technique, une propension à lui chercher des poux antisémites (qui couvaient, il est vrai, sous le képi du Protectorat) puisque son guide incrimine les mœurs des musulmans autant que des juifs. Un demi-siècle plus tard, les anciens de Mogador restaient unanimes dans leur dévotion pour le médecin et sa gracieuse épouse qui soutenait son œuvre civilisatrice en distribuant gratuitement des mouchoirs aux morveux dans les écoles.

Charles Bouveret régna sur la santé des Mogadoriens de 1913 à 1948. Le jour de ses obsèques, sa dépouille posée sur un char tiré par deux chevaux harnachés de deuil accomplit une dernière tournée de la ville dont il s’était épris. Les notables devant, le peuple de ses ressuscités derrière, les écoliers dans la rue, les araucarias s’inclinèrent sur le passage du cortège tandis que ma mère versait une larme qui n’a cessé de perler à mon œil pour avoir déçu ses attentes de me voir m’orienter vers la médecine et demander ma mutation à… Essaouira.