CHRONIQUE DE MOGADOR : SOUIRA AL-GHARBA

27 Jul 2019 CHRONIQUE DE MOGADOR : SOUIRA AL-GHARBA
Posted by Author Ami Bouganim

Les jours se précipitent inexorablement vers cette dégénérescence des lieux, de plus en plus vite, de semaine en semaine, de la ruine d’une illusion à la résiliation d’une échéance, de l’attente déçue de l’inconnu à l’attente encore plus décevante de son retour. Désormais, c’est un peu partout qu’on attend le retour des exilés partis à Paris, Montréal, Boston ou même Casablanca, et lorsque les exilés s’étranglent de leur exil, que des mains étrangères les enterrent dans un sol qui ne les reconnaît pas, que ceux qui les attendaient prennent leur deuil, c’est le vent qui persiste à attendre leur âme, parce qu’il considère qu’elle lui revient pour l’avoir soufflée dans un univers où les étoiles aussi filent, dans une ville qui ne résiste à ses avances que pour s’effriter sous ses rafales et dans une chair qui n’avait pourtant pour dernier vœu que de retourner à sa poussière. Cet exil-là n’était pas commun, ce n’était ni Toronto rectiligne ni Vienne guérie, ni Genève neutre ni Canberra reluisante, ce n’était pas une ville de béton et de verre, de tours vertigineuses et de miniatures humaines, ni d’arbres accrochés aux coteaux vitrés, de potagers dans les balcons et de vergers sur les terrasses. Mais une ville que l’on soupçonne volontiers d’être hantée de démons encore plus magistraux que ceux aux couleurs des Gnaouas qui ne s’empareraient que des possédés par soi qui s’avisent de s’en exorciser. Bien sûr le Golem du Maharal qui a survécu, quoiqu’en disent les commentateurs démonologues, à son maître et qui, de plus en plus privé d’inspiration divine, continue à concocter une kabbale dans son dos sur les vulgaires bouches des guides touristiques qui, un étendard au bout d’un sceptre de ralliement, sillonnent le mellah des lieux, tant restauré et reluqué, de la vieille synagogue souterraine où rôderait une marte aux vitrines derrière lesquelles s’entassent les valises chargées des âmes des déportés. Le Golem est sur toutes les devantures de souvenirs, de même que sur les menus des restaurants où l’on propose, sans s’attirer de représailles, une « assiette Golem de côtelettes d'agneau et de hanches de filet de bœuf et de porc avec purée d'ail » pour bien montrer que la kabbale de Prague est irrémédiablement sortie des traités pour entrer dans les cuisines. Sinon le ghetto conserve une plaie davantage qu’une prière avec des pierres tombales saillant comme autant d’entailles sur l’oubli qui s’est donné l’enclos d’un cimetière moyenâgeux en guise de monument.

Les lieux, par-là, sont tant vernis qu’ils constituent un musée que n’habiteraient plus que les conservateurs d’une mémoire décomposée. Ils ne soupçonnent pas l’existence, là-bas, de ce monument de bâtisses éventrées, de murs dénudés, de portes suspendes qui donnent sur l’absence que rature le vent chevauchant l’écume des vagues qui auront emporté jusqu’aux démons, par charité, parce qu’ils ne pouvaient plus s’emparer de personne, laissant derrière elles un chantier de ruines dans la mémoire béante de Mogador sur lequel ne plane plus que la légende d’un thaumaturge dont toute la kabbale a avorté d’un personnage vinaigreux, au « teint hémorroïdal » de Gogol. La voix psalmodiant en permanence, du moins devant les caméras, les mains adipeuses, la barbe élimée, plus bigot que dévot, inculte que savant, délétère que saint, il a réussi la prouesse, à sa sortie de prison et au lendemain du suicide du policier chargé de l’enquête le concernant, harcelé par la meute de ses disciples-serviteurs excités par l’atteinte à sa sordide sainteté, de s’assurer le titre de Grand-Rabbin ou de Grand-Juge du Maroc, à l’insu de Sa Majesté, pourtant sourcilleuse sur la nomination de ses derniers Juifs. Le titre lui était nécessaire pour blanchir ses caisses de charité, débordant de millions détournés qui lui ont permis de se constituer un parc immobilier à Ashdod, New-York, Buenos-Aires et… Prague. Omar Mounir, l’auteur de « Rue de la ruine » ou « Derb Al-Kharba » (voir post précédent sous cette rubrique), ne passait pas devant le bâtiment sans se risquer à l’intérieur, plus souiri que pragois, pour se replonger dans le mellah d’Essaouira qui, dans sa mémoire, portait le même nom que le maître du luxueux complexe synagogal dans cette ville qui ne connaît pas Essaouira. Dans son livre, il distinguait entre les gangsters et les bandits et célébrait à sa manière le mendiant, il ne soupçonnait pas la rapine religieuse ou s’il la soupçonnait, il ne s’en encombrait plus depuis qu’il s’était installé définitivement – autant qu’un exilé d’Essaouira s’entende à ce terme – à Prague.

Mounir ne pouvait choisir cité d’exil plus belle et plus menaçante. Il tenait peut-être de Walter Benjamin que les villes sont des palimpsestes des rêves que leurs bâtisseurs et leurs habitants ont caressés et continuent de caresser pour elles. Or les monuments de Prague, qui serait un concentré de Paris, Vienne et Budapest, se bousculent dans un enchaînement de rêves rebondissant les uns sur les autres. Les bâtiments se croisent, s'encastrent ou se séparent. Une riche collection de clochers, gothiques et baroques, plus silencieux qu'alarmants ou alarmés ; une haie de porches et de portes en bois ou en pierre. En haut, au-dessus des dômes, verts, noirs, brique, des oiseaux attendraient d'être reçus au « Château » ; en bas, en revanche, tout serait scellé. A Prague, les pavés ne constituent pas un arsenal – la ville ne s'entend désormais qu'aux révolutions de velours –, mais le revêtement tombal d'une ville-musée.

De tous les ponts qui enjambent la Vlatava, le pont Saint Charles est le plus processionnaire. Un pont piétonnier reliant deux monuments historiques et gardé, des deux côtés, par des statues, plus poignantes les unes que les autres, qu'on prendrait volontiers pour les vestiges d'une production sculpturale à la Cecil B. de Mill si l'on ne les savait de pierre et de talent. Des saints, des prédicateurs, des chevaliers, des rois ; des papes, des vicaires, des vierges. Un crucifix grandeur légende, est encadré par trois « saint » et un « Roi des Armées » en hébreu. Certaines statues brandissent des croix, des lances, des glaives ; d’autres portent un enfant dans les bras ou sur les épaules. Elles forment comme une haie christique sur le chemin qui mènerait au « Château ». Mais les touristes sont en peluche, ils n'en attendent pas de révélation. Ils savent d’autant moins qui en est l’auteur qu’il abrite désormais les résidences du président de la République et divers ministères. Une cathédrale avec les blasons des provinces de l'Empire austro-hongrois, des vitraux parmi les plus beaux et les plus grands au monde, le tombeau de Ferdinand de Habsbourg, la crypte de Blanche de Valois. Quand on a lu « Le Château » de Kafka, on s'attend à plus.

Je ne sais au juste à quoi Omar Mounir passait ses journées creuses quand il n’était pas à Radio Prague. Probablement à se languir d’Essaouira, reliant dans ses souvenirs l’océan à l’océan, suivant le manège des débardeurs au port, assistant attablé à une table de sardiniers au ballet des goélands mendiant des miettes, et à écrire sur Essaouira parce que l’on ne choisit pas plus ses thèmes d’écriture que son style. Quand il sortait de chez lui, il cherchait son mendiant-écrivain plutôt sur les hauteurs du Hradschin, dans la sobre, sinistre et attachante rue des Alchimistes qui n’était pas sans lui rappeler la rue de la ruine que hantait son Zorro. Il ne manquait pas de visiter Kafka dans la minuscule maison, dont l’aménagement aurait conservé ses traits et ses déplacements, que sa sœur mettait à sa disposition pour lui permettre de blanchir ses nuits d’écritures qui présentaient l’insigne mérite d’écarter la menace de se voir métamorphosé en cancrelat, comme si ce n’était pas là ce qui guette toute chair. Mounir s’arrêtait devant la fenêtre convertie en devanture des archives des nuits raturées. Les lieux dégageaient les relents de sueur mêlée d’encre kabbalistique et de sang tuberculeux du mellah d’Essaouira sinon que la restauration les avait essorés de la puanteur des égouts dont l’océan refusait de recevoir les écoulements. Le vent s’alliant aux vagues lui avait ravi sa rue de la Ruine en l’étendant au quartier juif du mellah et au-delà à Souira al-Kharba.

Pourtant, Mounir resta fidèle à Essaouira jusqu’à son dernier mot, comme seul un Souiri de souche reste fidèle à cette décharge de ruines qui s’étend derrière la vitrine des festivals. Les vagues battaient ses souvenirs, de plus en plus précipitées, de plus en plus pressantes, même si en exil le temps aurait plutôt tendance à ralentir qu’à s’accélérer. Il avait son vent dans la tête, il entendait les goélands pleurer et il s’extasiait devant l’océan qui ne perd ses exilés au large de leurs rêves que pour mieux les soumettre à Souira-Qandisha. Cela l’aidait à diluer l’insoutenable légèreté de l’être de Kundera, installé désormais à Paris, dans le ballet des ors et des argents, des dômes et des clochers, de l’horloge meurtrière se livrant à la sarabande des heures dans un sablier que nul ne retournera pour vous et la précipitation des nuits dans le néant couvert des pâles gribouillis que laissent derrière elles les écritures les plus éclatantes et stridentes.

Ce n’est que de la kabbale, dense et encombrée, perplexe et passagère, qui ne présente à mon sens d’autre vertu que d’être incompréhensible à elle-même. Mounir ne se doutait pas qu’après sa mort, un kabbaliste perdu dans les méandres de son errance juive, l’accompagnerait dans ses randonnées pragoises, mort sinon vivant, caressant un rêve pragois pour le mellah de Mogador, souhaitant réhabiliter la mémoire de son saint en dénonçant la scandaleuse et sacrilège nomination de son descendant qui tenta – vainement – de s’accaparer la magie du Maharal pour se donner un tombeau maraboutique et s’assurer de véreuses recettes de charité avant de se rabattre sur la pauvre communauté du Maroc qui ne serait pas sans ressembler au mellah de Mogador…

Photo : Dominique Labaume pour le mellah